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Livre 20 octobre

L'ECHELLE DU MONDE

de Philippe Zarifian,
éditions La Dispute, octobre 2004

Extrait

Chez Spinoza, la référence à des puissances (puissances des individualités, puissance de la multitude) garde un caractère assez mystérieux, que l'on ne peut comprendre qu'à partir de son ontologie globale. Qu'est-ce qui fonde ces puissances ? De quoi sont-elles l'expression ? Il faut alors penser la Substance, la Nature, un Dieu immanent. Or, on peut tenter une autre voix : partir des rapports (le complexe des rapports sociaux, le rapport humains-nature), des tensions qui se font jour dans ces rapports, des individualités qui s'y forment et en surgissent. Partir de Marx en quelque sorte, mais en réintégrant tout l'apport de Spinoza (et toute la rupture d'avec un ordre préalable que Hobbes a si remarquablement opérée). On peut voir un peuple-monde (ou la multitude) comme une composition de singularités humaines, issues des rapports sociaux où elles se forment et se développent, dans des initiatives et des luttes multiples, car au sein de tensions permanentes. Composition de singularités et non directement, à l'inverse de Spinoza, de puissances. Nous

proposons de voir un peuple-monde comme une composition de foyers, de centres irradiants dans leurs actes, chacun totalement unique et singulier, mais formant un ensemble, un peuple et un monde intersubjectif, comme une lumière composée de mille faisceaux. C'est à partir et à travers ces foyers que les puissances prennent source et s'expriment. On découvre alors que les résistances, dans les luttes, sur divers front, précédent toute oppression. C'est contre elles que les oppressions se font jour et que le pouvoir d'Etat ne cesse de se réorganiser.

Luttes qui n'arrivent que difficilement à se nommer, car elles ne sont pas fondamentalement "contre" un pouvoir ou une police. Elles sont d'abord à la recherche de leurs propres foyers (la lutte des enseignants du printemps 2003 en France, la lutte des intermittents, les luttes qui secouent périodiquement notre monde, sans objectif assignable, sans téléologie, mais avec force). Trouver les foyers, les identifier, en comprendre et saisir ce qui en surgit, affermir leur composition, la capacité des individualités humaines ainsi engagées à former un peuple libre.

Un exemple : le mouvement des enseignants du printemps 2003 a surgi, sans que personne ne comprenne bien ce qui se passait (les motifs que les enseignants se sont donnés étaient confus et ne disaient rien d'essentiel). Il a surgi comme événement.

Quelque chose est passé du virtuel à l'actuel, dans le monde social. Et a commencé à s'en dégager un sens : celui de mondes possibles, d'autres manières de prendre l'enseignement. La manière d'enseigner, de lui redonner sens sur fond de crise de l'institution scolaire, est venue au centre des débats, des craintes, mais aussi des espoirs. Mais si les mondes possibles sont la manière dont on peut commencer à donner sens à un conflit, il ne faut pas s'y limiter. On risque vite de basculer dans l'irréel, ou dans le pur langagier, dans le discours ou dans le pur intersubjectif (le débat d'individus à individus), dans des relations pauvres, déjà épuisées parce que sans fondement, sans base. Et c'est bien ce qu'on constate souvent dans un conflit : sa richesse première, son actualité, sa force, sa face d'actualisation, s'épuisent dans des énoncés, des débats militants, des discours d'observateurs, qui progressivement se vident de sens, au lieu de le former, de l'impulser. Dans l'événement d'une lutte qui, au départ, nous saisit, nous prend, il faut trouver le réel qui s'actualise, c'est-à-dire, dans ce cas, une autre manière de vivre la question de l'enseignement. Il faut comprendre le réel qui nous pousse et avec lui les rapports sociaux dans lesquels nous nous exprimons. Et c'est en tant que ce réel nous pousse que nous pouvons en produire des possibles, en former du sens.

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Dans une lutte, l'important n'est pas dans l'objectif affirmé, qui ne peut être que réducteur et souvent défensif, mais dans les actes actuels à partir desquels des possibles se forment. Et c'est quand on perd le sens de cette actualité, que la lutte commence à dériver. Et on ne lutte pas principalement contre (contre un gouvernement, contre des dominants, des puissants, etc.). On lutte principalement pour exprimer l'événement qui nous a saisi, de manière pré-individuelle, transubjective, à partir d'un rapport social. Le virtuel n'est pas encore un possible. Ce n'est pas encore une autre manière d'enseigner possible. C'est ce qui fait que nous pensons et agissons dans un plan "autre" de réalité que les dominants ( le ministre de l'éducation, voulant imposer sa réforme), dans des rapports sociaux, des subjectivations, des désirs, des manières de faire et de penser qui s'actualisent au présent du conflit. C'est ce qui fait que nous nous engageons dans une lutte. Et ces "manières" parlent déjà d'elles-mêmes, sans avoir besoin de se figer sur l'obsession des dominants et des puissants. En passant du virtuel au possible, du poussé au désiré, en imaginant des mondes possibles et en débattant, on exprime alors, individuellement et collectivement (dans des collectifs qui se forment dans l'actualité du conflit), le mouvement même du réel, ce que Marx appelait... le communisme. Mais à l'inverse, c'est lorsqu'on commence à oublier le mouvement du réel, quand on commence à oublier de s'en saisir pour imaginer des possibles, quand on cesse d'associer le "poussé" et le "tiré", l'actuel et le futur, lorsque la rhétorique s'installe et que l'on ne pense plus qu'en termes d'objectifs, que l'on commence à perdre.

L'affrontement aux "puissants" est, en réalité, à notre avis, le plus facile : il faut surtout développer une bonne compréhension des corrélations de forces et de la stratégie. Si on ne peut gagner un jour, on pourra gagner dans une conjoncture plus favorable. Mais c'est surtout de l'intérieur qu'un conflit s'affaiblit, s'épuise ou dérape. Perdre pied, c'est à la fois oublier le réel de l'événement et se perdre dans des débats et des querelles sans fin, oublier de former un peuple et de « peupler » cette composition d'individualités des ressorts qui s'actualisent en elle. Ce qu'il faut penser, c'est l'événement du conflit lui-même, toujours dans son actualité, tendu entre le passé et le futur, en anticipation, mais sans "programme". Parler de l'événement, agir en fonction de son déploiement, comprendre ce qu'il actualise. C'est à partir de là que l'on peut construire, émettre, partager des désirs de possibles, devenir collectivement fort. Constituer un peuple-monde donc et tracer des perspectives communes

Philippe Zarifian

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