CANCERS PROFESSIONNELS : AU DELA DE L'AMIANTE, D'AUTRES POISONS
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Autant on a su tirer les conséquences d'une affaire comme le sang
contaminé, autant on n'a pas encore tiré les leçons de l'amiante en
matière de santé au travail.» Epidémiologiste à l'Inserm, Marcel Goldberg
n'a pas mâché ses mots, le 14 septembre, devant la mission d'information
parlementaire sur l'amiante. Selon lui, compte tenu des carences dans la
prévention des risques professionnels en France, la même catastrophe
sanitaire peut se reproduire avec un autre produit toxique. Une
affirmation alarmante au vu des résultats de l'enquête Sumer. Pilotée par
le ministère du Travail et menée par des médecins du travail auprès de 50
000 salariés en 2002-2003, elle montre que 3,5 millions de salariés en
France sont exposés à des produits cancérigènes (1). Un risque
inégalitaire : 70 % des salariés exposés sont des ouvriers.
L'enquête souligne que «plus d'un quart de la population exposée l'est de
façon importante soit du fait du long temps d'exposition, soit de
l'insuffisance des protections collectives». Principaux produits impliqués
: «Les gaz d'échappement diesel, les goudrons de houille, la silice
cristalline, les poussières de bois, les fumées de vulcanisation et celles
dégagées par les procédés de métallurgie.»
Les connaissances épidémiologiques sur les cancers professionnels sont
hélas insuffisantes. Et la plupart des travailleurs exposés l'ignorent
alors que le système de réparation des maladies professionnelles est basé
sur la déclaration volontaire des victimes.
Devant la mission amiante, Marcel Goldberg a confirmé que 50 000 à 100 000
décès dus à cette fibre étaient attendus d'ici 2030. Après ? «La mortalité
dépendra de la qualité des mesures de prévention mises en oeuvre
aujourd'hui.» La manifestation des victimes de l'amiante, samedi à Paris
(lire ci-contre), a aussi pour objectif d'éviter que les gens continuent à
se tuer ainsi au travail. (1) reconnus par le Centre international contre
le cancer ou l'Union européenne.
Par Eliane PATRIARCA
NOUS SOMMES TOUS CHIMIQUEMENT CONTAMINES
Le 22 juillet 1719, le Grand-Saint-Antoine, un navire, part de Marseille
pour les escales du Levant, comme on disait alors. En Syrie, il embarque
un passager turc qui meurt deux jours plus tard, victime de la peste qui
sévit à ce moment-là dans la région. Huit matelots et le chirurgien de
bord sont morts quand il arrive à Livourne. Néanmoins, les autorités
italiennes le laissent repartir vers Marseille, où il parvient, le 25 mai
1720.
C'est que le capitaine Jean-Baptiste Chataud a hâte de livrer avant la
foire de Beaucaire sa cargaison de tissus d'une valeur de 100 000 écus. A
l'arrivée, les armateurs font jouer leurs relations pour obtenir des
échevins de Marseille une quarantaine "douce". Il s'agit d'éviter la
quarantaine "brutale" qui isolerait, en pleine mer, pendant quarante
jours, le navire et sa précieuse cargaison.
Les marins ne seront donc qu'enfermés dans un lazaret. Ils vont donner
leur linge sale aux lavandières et, le 20 juin, une lavandière de 58 ans,
Marie Dunplan, meurt de la peste. C'est le début d'une épidémie qui fera
50 000 morts sur les 100 000 habitants que compte Marseille, 220 000 en
Provence et qui ne s'arrêtera que deux ans après.
Une histoire qui appartient au passé ? Non, la bataille autour du projet
de règlement européen Reach rappelle cette histoire tragique. L'enjeu de
Reach, acronyme de Registration Evaluation Authorization of Chemicals,
c'est l'évaluation des risques des substances chimiques.
Il y a sept ans, le Conseil européen décidait de réformer les
réglementations en vigueur sur la commercialisation des substances
chimiques. Trois ans plus tard, un Livre blanc était publié. Il proposait
un changement de logique dans la gestion du risque chimique dont le
principe était "pas de données, pas de marché", une rupture par rapport à
des décennies de procédé rigoureusement inverse.
Or, le vice-président de la Commission européenne, responsable des
entreprises et de l'industrie, Günter Verheugen, vient, dans la dernière
version, de proposer de revenir sur ce principe et de renvoyer la charge
de la preuve sur les gouvernements, alors même que le Parlement européen
était en train d'examiner le texte initial.
Comme à Marseille en 1720, les intérêts économiques s'arrogent le droit de
passer avant ceux de la santé publique, avec la complaisance de certains
hommes politiques.
L'enjeu sanitaire autour de Reach est considérable : il s'agit de
maîtriser les épidémies modernes que sont les cancers (+ 63 % en vingt ans
en France), les atteintes de la reproduction (un couple sur sept est
infertile), les allergies, les maladies rénales ou neurologiques...
Quand un homme sur deux, une femme sur trois sont atteints aujourd'hui de
cancer, il n'est pas exagéré de parler d'épidémie. Certes, elle n'est pas
aussi visible que le fut l'épidémie de peste. Les victimes ne meurent pas
dans la rue, mais le tribut payé est lourd, avec 150 000 morts par an en
France. D'autres facteurs de risque que les substances chimiques sont
aussi en cause (alimentation, tabagisme...), mais avec l'évaluation des
substances chimiques, on sait que l'on peut tarir à coup sûr une partie de
la source de ces maladies chroniques et il est inacceptable que cet
impératif de santé publique ne s'impose pas aux industriels de la chimie.
Le volume de substances chimiques est passé, au niveau mondial, de 1
million de tonnes dans les années 1930 à 400 millions de tonnes
aujourd'hui. Pendant longtemps, la règle a consisté à n'en avoir aucune !
L'industrie chimique a ainsi mis sur le marché, sans les évaluer, des
substances qui seront parfois retirées une fois les dégâts sur la santé de
la population évalués. C'est "la preuve par l'homme" qui a été la règle au
bout de longues années pour démontrer leur toxicité. Encore n'est-ce le
cas que pour une minorité de substances, car, pour 97 % des substances,
les données sont soit incomplètes soit inexistantes.
Aujourd'hui, la quasi-totalité de la population est imprégnée par un
certain nombre de substances, dont certaines sont des toxiques du
développement ou des cancérogènes. De multiples données épidémiologiques
et toxicologiques démontrent le lien entre cette pollution chimique
généralisée et la croissance des épidémies modernes.
Comme en 1720, à Marseille, ce qui se joue autour de Reach est
parfaitement irresponsable et même suicidaire, car à l'instar des échevins
de Marseille, ni les hommes politiques ni les industriels ne peuvent
échapper personnellement à cette peste moderne, puisqu'eux aussi sont
contaminés, comme le montrent les mesures faites dans le sang des
ministres de l'environnement - dont Serge Lepeltier, alors ministre
français de l'écologie et du développement durable ; les résultats ont été
rendus publics le 19 octobre 2004 -.
L'Union européenne a joué jusqu'à présent un grand rôle dans la protection
de la santé des citoyens face au risque chimique. C'est une Europe qui les
protège efficacement contre les pestes de notre époque, qu'attendent les
citoyens européens au lieu d'une Europe qui ne soit qu'à l'écoute des
marchands.
La commission environnement du Parlement européen a refusé de suivre la
Commission et a voté au contraire une proposition renforcée. Il faut
espérer que la pression des citoyens européens se manifeste de façon
suffisamment forte pour que le point de vue de la santé l'emporte.
Par André Cicolella