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ROUGE ET VERT : LE JOURNAL DES ALTERNATIFS
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Édito du numéro 136 (472) - 20 septembre 2001

NOUS NE SOMMES PAS TOUS DES AMÉRICAINS

 

La mort vient du ciel les 11 septembre.

11 septembre 1973 : les regards sont tournés vers les avions porteurs de mort qui arrivent et se mettent à bombarder le palais présidentiel à Santiago du Chili. Le putsch militaire dirigé par Augusto Pinochet avec le soutien actif de la CIA et de grandes multinationales américaines comme ITT vient de commencer. .Salvador Allende n'en sortira pas vivant et, avec lui plusieurs centaines de personnes périront ce jour-là, plusieurs milliers dans les jours qui suivront, plusieurs dizaines de milliers dans les premiers mois de la dictature militaire. Nous sommes du coté des victimes.

11 septembre 2001 : les avions piratés transforment leurs passagers en projectiles, en chair à canon, en chair à attentat et s'encastrent dans les immeubles de Manhattan, multipliant les victimes. Cinq mille morts au moment où l'on écrit (dimanche 16 septembre). Nous sommes du coté des victimes. Evidemment. Et pas seulement parce que depuis mardi les télévisions et les radios nous répètent à satiété les éléments de la tragédie, mais pour une raison fondamentale, c'est qu'il s'agit d'un crime, que rien ne peut le justifier et que cette fois-là encore comme toutes les autres fois, nous sommes du coté des victimes. Comme nous sommes avec les victimes de gaza, de Cisjordanie, de Tel-Aviv. Comme nous sommes avec ceux qui tombent dans les attentats fascisants de l'ETA. Comme nous étions avec les kurdes gazés par Saddam Hussein. Comme nous étions avec les victimes des épurations ethniques des Balkans ou d'Afrique. Avec toutes les victimes.

Par "sensiblerie" ? Par "apolistisme" ? Sûrement pas. Nous sommes avec les victimes au contraire pour une raison profondément politique qui est le refus d'un "ordre" mondial construit sur la violence, le refus que la loi de l'humanité devienne la loi des couteaux, des balles et des bombes, le refus que les êtres humains soient réduits à l'état de projectiles, de pauvres choses terrorisées qu'on transforme en débris terrorisants. Alors partout et toujours nous sommes avec les victimes.

Mais l'émotion compréhensible et légitime qui s'est développée ces derniers jours ne nous empêche pas de rester lucides politiquement. 

D'abord la rhétorique de la lutte "du bien et du mal" qui a pris corps ces derniers jours érige les États-Unis en une espèce de symbole de la démocratie avec un statut hors de proportion avec les épreuves qu'ont pu connaître d'autres pays. Certes les attentats de New-York et Washington sont une forme aggravée du terrorisme, par le nombre des victimes, par l'ampleur des dégâts, par la sophistication des moyens, mais pas au point de faire disparaître toute autre référence historique : il est significatif qu'aucun grand moyen d'information n'ait rappelé, même brièvement que le 11 septembre est l'anniversaire du putsch de Pinochet, comme si toute histoire s'effaçait devant la douleur américaine. Non l'histoire ne commence pas avec la destruction du World Trade Center.

Ensuite, on doit souligner que Oussama Ben Laden est une créature des États-Unis. Ce sont les services américains qui l'ont créé, qui ont fait de lui une puissance en faisant transiter dans ses mains l'aide financière et les équipements militaires qu'ils distribuaient aux croisés de la lutte anticommuniste en Afghanistan. Ben Laden n'était pas un simple "combattant " parmi des milliers d'autres comme l'ont laissé entendre certains commentaires, mais une pièce maîtresse du dispositif américain. Les grands médias qui à l'époque, par haine du rouge, ont minimisé le caractère féodal du régime afghan et l'intégrisme de ceux qu'ils baptisaient "combattants de la liberté" ne feront bien sur pas leur autocritique. Ils auraient pourtant matière à le faire. Les mêmes puissances qui se lamentent aujourd'hui sur le "fanatisme" pouvaient-elles vraiment ignorer la nature des groupes qu'elles croyaient manipuler ?

On doit ajouter encore que ce n'est pas la seule fortune personnelle de Oussama Ben Laden qui finance ces opérations, mais aussi les contributions substantielles d'un certain nombre de milliardaires saoudiens, émiratis ou koweitiens et que, de ce point de vue, le discours qui justifie les ventes d'armes massives à ces pays par l'influence politique que ces ventes seraient censées entraîner montre ses limites.

Ces attentats vont entraîner bien des modifications dans les choix militaires américains (notamment quant à la fameuse défense antimissile qui apparaît comme un projet totalement déconnecté des réalités) et vraisemblablement une militarisation accélérée. On entend les bruits de bottes, mais aussi le tintement des dollars dans les escarcelles des marchands de canons. Les expéditions militaires qui s'échafaudent dans les cercles dirigeants américains peuvent ouvrir la voie à toutes les aventures.

C'est pourquoi, si nous sommes totalement du coté des victimes, nous ne sommes pas nécessairement tous des américains.

Pierre HÉBERT

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