TOUS ENSEMBLE, REFUSONS DE LAISSER PUNIR LES PAUVRES
Si ce n´est pas maintenant, alors quand ? Et si ce n´est pas
nous, alors qui ?
sur :
http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=20455
Pourquoi les illégalismes commis par de multiples mouvements
sociaux nous paraissent ne pas devoir faire l'objet de
poursuites judiciaires, alors que ceux commis par les
prétendus "émeutiers" ne reçoivent, pour le moment, presque
aucun soutien de ce genre? Les luttes sociales comportent
toujours, en leur sein, une lutte pour dire quelles sont les
formes légitimes de la lutte. Sur ce plan, les mouvements
progressistes ont perdu beaucoup de terrain - le droit de
grève étant lui-même insidieusement remis en cause. Toutefois,
l´actualité française, après douze nuits d´insurrection dans
nos banlieues, requiert que cette question soit posée de la
façon la plus explicite possible. Je souhaite montrer, dans
les lignes qui suivent, que les diverses raisons exposées à
gauche pour se désolidariser des jeunes révoltés de ces
dernières nuits méritent d´être réexaminées, et qu´elles ne
résistent pas à l´examen.
Quand les postiers de Bègles commettent des actes illégaux
dans leur lutte légitime, en séquestrant leur supérieur
hiérarchique, nombreux sont les acteurs du mouvement social
qui les soutiennent, demandent l'abandon des poursuites ou
appellent les juges à la clémence.
Quand les lycéens commettent des actes illégaux dans leur
lutte légitime, en cadenassant l'entrée de leurs bahuts,
nombreux sont les acteurs du mouvement social qui les
soutiennent, demandent l'abandon des poursuites ou appellent
les juges à la clémence.
Quand les marins de la SNCM commettent des actes illégaux dans
leur lutte légitime, en détournant un navire, nombreux sont
les acteurs du mouvement social qui les soutiennent, demandent
l'abandon des poursuites ou appellent les juges à la clémence.
Mais quand la lutte n'est pas tout à fait ce qu'on croit
qu'elle devrait être, quand il n'y a ni porte-parole, ni
organisation, quand ce sont les plus déshérités des dépossédés
- parce que dépossédés même de la capacité à se doter de
porte-parole et d'organisations, situation dans laquelle les
mouvements de gauche ont certainement une importante
responsabilité - qui commettent des actes illégaux, alors tout
change : on a beau reconnaître que leur colère est légitime,
on a beau entendre, dans les bribes d'interviews que nous en
proposent les journalistes, que leur discours est plus et
mieux politisé, plus lucide que celui d'une bonne part de nos
élus, personne ou presque ne les soutient, ne demande
l'abandon des poursuites, ni n'appelle les juges à la clémence
(à l'exception de quelques structures ultra minoritaires,
telles que les Indigènes de la République, DiverCité et le
Mouvement de l´Immigration et des Banlieues, dans deux récents
communiqués).
J'aimerais bien qu'on m'explique cette petite incohérence. Je
crains qu'elle soit beaucoup plus difficile à justifier qu'il
n'y paraît.
L'article de Dominique Simonnot, paru le 9 Novembre dans
Libération, ainsi que divers comptes rendus d´audience ayant
circulé sur la toile, ont pourtant la vertu de nous informer
clairement du genre de "justice" qui est en train d'être
rendue pour cette série de cas : on ne pourra pas dire qu´on
ne savait pas.
Examinons donc les apparences de bonnes raisons avancées à
gauche pour ne pas se solidariser avec les jeunes interpellés
lors de ces dernières nuits.
Entendre des gens dire qu´il est scandaleux de brûler des
voitures ou des bus parce que cela empêche les gens de
travailler n´a rien d´étonnant. L´empêchement de travailler,
les salariés pris en otage, n´est-ce pas là le vieil argument
de la droite contre les grévistes de la RATP, de la SNCF, de
la RTM aujourd´hui ? Que des gens qui se disent de gauche
avancent ce genre d´argument est, en revanche, plutôt
consternant. Entendre dire qu´il est scandaleux de brûler des
magasins, parce que c´est l´emploi des gens qui y sont
salariés qui est menacé, rejoint sur le fond le même
argumentaire de la droite, qui brandit la menace des
licenciements quand un mouvement social lui déplaît. Aussi, de
deux choses l´une : ou bien c´est la droite qui a raison, et a
ce moment-là il faut dire oui au service minimum dans les
transports en commun et se ranger aux positions de l´UMP. Ou
bien cet argumentaire n´est pas valable pour ce qui concerne
les grévistes de la SNCF, et il n´y a dès lors pas lieu de
l´avancer pour justifier de laisser les jeunes révoltés seuls
face à l´institution judiciaire.
Ira-t-on dire que la différence cruciale avec d´autres formes
de contestation est que les incendies en banlieue ont touché
des biens privés, les rares biens des travailleurs habitant
les cités ? On se range alors à l´idée qu´il faut protéger
par-dessus tout la propriété privée, et qu´elle doit être
défendue contre la colère sociale. Je ne crois pas que ce soit
une position satisfaisante pour la gauche. Je ne crois pas en
tout cas que cela justifie, encore une fois, qu´on laisse les
prétendus « émeutiers » se débrouiller seuls avec
l´institution judiciaire, sans soutien du mouvement social.
Ira-t-on dire encore qu´il s´agit de destruction de richesses
? Mais lorsqu´une grève a pour effet une diminution de la
production marchande, cela coûte de l´argent. Des richesses
qui pourraient être produites ne le sont pas. Là aussi, la
différence n´est pas essentielle. Elle est seulement
d´apparence et d´émotion : ce sont deux formes de déperdition
de richesses ; par les flammes et impressionnante dans un
cas, imperceptible et inaperçue dans l´autre.
D´autres encore disqualifient la révolte des jeunes des cités
au motif qu´ils ne seraient pas motivés par une volonté de
changement social, mais par un désir d´argent et de
consommation. Ce discours est consternant. Car personne, à
gauche, n´a contesté les nombreux mouvements sociaux et grèves
qui visaient, ces dernières années, à l´augmentation des
salaires ou au rétablissement des indemnités des chômeurs ou
intermittents du spectacle.
Autre argument, plutôt creux, entendu ici ou là : ces jeunes
s´attaquent à des objets qui n´ont pas de portée symbolique,
il n´attaquent pas les signes du capitalisme. Mais lorsqu´ils
lancent des cocktails Molotov sur des véhicules de police, qui
peut nier que cela a une portée symbolique ? Faut-il défendre
ceux qui attaquent la police, plus que ceux qui brûlent les
voitures ? Evidemment non - mais il faut observer que la
fréquente bienveillance avec laquelle on parle des pavés jetés
sur les CRS par les étudiants de Mai 68 ne rencontre pas
semblable désapprobation. Pourquoi donc ? Parce que les
étudiants de Mai 68 avaient de jolis mots d´ordre lettrés ?
Derrière tout cela, se dissimule une falsification inaperçue,
insidieuse de l´histoire, qui va parfaitement dans le sens des
intérêts des dominants. Certains semblent s´imaginer que le
progrès social passe exclusivement par les chancelleries et
les dîners de gala : comme en attestent parfaitement
l´irréprochable paix sociale qui, en 1936, a gentiment mené
nos grands-parents vers l´obtention des congés payés ; ou
encore, la façon dont on a obtenu les accords de Grenelle en
1968.
Et lorsque les jeunes banlieusards brûlent aujourd´hui une
entreprise, un centre commercial, est-on sûr que cela n´a pas
de signification symbolique ? Evidemment non : cette colère,
alors dirigée vers les lieux concrets où l´on travaille et
consomme, lieux de la société salariale dont l´accès est
refusé à une partie importante de notre jeunesse, a un sens.
Lorsque brûlent les écoles, les crèches, certes, cela peut
être considéré comme contre-productif ; mais enfin,
sommes-nous si bon sémiologues et sociologues pour dire ce qui
a une signification symbolique et ce qui n´en a pas ? A quel
titre, du haut de quel point de vue surplombant et omniscient
s´autorise-t-on à dire ce qui est sensé et mérite d´être
soutenu, et ce qui sera disqualifié comme absurde ou
irrationnel ?
D´autant qu´on n´hésitera pas, deux phrases plus loin, à
parler des « voies de garage » dans les formations scolaires
qui leur sont proposées - quitte à mépriser au passage le
travail des enseignants desdites formations, et perpétuer
ainsi ce qu´on dénonce - et de tri social à l´école : comment
prétendre ensuite que brûler l´école n´a pas de signification
? L´incohérence, ici, est manifeste ; et l´absurdité est du
côté de ceux qui croient la dénoncer.
Pour prendre le cas apparemment le plus dépourvu de
signification symbolique : brûler une voiture, au hasard dans
la rue. Il n´est pourtant pas besoin d´être grand clerc pour
voir là une portée symbolique tout à fait limpide. Quelle
valeur peut avoir une voiture, si, aussi loin qu´elle aille,
elle ramènera toujours ses passagers dans les quartiers de
relégation sociale ? Si elle ne peut pas mener au-delà de la
désespérance et de l´inexistence sociale, plus loin que la
fatalité d´être mal né, pourquoi pas la détruire ?
Il ne s´agit là que d´une manière de trouver une signification
à de tels gestes ; l´exposer ici a seulement pour objet de
montrer que l´insignifiance symbolique n´est pas aussi simple
à déceler qu´on le prétend parfois.
De ces réflexions, je conclus qu´il n´appartient à personne de
dire ce qui a valeur de symbole ou pas. Je conclus également :
il semble que pour bon nombre de gens réputés de gauche, ce
qui a valeur marchande ne peut pas faire symbole, et ne peut
dès lors être pris pour cible d´un mécontentement social. Idée
qui est, en soi, très chargée de signification quant aux
capacités véritables de beaucoup d´entre nous à rompre avec
l´ordre symbolique capitaliste : il est à craindre que la
contestation de la société marchande appelée à sortir de ce
genre de présupposés n´ait, pour le coup, qu´une portée
purement symbolique, voire : anecdotique.
Autre argument creux pour justifier l´absence de soutien aux
prétendus « émeutiers » : leur action serait inefficace, et
vouée à l´inefficacité. Elle serait motivée par un souci
spectaculaire : passer à la télé, rivaliser dans les médias
avec les gars de la cité d´à côté. Mais quand les marins de la
SNCM ont détourné un bateau vers la Corse, cette action avait
surtout cette efficacité, médiatique, de faire monter la
pression sur le gouvernement, d´exprimer spectaculairement
leur détermination, enfin d´oeuvrer à la prise de conscience
de tous via les médias. Sur ce point, on voit mal la
différence de principe avec les prétendus « émeutiers ». On
peut aussi penser que les marins, franchissant la borne de
l´illégalité, ont voulu à juste titre surenchérir (rivaliser
?) par rapport aux autres groupes sociaux en lutte, par
exemple les enseignants, qui n´ont pas franchi cette borne en
2003, et dont les revendications sont passées dans les
poubelles de l´Hôtel Matignon.
Et pour ce qui est de l´efficacité autre que spectaculaire, on
ferait peut-être mieux de se taire : voilà trois ans, depuis
le premier budget du premier gouvernement Raffarin, que
syndicats enseignants, associations de quartiers, travailleurs
du ministère de la Jeunesse et des Sports, éducateurs,
travailleurs sociaux, font inlassablement savoir, mais
seulement par des voies légales et institutionnelles, qu´il
est désastreux de supprimer les subventions aux associations
travaillant dans les cités. Cela n´a abouti à rien, rien qu´au
mur du mépris gouvernemental. Douze nuits de voitures brûlées,
et voilà que soudain le grand homme d´Etat Villepin parle
d´augmenter ces subventions, et, certes à demi mots, reconnaît
l´erreur commise. Il semble même enfin concevoir que le
rétablissement des postes d´assistants d´éducation en ZEP peut
avoir une utilité. J´en conclus que le bilan est pour le moins
ambigu, et que les douze nuits d´incendies auront peut-être
plus d´efficacité que les trois dernières années de
protestation syndicale continuelle et de grèves perlées.
Parler, à gauche, de « violences urbaines », expression qui
est un pur artefact de la sphère spectaculaire-sécuritaire, et
ne veut rien dire de précis, permet de ne pas faire de
différence entre les atteintes aux biens et les atteintes aux
personnes. S´il y a bel et bien, comme on le dit à gauche,
état d´urgence social, le minimum serait d´exiger que les
personnes victimes d´atteintes à leurs biens lors de ces
dernières douze nuits soient indemnisées en totalité par des
fonds publics, sur la base de leur valeur d´usage et non de
leur valeur marchande, et que personne ne soit poursuivi pour
ces atteintes. Quoi qu´on pense de cette dernière proposition,
il est impératif que la gauche rompe totalement avec le
lexique des « violences urbaines » et autres expressions de ce
genre. Car, ne permettant pas de faire la distinction minimale
entre les atteintes aux biens et les atteintes aux personnes,
elle ouvre la voie à tous les amalgames, sur fond du
présupposé fondamental : la marchandise doit être en toute
circonstance protégée, comme les personnes doivent être en
toute circonstance protégées. Or, il faut le rappeler, les
atteintes aux personnes ayant un lien formellement établi avec
les prétendues « émeutes », pour dramatiques qu´elles semblent
n´avoir été que très peu nombreuses.
J'étais, mercredi 9 novembre, de 17 heures à 19 heures, à
Bobigny: au Tribunal de Grande Instance, où comparaissent les
prévenus ; je n'ai pas vu un militant, pas un tract. Cent
mètres plus loin, devant la préfecture : mille personnes
rassemblées pour manifester contre l'état d'urgence.
Il me semble qu'il faut immédiatement rectifier cette
stratégie, ou cette absence de stratégie. Nous ne pouvons pas
laisser ces adolescents et jeunes adultes sans soutiens devant
la justice.
Il serait évidemment absurde et falsificateur d'en conclure
que j´appelle à cautionner tous les actes commis durant les
prétendues "émeutes". Mais l'attitude actuelle des acteurs du
mouvement social revient, de fait, à un blanc-seing donné à
l'institution judiciaire, qui elle-même ne statue pratiquement
que sur des rapports de police, pour cette série d'affaires.
Par conséquent, la question est : faut-il donc TOUJOURS faire
une confiance TOTALE à la police, dès lors que les gens
interpellés viennent des cités, et ne sont ni syndiqués, ni
membres d´organisations progressistes?
Je doute, pour diverses raisons, que ce soit la bonne approche.
Etant donné les circonstances, il faut en finir, à gauche,
avec le dérisoire plaidoyer pour l´ordre républicain. On
appelle au respect des valeurs et du droit, et le résultat est
le suivant : la loi d´exception de 1955, la menace sur les
libertés publiques, le simulacre de droit devenu ouvertement
non droit. L´ordre républicain, tel qu´en lui-même, enfin,
l´Etat d´urgence le montre : ordre colonial ou policier, plus
ou moins euphémisé, plus ou moins soft ou hard, c´est selon.
L´ordre républicain de la double peine tantôt abolie, tantôt
rétablie, c´est selon ; l´ordre républicain de la traque des
sans-papiers, par le biais d´un non respect massif des lois
qui réglementent le contrôle d´identité ; l´ordre républicain
où l´on exige en toute illégalité discriminatoire que
certaines catégories de la population aient toujours leurs
papiers sur eux ; l´ordre républicain de la destruction des
familles dont l´un des membres n´a pas de papiers ; l´ordre
républicain des charters d´expulsion vers l´Afghanistan ;
l´ordre républicain du démantèlement méthodique, par tout
moyen, des lois régissant le travail ; l´ordre républicain de
l´impunité de Supermenteur ; l´ordre républicain d´un ministre
de la Justice qui revendique à haute voix
l´anti-constitutionalité de sa loi rétroactive sur le bracelet
électronique ; l´ordre républicain du missilier Dassault, à la
fois sénateur et fournisseur d´armements à l´Etat, qui vote
les budgets de la Défense Nationale dont une part
substantielle iront dans sa poche ; l´ordre républicain du
pillage des biens publics au profit des actionnaires et d´un
copain d´études du Premier Ministre ; l´ordre républicain où
même les banquiers qualifient de « hold-up » (Le Monde daté du
10 Novembre) l´action économique du gouvernement (s´agissant
de la suppression du fonds de garantie des prêts à taux zéro,
profitables aux classes moyennes et populaires) - l´ordre
républicain du respect du droit - ou de sa mise en pièces,
c´est selon.
L´ordre républicain, tel qu´en lui-même : celui où chacun se
croit tenu, par bienséance, bienpensance, intimidation,
d´appeler rituellement (et jusque, hélas, dans les colonnes de
Politis) à la punition de certains illégalismes, tandis que
d´autres sont tellement banalisés qu´on oublie de les
considérer comme des scandales à sanctionner - tant la
conception prédominante du droit et de l´ordre est-elle même
indigente, soumise et confortable aux intérêts marchands ou
électoralistes de quelques-uns ; surtout : docile à la plus
inique et la plus invisible des lois : la loi du plus fort.
L´ordre républicain - qui, à gauche, pourrait décemment le
nier en pareilles circonstances ? - est une certaine modalité
du désordre : celle qui arrange les groupes ayant pouvoir
d´accréditer la conception de l´ordre et du désordre conforme
à leurs intérêts, réels ou imaginaires.
Brûler des voitures ? Laisser libre cours à sa rage devant
l´injustice et l´indécence ? Casser, tout casser ? Nombreux,
nous l´avons rêvé ; ils l´on fait. Je laisse à d´autres la
responsabilité de punir ces actes plutôt que d´autres. Je ne
me reconnais pas dans cette parodie d´ordre républicain. Je
refuse que les prétendus « émeutiers » soient punis de cette
façon en mon nom. J´invite ceux qui partagent cette analyse à
assister aux audiences des jeunes en comparution immédiate, à
faire connaître notre solidarité à leurs familles et leurs
amis, comme aux victimes de toutes les violences de ces
dernières nuits, enfin à protester contre l´Etat d´urgence.
François Athané