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lemonde.fr 4 avril

L'intégralité du débat avec Yves Salesse* (Lundi 4 Avril, à 13 h).

*co-président de la Fondation Copernic et initiateur de "l'Appel des 200".

NONobstant : En regardant "Ripostes" hier, j'ai été surpris des "colères" des partisans du oui face à vos arguments. A quoi attribuez-vous cette étrange attitude ?

Yves Salesse : Je crois que c'est parce que mes interventions montrent le détournement de l'idéal européen auquel se livrent les partisans du oui. Ce qui est très frappant chaque fois qu'ils interviennent, c'est qu'ils font des considérations très générales sur l'Europe, la solidarité, l'espace de paix. Mais ils ne parlent pas de l'Europe telle qu'elle existe réellement aujourd'hui. Et ils font la même chose pour le traité constitutionnel, ils ne veulent jamais discuter précisément de ce que contient ce texte. Or la question qui nous est posée est très claire et très simple : sommes-nous d'accord ou non avec ce texte ? Sommes-nous pour ou contre qu'il soit la règle suprême de l'Union européenne et des États membres de cette Union ? Ce qui fait que dès qu'on leur cite des articles précis, ils sont généralement déstabilisés et réagissent comme vous l'avez vu.

Benoît_26ans_31 : Pour vous, quelle est l'Europe aujourd'hui ?

Yves Salesse : L'Europe aujourd'hui est de plus en plus une grande zone de libre-échange avec les instruments nécessaires à celui-ci. L'essentiel des politiques européennes consiste à étendre le marché. Cela a été toute la politique dirigée contre les services publics, qui avaient été sortis des règles du marché car il y avait un constat partagé que celui-ci ne permet pas de répondre à des besoins essentiels comme l'éducation, la santé, la culture, mais aussi les transports, le droit d'accès à l'énergie, l'eau. L'essentiel de la politique européenne jusqu'à présent a consisté à réintroduire le marché dans ces secteurs, ce qui porte une atteinte très profonde à ce que doivent être les services publics. Ce qui fait qu'aujourd'hui nous avons une pseudo-Europe sans budget sérieux, sans politique économique, sans véritable politique sociale, sans politique étrangère. On le constate à chaque événement international important, immédiatement l'Europe révèle son inexistence.

Deuxième caractéristique concernant le mode de fonctionnement de l'Europe : nous avons une Europe qui fonctionne par le haut, par la négociation opaque entre les gouvernements et la Commission. C'est-à-dire une Europe dont les citoyens ont été tenus à l'écart quasiment depuis les origines. On est donc loin de l'idéal d'une Europe politique, sociale, capable d'agir face à la mondialisation libérale, face à la puissance des marchés financiers, ou capable de faire contrepoids à la puissance agressive des États-Unis.

Europe Sociale : Les partisans du non ne se prononcent jamais sur le contenu réel de la Constitution ni sur les conséquences engendrées. Ségolène Royal prétend que c'est en acceptant cette Constitution que l'on pourra ensuite modifier les choses, notamment en matière sociale. Qu'en pensez-vous ?

Yves Salesse : C'est curieux de dire que l'on ne se prononce jamais sur le contenu du traité. Toute notre argumentation depuis le début porte précisément sur le contenu. Je renvoie pour s'en convaincre à mon "Manifeste pour une autre Europe" ou aux différents documents de la Fondation Copernic que l'on peut consulter sur notre site. Et c'est précisément là que gît le désaccord : sur le contenu. Avec un élément sur lequel je n'ai jamais eu de réponse dans les multiples débats contradictoires que j'ai menés. Une Constitution, c'est quoi dans une optique démocratique ? C'est l'énoncé de valeurs communes, l'affirmation de principes fondamentaux, et cela ne doit entrer dans le détail que pour ce qui concerne le fonctionnement des institutions. Or nous avons là un texte qui est d'une tout autre nature : les trois quarts des articles sont la définition très précise de choix politiques, économiques et sociaux, et toujours dans le sens libéral.

Je prends quelques exemples : il est interdit d'entraver la libre circulation des capitaux. C'est un choix politique et économique qui n'a rien à faire dans un texte constitutionnel. Cela doit relever du domaine de la loi. C'est-à-dire que cela doit relever du débat démocratique permanent, et l'on doit pouvoir changer d'orientation selon les éventuels changements de majorité politique. A partir du moment où c'est dans le texte constitutionnel, dans la norme suprême, qui s'impose aux institutions européennes comme aux États membres, la règle en question s'applique quelle que soit la majorité, elle est constitutionnalisée. Autre exemple : les services publics sont soumis aux règles de la concurrence. Là encore, c'est un choix politique qui n'a rien à faire dans un texte constitutionnel. Et des articles comme ceux-là, il y en a des dizaines, tous très précis et contraignants. Au-delà du caractère libéral, il y a un problème de démocratie fondamental. En sortant la définition des politiques de la vie normale des institutions, en en faisant des règles supérieures, de type constitutionnel, on dévitalise le débat démocratique. L'article 331 dispose qu'en cas de crise grave, de risque de guerre, ou de guerre, affectant un État membre, les États de l'Union se réunissent pour faire quoi ? Pour éviter que les mesures prises par État membre concerné n'affectent le marché intérieur. Voilà le délire où nous mène l'obsession libérale. Et on veut faire de cela le socle de la construction européenne. Nous disons non.

Karine_1 : Mais si vous désirez un contenu plus "social", c'est un débat déjà politique et non plus juridique. Votre Constitution serait-elle aussi marquée politiquement ?

Yves Salesse : Mais je ne réclame pas que les règles sociales soient inscrites dans la Constitution. Je veux, s'agissant de la Constitution, deux choses : la première, c'est que ce ne soit pas le principe de la concurrence qui domine tout, comme c'est affirmé dans ce texte. Et la seconde, c'est précisément que l'on enlève toutes les dispositions très précises qui y figurent et qui empêchent l'Europe sociale. Par exemple, s'agissant de la politique de l'emploi, elle doit respecter le principe de l'économie ouverte de marché où la concurrence est libre. Elle doit tendre à un marché du travail flexible, c'est-à-dire la revendication patronale. La politique sociale pour laquelle il est très difficile de prendre des décisions au niveau européen parce qu'il y a bien des domaines où il faut l'unanimité des gouvernements, mais c'est encore un exemple, ne doit pas poser de contrainte qui gêne le développement des PME. Là encore, on peut discuter de l'intérêt de ce type de disposition, mais elles n'ont rien à faire dans ce texte constitutionnel.

Donc s'agissant de l'Europe sociale, je demande que le principe de solidarité soit substitué au principe dominant de la libre-concurrence, et que l'on enlève tous les articles qui empêchent que se développe l'Europe sociale.

Lingam : Dans le texte de la Constitution figure l'expression "droit à la vie". Pensez-vous qu'elle peut être une menace pour le droit à l'avortement ou le droit à la procréation médicalement assistée ?

Yves Salesse : Ce qui est sûr, c'est que cela veut dire que le droit à l'avortement et à la contraception n'est pas garanti. Pourtant, nous avons demandé que soient inscrites des précisions, par exemple dans les explications du Praesidium qui figurent en annexe au traité constitutionnel et qui commentent l'ensemble des articles de la partie II. Cela a été refusé sous pression - c'est officiel - du Vatican, qui est beaucoup intervenu dans ces affaires, et de pays comme la Pologne, l'Irlande et d'autres. Je ne dis pas que cela constitue une menace immédiate, mais nous devons constater que le droit à l'avortement n'est pas garanti.

David : Si ce texte est aussi libéral, pourquoi les socialistes défendent-ils le oui ?

Yves Salesse : Pour la première fois en France, il y a eu un débat sur ce texte, et cela a donné 42 % de gens en désaccord. Ce débat n'a eu lieu nulle part ailleurs en Europe où ce sont les directions des partis qui ont pris position sans consultation des adhérents et sans débat. L'explication plus au fond me semble être la suivante : depuis l'origine, les partis socialistes européens sont, avec la démocratie-chrétienne, les co-constructeurs de l'Europe telle qu'elle se mène aujourd'hui. Au début, ils défendaient qu'il fallait que l'Europe se construise à la fois sur la jambe économique et sur la jambe sociale.

Et devant les batailles menées par ceux qui sont hostiles à l'Europe sociale, ils ont renoncé régulièrement. Ils ont renoncé à la confrontation politique visant à imposer l'Europe sociale. Mais comme co-constructeurs, ils ne veulent pas tirer de bilan de là où cela nous a menés. Je suis convaincu que s'il y avait un débat dans les partis socialistes d'Europe comme il y en a eu en France, nous aurions des positions beaucoup moins unanimes que cela semble être aujourd'hui.

Nonobstant : Quel arc politique représente l'"Appel des 200" pour un non de gauche ?

Yves Salesse : L'"Appel des 200", ce ne sont pas que des responsables politiques. Ce sont des citoyens qui sont aussi des militants associatifs, des responsables syndicaux, etc. Mais cela va de la gauche du PS à la Ligue communiste révolutionnaire en passant par le PC, les Verts qui appellent à voter non et des formations, des groupes politiques locaux qui se reconnaissent généralement sous les termes d'alternative citoyenne.

Zazie75 : Quel est le rôle de la Fondation Copernic dans la campagne du non ?

Yves Salesse : Nous faisons travailler ensemble ces gens-là depuis longtemps. Nous avons été à même de prendre l'initiative de les réunir au niveau national et de les convaincre de mener campagne ensemble. L'autre rôle de la Fondation Copernic, c'est que nous avions sur la question européenne déjà beaucoup travaillé. J'ai moi-même commencé à publier des livres sur cette question. Le premier date de 1997. Et la Fondation a sorti une note sur l'Europe associant toutes ses composantes pour son élaboration. Dès que le projet de traité constitutionnel est sorti de la Convention, nous avons commencé à publier des documents d'analyse de ce texte. Voilà le rôle de la Fondation Copernic.

Karine_1 : Vous arrive-t-il d'être d'accord avec Philippe de Villiers ? N'est-ce pas un peu déstabilisant pour vous ?

Yves Salesse : Non, je ne suis absolument pas d'accord avec M. de Villiers. Il y a des constats qui peuvent être partagés sur le caractère antidémocratique de l'Europe actuelle, mais sur le fond, notre critique n'est pas la même. Et les propositions d'Europe alternative que nous faisons n'ont absolument rien à voir avec celles de M. de Villiers. Mais je crois justement que le premier succès du travail que j'ai fait avec d'autres depuis de longues années, c'est qu'à la différence de ce qui était la situation au moment du traité de Maastricht, aujourd'hui, c'est le non pro-européen, le non avec la volonté de construire une autre Europe qui devient dominant en France, et au moins, cela j'en suis sûr, et les sondages le confirment, à gauche.

Frédo : Il est dit que les États doivent promouvoir l'égalité homme-femmes. Il me semble qu'elle devrait être garantie. Qu'en pensez-vous ?

Yves Salesse : Ce n'est pas exactement ce que dit le texte. Nous nous étions battus avec les mouvements de femmes pour que l'égalité homme-femme soit inscrite dans les valeurs fondamentales de l'Union. On nous a dit que ça avait été fait. Mais ce n'est pas inscrit dans les valeurs. Si on lit l'article 2, on voit qu'il y a d'abord l'énoncé des valeurs, et puis vient une phrase tarabiscotée : ces valeurs sont communes dans des sociétés caractérisées par la non-discrimination et l'égalité homme-femme entre autres. Quand on dit "caractérisées par", on décrit ce qui est, on n'est plus dans les valeurs. C'est donc une entourloupe formidable. On sait que l'on ne vit pas dans une société où existe l'égalité homme-femme.

Cristodecobalt : Au nom du principe de solidarité, la charte des droits fondamentaux, le traité reconnaît, dans tous les pays de l'UE (même au pays de Mme Thatcher !) le droit à l'information et à la consultation des travailleurs au sein de l'entreprise, impose des négociations collectives et protège tout travailleur en cas de licenciement injustifié, notamment du seul fait de la maternité. Où est le recul social ?

Yves Salesse : Je ne dis pas que d'une façon générale tout ce qui est dit dans la partie II est du recul social. Ce que je dis, en revanche, c'est que la partie II ne représente pas une avancée significative. En outre, elle comporte des reculs. Elle est immédiatement auto-limitée dans sa portée. A la fin de cette partie, il est dit que les droits affirmés ne créent aucune compétence nouvelle ni aucune tâche nouvelle pour l'Union. Moi qui suis juriste, je vivais dans l'idée que lorsqu'on crée des droits nouveaux, cela crée au moins la tâche nouvelle de les faire respecter. Mais par toutes sortes de dispositions, cette portée est limitée en fait à la reconnaissance de la situation existante.

Exemple : un article proclame le droit d'accès aux services sociaux concernant la maternité, le chômage, l'accident du travail, etc. A priori, on se dit que c'est bien, que c'est une avancée sociale. Pourquoi garantir le droit d'accès ?, m'étais-je demandé. On aurait pu écrire le droit aux services sociaux. Si on lit les explications du Praesidium, on lit que cela concerne les pays où de tels services sociaux existent, mais ne crée aucunement l'obligation d'en mettre sur pied là où il n'en existe pas. Donc cet article est immédiatement vidé de sa substance. On peut trouver énormément de dispositions de ce type qui font que, contrairement au sentiment qu'a le lecteur à première vue, il n'y a pas de vraie avancée.

Autre exemple : le devoir d'information du travailleur, c'est bien, mais ça existait déjà. L'information des salariés et le dialogue avec leurs organisations, c'est quand même le minimum que l'on peut exiger au XXIe siècle. Le droit du travail, c'est fait pour les travailleurs. D'où vient-il ? Du constat qu'il y a une inégalité fondamentale entre le patron et l'employé. Et le droit du travail est fait pour corriger un peu cette inégalité. C'est pourquoi les droits qui sont donnés sont pour les travailleurs. Eh bien ce n'est plus le cas dans la partie II. Si on va voir l'article sur le droit de grève, on verra que le droit de grève est reconnu aux salariés et aux employeurs. Cela veut dire au minimum la reconnaissance d'un droit de lock-out, et cela couvre des choses plus graves encore. Avant le coup État contre Allende au Chili, le patronat chilien organisait sa grève pour plonger le pays dans le chaos économique. Plus récemment, quand ils ont voulu faire tomber Chavez au Venezuela, ils ont organisé la grève dans le secteur essentiel pour la vie du pays, le secteur pétrolier. Reconnaître cette pratique anti-démocratique du droit de grève pour les employeurs est un recul considérable.

Zazie75 : Que se passera-t-il si le non l'emporte, dans les mois qui suivent - ce que je souhaite - mis à part le fait qu'il "pleuvra plus de 40 jours"...

Moebius : Que se passera-t-il une fois le traité rejeté ?

Yves Salesse : Vous avez entendu qu'on nous prédit l'apocalypse si le non l'emporte. Ce n'est pas très sérieux. Les partisans du oui nous prennent un peu pour des enfants. C'est très curieux d'ailleurs, ce syndrome de la crise, ce refus de l'affrontement ne touche qu'une partie de la gauche, pas la droite. La plus grande crise que l'Europe ait connue a été déclenchée par de Gaulle en 1965. Il a tout bloqué pendant six mois. Plus aucune institution européenne ne pouvait se réunir. Rien ne fonctionnait plus. Cela n'a entraîné aucun écroulement, et en plus il a gagné. La deuxième grande crise a été déclenchée par Margaret Thatcher à propos de la contribution financière pour l'Europe du Royaume-Uni. Elle a complètement pourri la vie des institutions européennes pendant deux ans, et elle a obtenu satisfaction. Comme je l'ai déjà dit, la gauche a été incapable, sur des sujets essentiels comme la politique sociale, de mener ce type de confrontation politique. Que va-t-il se passer si le oui l'emporte ? Cela continuera comme avant. Et contrairement à ce qui nous est dit par les partisans du oui, il n'y aura pas d'amélioration dans le sens social, parce qu'il y aura toujours un gouvernement pour s'y opposer. D'autant plus qu'ils seront renforcés par le fait que nous aurons dit oui. Si le non l'emporte, juridiquement, nous serons dans la situation actuelle, mais avec un fait politique nouveau et considérable : le peuple d'un des grands pays fondateurs de l'Europe aura dit : ça suffit, nous voulons stopper la folie libérale qui s'est emparée de la construction européenne, nous voulons discuter enfin du vrai débat que les partisans du oui essaient d'esquiver.

Que voulons-nous faire de l'Europe ? A quoi sert-elle ? Doit-elle servir, comme aujourd'hui, à donner plus de liberté d'action aux marchés financières et aux firmes transnationales ? Ou doit-elle répondre enfin aux besoins populaires : lutte contre le chômage, développement des services publics, consolidation des conquêtes sociales ? Et je suis persuadé que le non permettra l'ouverture d'un tel débat dans l'Europe entière.

Zazie75 : Certains disent qu'il ne suffit pas que le traité soit repoussé dans un seul pays pour qu'il ne s'applique pas. Qu'en est-il ?

Yves Salesse : Il y a en annexe l'affirmation suivante : si quatre cinquièmes des États disent oui et le cinquième non, le Conseil européen se réunit pour apprécier la situation. Mon expérience des institutions communautaires et de État me conduit à penser que si ce sont de petits États qui refusent, les grands États utiliseront les menaces et les mesures de rétorsion pour les obliger à changer d'avis. Mais si c'est un grand État qui refuse, ce traité sera mort.

Spud : Pensez-vous que le non français sera entendu comme un non pro-européen par les autres États membres ?

Yves Salesse : Il y a de la part des gouvernements étrangers partisans du oui la même déformation disant que le non français est tripal, que c'est le fait de "néo-cons", etc. Mais il se trouve que depuis des années nous ne sommes pas restés inactifs, nous avons construit des liens avec tous les pays européens, qui se sont concrétisés par l'organisation de forums sociaux européens, qui ont réuni des dizaines de milliers de personnes venues de tous les pays. Hier, la Fondation Copernic, l'association Espace Marx et d'autres réseaux ont organisé une réunion de travail pour préparer avec des délégués étrangers ce que nous devions faire en cas de victoire du non. Il y a eu des représentants de presque tous les pays d'Europe, et j'ai proposé que si le non l'emporte, on lance un appel européen des 250, puisqu'il y a 25 États membres, qui se donne pour objectif de constituer des collectifs dans chaque pays, de façon à prolonger le débat français dans l'ensemble de ces pays, où il a été en général verrouillé.

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