LE GHETTO FRANCAIS
– Enquête sur le séparatisme social »,
par Eric
Maurin (Le Seuil, 2004)
Le problème de la ségrégation urbaine en France (1) tend à devenir la
norme dans une société /« marquée par la défiance et la recherche de
l'entre-soi »/ analyse Eric Maurin. Le communautarisme ne touche pas
seulement les immigrés mais aussi les salariés plus aisés qui fuient les
classes moyennes supérieures. Ces dernières évitent les professions
intermédiaires qui refusent de se mélanger avec les employés...
jusqu'aux ouvriers qui fuient les immigrés. Ainsi les mécanismes de la
ségrégation traversent toute la société et non seulement les catégories
les plus défavorisées marquées par la pauvreté et les problèmes
d'intégration.
En effet, le territoire révèle des nouvelles inégalités qui se
construisent (depuis vingt ans !) car « /la ségrégation urbaine articule
et concentre presque toutes les formes d'inégalités (de revenus, de
formation, de destins, etc...). /» Le /« ghetto français »/ correspond
plutôt à la fuite ou au contournement de chaque groupe inférieur dans
l'échelle des difficultés. Et les raisons ne sont pas seulement d'ordre
matériel mais /« avant tout pour des destins, des statuts, des promesses
d'avenir. »/ Les ghettos des riches prolifèrent et sont plus exclusifs
que les ghettos des pauvres, ne favorisant pas la mixité sociale. Que ce
soit Paris ou certains secteurs traditionnellement aisés, il est
pratiquement impossible pour des ménages modestes de s'y loger. Dans les
grandes villes, le séparatisme social dénoncé par Eric Maurin existe
bien : les cadres supérieurs habitent au centre, les cadres moyens
quelques quartiers plus loin, les professions intermédiaires dans les
banlieues, alors que les autres sont relégués de plus en plus loin dans
la périphérie. La mixité sociale n'existe donc pas. D'après Eric Maurin
/« la ségrégation ne consiste pas seulement à assigner certains
individus à certains territoires,...; elle verrouille aussi l'avenir. »
/ Ainsi, l'environnement social pèse plus que tout sur la réussite ou
l'échec de chacun. Effectivement, dans les quartiers riches la
proportion des enfants de riche qui vont « réussir leur vie » est
infiniment supérieure à celle des enfants de pauvre. /«/ /Le tableau des
inégalités territoriales/, commente Eric Maurin, /révèle une société
extraordinairement compartimentée, où les frontières de voisinage se
sont durcies et où la défiance et la tentation séparatiste s'imposent
comme les principes structurants de la coexistence sociale. »/
Si aucune politique de la ville n'a réussi jusqu'à ce jour c'est qu'elle
s'est concentrée sur les ghettos pauvres mais n'a pas atteint les causes
intimes de la ségrégation. « /L'endroit où l'on habite représente bel et
bien une ressource et un enjeu décisifs à chaque étape de la vie, »
/précise Eric Maurin. Les politiques du logement ont cherché à
développer des aides personnalisées au logement en direction des ménages
modestes mais n'a pas désamorcé la crainte des plus riches de résider
dans leur voisinage et n'a donc pas favoriser la mixité sociale. Ces
aides ont aussi surtout profité aux bailleurs qui en ont récupéré une
partie sous forme de loyer./ « Tant que ne sont pas traitées en
profondeur les causes de la défiance mutuelle entre les classes et
fractions de classes sociales, une plus grande mixité urbaine a toute
chance de rester un voeux pieux »/, estime Eric Maurin. Seule /« une
réforme des principes mêmes de distribution des destins scolaires et
sociaux » /peut désamorcer ces enjeux stratégiques du lieu de résidence.
Les politiques ciblées menées tant par la gauche que par la droite
telles les zones d'éducation prioritaires (ZEP) et les zones franches
ont obtenu des résultats très décevants au regard de leurs coûts en ne
modifiant pas vraiment la composition sociale des quartiers.
Plutôt que de s'intéresser aux territoires, les politiques devraient
cibler correctement les individus eux-mêmes. En tournant les politiques
vers l'individu, sans abandonner les territoires et les quartiers,/ « on
parviendra à atténuer un tant soit peu les effets destructeurs de la
ségrégation territoriale. » /C'est en identifiant les formes de pauvreté
individuelles les plus pénalisantes et en essayant de les réduire qu'on
pourra faire jouer l'effet multiplicateur sur l'ensemble des familles.
Eric Maurin considère qu'il faut commencer avec les enfants et les
jeunes adultes. Il s'appuie sur l'expérience aux Etats-Unis de /Perry
School Project /qui a permis de mettre en place des programmes de
soutien préscolaire à une plus grande échelle. En France, les écoles
maternelles gratuites et ouvertes à tous les enfants sont une chance.
Cependant les difficultés rencontrés par les enfants des milieux
modestes ont pour origine des pauvretés plus fondamentales à savoir
qu'ils sont pour beaucoup mal logés, mal soignés, mal nourris, et qu'il
faut s'attaquer à ces problèmes qui sont au coeur de la ségrégation
territoriale. En fait /« en luttant contre la pauvreté des conditions de
santé et de logement dont souffrent encore de nombreux enfants et
adolescents, on peut espérer améliorer leurs performances à l'école mais
également les performances de ceux qui résident dans leur voisinage. »/
Eric Maurin fait aussi le constat que depuis la fin des années 1990 /«
le niveau général de formation des sortants du système éducatif a cessé
d'augmenter et les inégalités ont recommencé de se creuser entre jeunes
d'origines sociales différentes »/ car les familles modestes ne peuvent
pas financer une poursuite indéfinie des études de leurs enfants. Une
étude en France montre que l'abolition du service militaire a eu un
impact sur la poursuite de la scolarité par les garçons des classes
populaires avec une baisse d'environ 7% des taux de scolarisation entre
18 et 20 ans. L'étude révèle également que la baisse des années d'études
des jeunes garçons des classes populaires s'est accompagnée d'une baisse
significative des salaires d'embauche des garçons par rapport aux filles
d'environ 12%. Cette étude suggère qu'un prêt à taux zéro correspondant
à environ à un demi-smic annuel centré sur les enfants des classes
populaires permettrait d'augmenter de 15% leur probabilité de poursuivre
des études et aurait pour conséquence ultérieure d'augmenter leurs
salaires. Les systèmes des bourses en vigueur en France ne propose pas
d'aides aussi significatives. Il faudrait augmenter le niveau des
bourses tout en les recentrant sur un nombre plus restreint de
bénéficiaires. Ces politiques sociales en direction de l'enfance et des
jeunes adultes bénéficieraient à l'ensemble des jeunes pauvres et moins
pauvres, vivant dans le même voisinage. Plus fondamentalement,c'est
notre modèle de société tout entier qu'il faut remettre en questions et
surtout les inégalités de statut dans l'emploi et de revenus. Pour
s'adapter aux évolutions technologiques et industrielles «/ il est tout
à fait possible d'évoluer vers une société où les trajectoires se
définissent de façon moins irréversibles à chaque étape de la scolarité
et de la vie, une société où les échecs de chacun ne soient pas autant
d'atteintes destructrices à l'estime de soi »/ conclut l'auteur. Cela
suppose de revoir nos politiques de formation.
Pour les Alternatifs, la lutte contre l'exclusion et les inégalités
revêt plusieurs aspects : formation, emploi, santé, logement. Les luttes
des mal-logés depuis plusieurs années reflètent une situation critique
dans le domaine du logement. C'est pourquoi la garantie du droit au
logement pour tous est urgent à conquérir.
(1) « Le ghetto français – Enquête sur le séparatisme social », par Eric
Maurin (Le Seuil, 2004)
René Seibel