LA PRESSE ALTERNATIVE
     
 
ROUGE ET VERT : LE JOURNAL DES ALTERNATIFS
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Article du numéro 182 (517)

LE PIED GAUCHE DE LULA

 

Luciano Brunet est l'un des responsables pétistes du Budget Participatif au sein de la mairie de Porto Alegre. Nous avons souhaité voir avec lui, à deux ans des échéances électorales municipales, comment il entrevoyait le futur brésilien, mais aussi local, un mois après l'entrée en fonction des nouveaux élus. En effet, la présence de Lula à la tête de l'État et d'une coalition dominée par le PT modifie le rapport de force, mais la victoire du PT à l'Assemblée de l'État du Rio grande do Sul (alors que son candidat à la tête de l'exécutif, Tarso Genro, échouait1) modifie tout autant, dans un pays aux structures fédérales très fortes, les marges de manœuvre de la mairie pétiste. Le PT aussi change. Les courants sont en pleine recomposition. Les équilibres entre sensibilités, plus ou moins radicales, sont bien difficiles à analyser en attendant le congrès de 2003. Ainsi, Démocratie Socialiste, courant troskiste du PT, s'interroge sur sa participation au gouvernement, (pendant que la IVe internationale s'interroge sur son exclusion) mais passe des accords avec la droite du PT (PT Amplo) pour devenir majoritaire à Porto Alegre. De plus, depuis le congrès de 1995, les votes ne se font plus par courants mais sur des personnes. Ce fut fort utile pour permettre à Lula d'être désigné pour la campagne électorale, mais cela ne clarifie pas le débat. Ainsi, Dutra, issu de DS, soutient Lula contre la gauche du parti. Brunet est membre de la gauche du PT. Son analyse des enjeux de la présidence de Lula, malgré un certain devoir de réserve lié à ses fonctions, permet d'avoir un éclairage sur les débats internes du parti.
 

Colloghan


Rouge & Vert : Le même jour, le PT a perdu l'exécutif de l'État du Rio Grande do Sul et gagné la présidence nationale. Qu'est-ce que ces changements vont impliquer pour les projets initiés à Porto Alegre et dans l'État du Rio Grande (do Sul)?

Luciano Brunet : La question est de savoir ce qui va perdurer, et particulièrement en ce qui concerne l'incitation à la création ou la reprise d'entreprises sous la forme de coopératives autogérées. Les entreprises qui ont mené à bien l'intégralité de cette transformation ne feront sans doute plus machine arrière. Même si la politique fiscale incitative va sans doute disparaître à l'échelle de l'État, le ministère de l'Économie solidaire devrait créer un cadre légal au niveau national pour aider ces entreprises et le changement de gouvernement national va permettre d'utiliser la Banque Nationale pour le Développement Economique et Social (qui servait jusqu'ici à faciliter les privatisations) pour soutenir ces initiatives. Mais il y a surtout la valeur de l'expérience.
Il y a une grande tradition au Brésil de coopératives (surtout d'origine ecclésiastiques et agricoles). La politique d'incitation au passage de la coopérative à l'entreprise autogérée a permis un saut qualitatif dans le débat. Nous estimons à 30 % la part de salariés des entreprises autogérées qui aborde leur situation professionnelle comme indistincte du statut de l'entreprise. Même ces salariés, les moins conscientisés, se sont (ré)appropriés des notions de démocratie au travail (notion du dialogue, du bien collectif, de l'autodiscipline…)

Pour les autres, la prise de conscience est allée plus loin. La plupart du temps, ces expériences se sont faites dans des entreprises en dépôt de bilan. Pour certaines, il s'agissait de gestion désastreuse, de corruption ou simplement d'incompétence des anciennes directions, mais d'autres entreprises étaient simplement victimes de leur inadéquation avec le système marchand. La reprise de ces entreprises a ouvert de grands débats sur l'autorégulation du marché, sur les limites de l'espace marchand, sur l'utilité sociale de la production.

Les échanges que nous avons eu avec ces entreprises depuis les élections et le futur dispositif national nous rendent confiants quant au développement de l'économie solidaire. Pour ce qui est de la démocratie participative, son développement pose d'autres problèmes.

Nous avons mené des expériences de budget participatif avec de bons résultats dans de nombreuses villes (à Porto Alegre à Sao Paulo, dans plusieurs villes de l'État de Sao Paulo), à Récif, Belém…), mais le Rio Grande do Sul était le seul État où nous avions développé ce projet à une telle échelle.

Le changement de majorité à l'échelle nationale permet deux approches très différentes. Nous pouvons considérer que la place que nous avons prise dans les institutions nationales est suffisante pour réaliser les réformes par l'unique biais institutionnel. Il faut se rappeler que nous avons plus de marges de manœuvre et un meilleur rapport de force aujourd'hui à l'échelle nationale que celui que nous avions à l'échelle de la ville lors du premier mandat pétiste à Porto Alegre.

L'autre stratégie consiste à s'appuyer sur le capital politique de Lula dans la population. Comme l'a expliqué Lula dans son discours lors du FSM, le projet du PT n'aboutira que s'il s'appuie sur ces deux pieds : un pied dans les institutions, l'autre dans les mouvements sociaux.

C'est là que les propositions sont les plus riches. C'est aussi là que peuvent apparaître les pressions populaires nécessaires aux réformes de fond. Il faut que le gouvernement prouve sa volonté de faire un "gouvernement participatif". C'est le sens de l'initiative qu'a initié Olivio Dutra2, avec une caravane "des priorités gouvernementales". Elle circulera dans les quartiers populaires des grandes agglomérations pour permettre aux habitants de définir quelles doivent être ces priorités. Présentées à l'assemblée, ces priorités auront le poids du soutien populaire. C'est un exemple. Mais le débat engagé publiquement sur la réforme agraire avec le Mouvement des Sans Terre ou sur les réformes dans le monde du travail avec la CUT3 sont d'autres pistes d'une gouvernance de participation populaire.

R&V : Vous venez de parler du pied gauche du gouvernement…

LB : Et "Qu'en est-il du pied droit ? "et aussi "Est-ce que l'écart entre les deux pieds déterminera l'amplitude des pas en avant faits par le gouvernement ?".

L'autre pied bien sûr sera dans les institutions, sur le terrain des négociations, au Congrès et au Parlement, avec nos partenaires.

Pour utiliser une image, le PT est une pince composée de deux morceaux : le mouvement social et les institutions. C'est une chose que nous avons décidé d'assumer dès la création du PT : s'insérer dans le mouvement social et disputer le pouvoir dans le cadre institutionnel par les élections. Notre mouvement a une double origine. Une origine souvent considérée comme sectaire, de refus de tout compromis, basée sur la confrontation et une autre tradition, issue de l'Église, de pragmatisme et de compromis. Il faut bien constater qu'aujourd'hui, le côté institutionnel de la pince pétiste s'est particulièrement développé. Mais l'autre côté existe réellement avec le Mouvement des sans terres, le MNLM (mouvement des mal logés), le mouvement pour les droits des Noirs, les mouvements féministes ou la CUT (même si cette dernière subit comme partout le recule du mouvement syndical).

Nous sommes aujourd'hui confrontés au problème que le dialogue entre institutions et mouvements sociaux, efficace à la base et entre directions, est quasi nul aux niveaux intermédiaires. Nous devons créer les cadres de ces dialogues et son renforcement.

R&V : Comment cela se traduit-il concrètement pour le PT, et plus particulièrement, pour la gauche du parti ?

LB : Il faut souligner notre inexpérience dans cette situation. Nous avons géré des villes et des régions, mais nous n'avons jamais été au gouvernement national, ni seul ni au sein d'une coalition. Ça ne veut pas dire que nous n'avons pas d'objectifs clairs, mais que nous ne connaissons pas encore tous les rouages du pouvoir.

Je ne doute pas de la détermination des ministres pétistes, ni des acquis des gestions municipales et des États. Pas plus que je ne doute de la faisabilité d'un gouvernement de coalition. Nous les avons multipliés au niveau municipal et des États. Mais il ne s'agit pas, à l'échelle du Brésil, d'une reproduction en plus grand de ce que nous avons réalisé. Les pressions et les enjeux sont de natures différentes.

L'un des enjeux clef est celui du calendrier des réformes. Lula a présenté comme première urgence le "développement économique". La formule est très consensuelle. Même Cardoso peut se dire en accord avec cette priorité ! Il y a une volonté chez Lula, sinon de consensus, au moins de large assentiment populaire. Le "développement économique", comme "faim zéro" ou, plus radical, la caravane de Dutra, ont obtenu des accueils très largement favorables. Reste à connaître l'attitude du Congrès.

Dans le fond, nous sommes dans la même situation qu'à notre arrivée à Porto Alegre : de bonnes intentions, pas d'expérience, une stratégie en construction et de la détermination. Je suis certain que nous ne modifierons pas nos projets ; reste à savoir ce que nous arriverons à faire.

Enfin, il y a la dimension internationale. Là, les contradictions sont fortes. Il y a la poussée impériale occidentale - et particulièrement américaine - et, dans un même temps, une évolution de l'Amérique Latine dans l'autre sens. Regardez ce qui se passe au Brésil, en Argentine, en Uruguay, en Equateur, au Salvador, en Bolivie … Des mouvements populaires de gauche prennent de l'ampleur sur tout le continent. L'ombre du libéralisme s'est levée. Que de chemin parcouru en 5-6 ans ! Dans ce contexte, le Brésil, par sa taille et son poids, représente un enjeu qui dépasse le pays. Le choix de Lula d'aller à Davos, d'y parler au nom des pays en voie de développement représente quelque chose de positif.

R&V : Et il y a aussi le FMI …

LB : Notre gouvernement doit composer avec. A porto Alegre, notre mairie a négocié avec des institutions internationales dont le but est d'accentuer la politique libérale, et nous avons obtenu que ces institutions paient la construction de routes. C'est très loin de ce qu'ils souhaitaient obtenir à l'origine ! C'est la même stratégie que Lula est en train de mettre en place. Il fait des concessions sur ce qui est en fait dans notre intérêt (des pratiques économiques plus transparentes, la lutte contre la corruption, contre le clientélisme…), en échange du "droit" à mener une politique plus sociale au Brésil. Il utilise les propres contradictions de la Banque Mondiale et du FMI. Ainsi, l'annonce officielle du projet "faim zéro" a eu lieu le jour où le FMI devait étudier le prêt fait au Brésil. Le FMI ne pouvait pas le jour même augmenter la pression sur le Brésil. Il a rajouté une ligne budgétaire aux fonds accordés au Brésil pour soutenir l'initiative. L'importance économique et médiatique du Brésil permet de travailler le rapport de force avec cette institution.

Mais tout ça ne peut fonctionner, je le répète, que s'il y a des mobilisations sociales au Brésil. Pour que la voix des mouvements sociaux soit entendue, il ne suffit pas de l'oreille de Lula. Il y a un enjeu autour des médias. Là, nous avons un vrai problème. Les médias ne sont pas politiquement proche de nous, mais en plus ils simplifient le discours politique.

Lors de la dernière campagne, je distribuais des tracts tous les jours devant le Mercado Municipal4 en essayant d'expliquer aux gens le programme du PT. Durant toute une journée, plus d'une dizaine de personnes sont venues me parler des chaussures de Lula. C'est en rentrant chez moi que j'ai compris pourquoi : une chaîne nationale avait fait un reportage sur la visite que Lula avait fait dans une usine fabriquant des chaussures. Lula avait parlé des conditions de travail, des normes, sociales et des conditions de travail. Le journaliste lui avait demandé s'il porterait des chaussures fabriquées dans cette usine. Tout le reportage était axé sur la réponse de Lula : allait-il ou non porter des chaussures fabriquées ici ? Tout le c o n t e n u p o l i t i q u e avait disparu. Voilà ce qui reste du débat p o l i t i q u e passé à la moulinette médiatique.

R&V : Cet espace entre le Lula des médias (des reportages et des spots de la campagne) et celui des meetings pendant la campagne, ne craignez-vous pas que ce soit un précédent à une dichotomie entre Lula Président et Lula leader pétiste?

LB : Peut-être. Lula n'est que ce qu'il est. C'est un risque. Il faut se rendre compte que le Brésil n'est pas un pays européen et que l'histoire du PT n'a rien à voir avec les social-démocrates européens. Chez-vous, il y a une longue histoire d'accords, de compromis historiques entre mouvement ouvrier et patronat. Des contrats où la classe ouvrière gagnait réellement quelque chose et concédait aussi beaucoup. Où avez-vous vu de tels contrats au Brésil ?

Ici, le rapport de la gauche aux institutions et au patronat ne s'est pas construit sur des pactes. Pas plus, la construction du rapport entre politique et société civile n'est pas le fruit d'un long processus, ni la question de l'organisation des partis, ni le rapport entre centralité et périphérie. L'expérience d'un gouvernement Lula n'est pas une question de tradition respectée ou non.

C'est aujourd'hui une question de croyance : est-ce que Lula peut réussir? Ce qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est l'enjeu que cela représente pour les classes populaires.

R&V : Pour revenir sur les enjeux locaux, vous avez évoqué les nécessités du budget participatif, à Bel Horizon ou Porto Alegre par exemple. Y a-t-il des exemples d'échecs ?

LB : c'est le cas à San Andrea par exemple. Il y a deux raisons possibles à ces échecs.

Vu les difficultés que représente la mise en place du Budget Participatif, s'il est réduit à un supplément d'âme, il n'a aucune chance de voir réellement le jour. L'autre raison courante d'échec, c'est le temps de mise en place. Quand il n'y a pas de résultats visibles rapidement, la participation au Budget décroît très vite.

Il faut aussi noter que pour certains courants du PT, cette expérience n'est pas forcément toujours très bien perçue. C'est le débat que nous avons eu à Sao Paulo avant que la majorité locale du PT, proche de PT Amplo, ne finisse par admettre l'intérêt du BP et s'y investisse enfin.

R&V : Peut-on revenir sur les raisons de votre défaite au poste de gouverneur?

LB : Comme je vous l'ai dit, cela s'est joué à une poignée de voix. Mais le résultat est là. C'est quelque chose de tres douloureux. Il faut d'abord se rendre compte que ce n'est pas une déroute. Nous avons doublé le nombre de nos députés de l'État et notre candidat, Tarso Genro, n'a échoué que de peu. S'il avait fait 3 % de plus, cette défaite, si lourde symboliquement, n'aurait pas eu lieu. N'oublions pas que Dutra avait gagné avec 3 % d'avance seulement. Il faut ajouter que la campagne s'est bipolarisée : il y avait d'un côté le PT, de l'autre tous les partis de droite coalisés, ce qui est exceptionnel dans la vie politique brésilienne. De plus la campagne médiatique a été univoque et particulièrement diffamatoire pour le PT.

Cependant , c'est avant tout au sein du PT que cette campagne a été perdue. Les primaires qui ont opposé le g o u v e r n e u r pétiste sortant, Dutra, à Genro se sont faites en public et ont duré longtemps. En choisissant Genro, le PT a symboliquement condamné le bilan du gouvernement sortant. De plus, lors des dernières municipales, la droite avait accusé Genro de se présenter à la Mairie uniquement pour s'en servir comme marche pied vers l'Etat. Genro s'était engagé à finir son mandat de Maire. Deux ans après avoir été élu avec 60 % des voix, il démissionne pour être candidat au poste de gouverneur. Les habitants se sont sentis trahis. C'est à Porto Alegre que nous perdu les élections. C'est une analyse personnelle, ce débat n'est pas clos au sein du parti.

Il y a un enseignement intéressant : quand nous réussissons le développement du budget participatif ou de la participation populaire, cela ne garantit pas la réélection du PT, mais la pérennité de ces projets.

R&V : Qu'allez-vous entreprendre maintenant à Porto Alegre ?

LB : C'est encore un peu tôt pour le dire. Le nouveau gouvernement a été nommé, il y a peu et l'assemblée de l'Etat vient juste de rentrer en fonction. Mais il y a déjà des pistes : nous avons prévu un congrès de la ville pour s'interroger sur les formes de démocratisation qu'il faut développer et pour améliorer la gestion de la cité.

Le Budget participatif est une bonne méthode, mais les classes moyennes n'y participent pas assez. Il faut que nous trouvions comment augmenter son assise populaire. Un autre problème du BP, c'est que plus les questions abordées sont complexes, générales et de long terme, moins les classes les plus populaires participent. Il y a un vrai travail de lisibilité des projets à long terme qu'il faut entreprendre pour que la population se saisisse de l'ensemble des questions. Un autre élément important dans les mois qui viennent est le rapport entre les individus et les institutions. Le Brésil n'a pas connu sa révolution républicaine. Nous n'avons pas, comme vous en France, cette notion de bien public, d'une collectivité dont les institutions seraient les émanations.

Au quotidien, cela veut dire que les personnes issues de milieux populaires ont un rapport, par exemple, à la santé (et donc au traitement des maladies) ou à la justice fait de défiances. C'est à nous à la fois de faire évoluer les mentalités et de travailler sur la façon dont ces structures accueillent les gens. Quant aux autres axes de la municipalité, il faudra attendre encore un peu pour les connaître. n

Propos recueillis par M. COLLOGHAN

1.Au niveau de l'état, les habitants élisent une assemblée mais aussi le gouverneur qui est le chef de l'exécutif.
2. Ex-maire de Porto Alegre et ex-gouverneur de l'état du Rio Grande do Sul. Aujourd'hui ministre.
3. Principale centrale syndicale brésilienne
4. La place centrale de Porto Alegre

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