Article du numéro 183 (518)
Une intervention de Noam Chomsky
Il y a quelques jours, un sondage au Canada indiquait que plus d'un tiers de la population voyait les USA comme la plus grande menace contre la paix mondiale (deux fois plus que pour l'Irak et la Corée du Nord, et bien plus que pour Al-Qaida). Un sondage du Time magazine estime à 80 % le pourcentage d'Européens considérant les USA comme la principale menace contre la paix mondiale. [.] La proportion d'opposition à la guerre est absolument sans précédent. Une proportion si forte en Europe que le secrétaire américain de la défense, Donald Rumsfeld congédie l'Allemagne et la France, cette "vielle Europe" [.] Un "grand nombre d'autres pays en Europe [sont] avec les USA" a-t-il assuré. Ce grand nombre représente la "nouvelle Europe" . [.] L'Italie est à bord, la Maison-Blanche nous l'assure. Ce n'est apparemment pas un problème si 80 % des Italiens sont opposés à la guerre. Cela montre seulement que le peuple italien fait lui aussi partie de la "vieille Europe" et peut être jeté dans les poubelles de l'histoire avec la France, l'Allemagne et tous ceux qui n'ont pas compris où est leur place. [.] L'Espagne est acclamée comme un autre membre important de la nouvelle Europe - avec 75 % des Espagnoles totalement opposés à la guerre, [.]. D'après l'analyste de Newsweek, référence en politique étrangère, la même situation se retrouve dans la plus prometteuse partie de la Nouvelle Europe, les anciens pays communistes [.]. Il rapporte qu'en Tchéquie, les deux tiers de la population s'oppose à la participation à une guerre, pendant qu'en Pologne, seulement un quart de la population soutiendrait cette guerre, même si les inspecteurs de l'ONU "prouvaient que l'Irak procède des armes de destruction massive". [.]. La "Nouvelle Europe" comprend, outre l'Italie, l'Espagne, la Pologne et la Tchéquie, les dirigeants -ce qui est bien différent de la population- du Danemark (avec une opinion publique sur les mêmes positions que la vieille Allemagne), le Portugal (53% opposé à la guerre quelles que soient les circonstances, 96% opposé à la guerre menée par les seuls USA et alliés), la Grande Bretagne (40% opposé à la guerre quelles que soient les circonstances, 90 % s'il n'y a pas d'aval de l'ONU) et la Hongrie (pas de sondages disponibles). En bref, l'enthousiasmante "nouvelle Europe" est l'appellation d'un groupe de dirigeants disposés à défier leur population. La vieille Europe a mal réagi aux déclarations de Rumsfeld. [.] Leurs réactions ont été expliquées à la population US par les médias américains. Pour ne citer que la presse nationale, nous apprenons que les alliés européens n'apprécient pas la "rectitude morale" du président. Cette " ferveur évangélique" qui vient directement à l'homme simple qui s'est dévoué pour chasser le mal du monde. [.] Les cyniques européens, nous dit-on, interprètent la "pureté d'âme de Bush" comme de la "naïveté morale" [.] Les rares mentions de l'opinion publique dans la nouvelle Europe abordent ces résultats comme s'il s'agissait d'un problème de marketing. Le produit est forcément bon et honorable. [.] Les Allemands et les Français" qui montrent des tendances démocratiques rétrogrades, et "ne peuvent pas prétendre parler pour l'Europe". C'est vrai : ils parlent simplement pour les peuples de la vieille et de la nouvelle Europe. [.] Ces discours d'officiels et leurs analyses dans les médias sont éclairants. Elles démontrent avec clarté un mépris de la démocratie typique, historiquement, de ceux qui pensent diriger le monde de droit. Il y a de nombreuses autres illustrations. Quand le chancelier allemand, Gerhard Schroeder, a osé prendre position dans le sens de l'écrasante majorité des Allemands, ce fut analysé comme un problème grave que l'Allemagne devrait surmonter si elle voulait être accepté dans le monde civilisé. [.] Le problème de l'Allemagne, c'est que "le gouvernement vit dans la peur des électeurs, ce qui le pousse à commettre erreurs sur erreurs" analyse le porte-parole de la CDU qui, lui, comprend la vraie nature de la démocratie. Le cas de la Turquie est encore plus révélateur. Comme dans toute la région, les Turcs sont très fortement opposés à la guerre - autour de 90 % - et les élus semblent prendre en compte le peuple qui l'a élu. [.] Cette répugnance d'un gouvernement élu à suivre les ordres d'en haut démontre que ces dirigeants ne sont pas de vrais démocrates. [.] "Il y a dix ans, explique l'ancien ambassadeur de Turquie aux USA, Morton Abramowitz, la Turquie était gouvernée par un vrai démocrate, Turgut Ozal, [qui sut] passer outres le choix de ses citoyens de rester hors de la guerre du golfe". Il sera nécessaire d'imposer une démocratie authentique en Turquie par un étranglement économique et autres moyens coercitifs. C'est regrettable, mais c'est ce que la presse appelle " l'aspiration à la démocratie." Le Brésil est un autre exemple de la conception de la démocratie pour les maîtres de l'univers. Lors des dernières élections, une large majorité a voté pour une politique qui est fortement combattue par la finance internationale et les investisseurs, par le FMI et le département du trésor américain. Il y a quelques années, sut été le signal pour un coup d'état militaire [.] comme au Brésil il y a 40 ans. [.] Il y a maintenant une voix plus simple pour neutraliser les choix du peuple, grâce aux instruments néo-libéraux qui ont été mis en place : contrôle économique, volatilité financière, attaque contre la monnaie, privatisations et autres dispositifs qui sont de grandes réussites pour réduire l'espace des choix populaires. Voilà ce que les économistes internationaux appellent le "Parlement virtuel" des investisseurs. [.] Alors que je m'apprêtais à partir pour l'aéroport, j'ai reçu une énième demande de la presse à propos de la faiblesse des manifestations anti-guerre [.] En fait, les manifestations aux USA, comme ailleurs, sont à des niveaux de mobilisation sans précédent dans l'histoire. [.] Il y a d'autres types d'actions. Par exemple, la semaine dernière, le conseil municipal de Chicago a adopté une résolution anti-guerre, rejoignant ainsi 50 autres villes américaines. [.] Il y a plusieurs mois, la plus grosse université du pays a adopté une résolution contre la guerre (l'Université du Texas, juste à la porte du ranch de Bush). Il serait aisé de continuer. [.] Invariablement, des comparaisons sont faites avec la guerre du Vietnam. [.] Nous venons juste de passé le 40e anniversaire de l'annonce publique par l'administration Kennedy de l'envoi de l'US Air Force pour bombarder le Sud-Vietnam, [.] Il n'y avait pas de prétexte de défense, sinon dans le sens de la rhétorique officielle : la défense contre "l'agression intérieure" de sud-vietnamiens au Sud-Vietnam et cet "assaut de l'intérieur" (dixit le Président Kennedy et son ambassadeur aux Nations Unies, Adlai Stevenson). Les manifestations étaient alors inexistantes et n'ont pas significativement augmentées durant plusieurs années. Avec le temps des dizaines de milliers de soldats américains ont rejoint l'armée d'occupation, des zones de fortes densités de population ont été détruites par un sur-bombardement, et l'agression s'est étendue au reste de l'Indochine. Les manifestations restaient sur le registre du "pragmatique" : cette guerre est une erreur qui devient trop coûteuse pour les USA. Contraste tranchant, à la fin des années 1960, la grande majorité du public était devenue opposée à une guerre "fondamentalement mauvaise et immorale", pas une "erreur" (formule qui reste d'usage jusqu'à présent). Il y a aujourd'hui une opposition à grande échelle alors que la guerre n'est pas encore officiellement déclarée. Cela reflète une moins grande tolérance face aux agressions et atrocités. [.] Les dirigeants sont parfaitement conscients de ces évolutions. Quand une nouvelle administration arrive aux affaires aux USA, elle reçoit un bilan du monde rédigé par les services secrets. [.] Quand Bush I arriva a son bureau en 1989, une petite part de ce mémento a fui, un passage concernant "les cas où les USA combattraient des ennemis plus faibles" Les analystes conseillent dans ce cas [.] les USA devraient gagner "d'une façon décisive et rapidement" sans quoi le soutien populaire disparaîtrait. [.] Le travail politique des 40 dernières années a eu un effet civilisateur significatif. Aujourd'hui, attaquer un ennemi plus faible nécessite une propagande énorme, parler [.] de génocide, peut-être même d'une menace pour notre propre survie. On pourra alors célébrer une victoire miraculeuse contre cet impressionnant ennemi et chanter les louanges des courageux dirigeants qui sont venus à la rescousse juste à temps. Voilà le scénario en court pour l'Irak. Les sondages révèlent un plus grand soutient à cette guerre aux USA qu'ailleurs [.]. Il est important de porter à l'esprit que les USA sont le seul pays, hors de l'Irak, où Saddam Hussein n'est pas seulement rejeté mais aussi craint. La propagande menace que si d'aventure il n'était pas arrêté aujourd'hui, il nous détruirait demain. Comme Condoleezza Rice, la secrétaire d'état, l'annonçait en septembre dernier la prochaine preuve de la possession d'armes de destruction massive pourrait bien être un champignon atomique et "probablement sur New York" [.]. Quand le congrès accorde les pleins pouvoirs au Président pour mener cette guerre, en Octobre dernier, c'était "pour défendre la sécurité nationale des Etats-Unis contre la menace permanente représentée par l'Irak". [.] C'est aussi saisissant que cette forte opposition à la guerre se développe aussi au sein de la classe dirigeante. [.] La tres respectable académie des Arts et sciences a réalisé une longue monographie sur la guerre, essayant de donner la ressentions la plus positive des arguments de l'administration Bush, pour ensuite les démonter méthodiquement point par point. [.] [Il faut noter] que ne sont pas pris en compte les effets probables sur les Irakiens. Les Nations unies avertissent pourtant [.] que des millions de personnes pourraient être sérieusement en de ne pas survivre à une terrible guerre qui détruirait les infrastructures de base. [.] C'est aussi intéressant que les critiques ne prennent pas la peine de s'attaquer à la rhétorique médiocre de démocratisation et de libération. [.] Par contre, les critiques sur les classes dirigeantes sont entendues. Ce ne fut une surprise pour personne quand la CIA informa le congrès, au mois d'Octobre dernier, qu'ils n'avaient pas établi de liens entre l'Irak et des actes terroristes du type d'Al Qaida, mais qu'une attaque contre l'Irak augmenterait sérieusement les menaces terroristes [.]. Cela reviendrait à créer une nouvelle génération de terroriste. [.] Washington est en train de donner une leçon sale et dangereuse : si vous voulez vous défendre de nous, vous feriez mieux d'imiter la Corée du Nord et d'être une menace militaire crédible, comprenant un armement nucléaire. Sans quoi nous vous démolirons en menant notre nouvelle "grande stratégie" . [.] La politique américaine de confrontation militaire laissera le monde plus dangereux et les USA moins en sécurité. [.] La nature de la menace [que représente l'arsenal militaire nucléaire] fut fortement rappelée en Octobre dernier, au sommet de la Havanne pour le 40e anniversaire de la crise des missiles auquel assistaient des participants Russes, américains et cubains. [.] De nouvelles informations données au sommet de La Havane furent d'un éclairage important pour comprendre le dénouement de cette crise. Nous y avons appris que le monde fut sauvé de la dévastation nucléaire par le capitaine d'un sous-marin soviétique, Vassili Arkhipov, qui bloqua l'ordre de faire feu avec ses missiles nucléaires quand des sous marins russes furent attaqués par des destroyers américains à proximité des limites de la quarantaine, zone d'interdiction fixée par Kennedy. Comme Arkhipov le notait, le tir nucléaire avait plus de chance d'enclencher une réponse de même nature des Américains entraînant la "destruction de l'hémisphère nord" comme le redoutait Eisenhower. Cette révélation est, dans le contexte actuel, particulièrement intéressante : cela démontre avec beaucoup de clarté le terrible et incontrôlable risque d'une attaque contre un "ennemi plus faible", un risque pour notre survie, ce n'est pas exagéré de le dire. [.] Le minutage de la campagne de propagande de Washington a été si transparent ! La campagne a commencé en Septembre de l'année dernière. Avant cela, Saddam était un gars pas fréquentable, soit, mais pas une menace imminente pour la survie des USA. Puis le champignon nucléaire a été annoncé pour début de septembre. Depuis lors, la peur que Saddam attaque les USA a gagné 60-70 % de la population. "Les arguments quant à l'urgence à agir contre l'Irak que Bush a développé en Septembre ne seraient absolument pas passée deux mois auparavant " pour le chef des analystes politiques de United Press International, concluant sur d'autres motivations évidentes de Bush : Septembre marque l'ouverture de la campagne pour les élections de mi-parcours du congrès. L'administration, continue-t-il, faisait "campagne pour conserver et augmenter son pouvoir en se lançant dans une politique internationale aventuriste, une nouvelle stratégie de guerre préventive, et un appétit pour une confrontation au résultat certain de confrontation avec l'Irak. " Avant que les débats ne soient centrés sur la question de la guerre, Bush et son équipe était en train de perdre pied pour cause d'un bilan social et économique désastreux. Et il n'y avait pas eu de nouvelle attaque terroriste ou d'indication crédible d'une menace imminente. Depuis septembre, la sécurité nationale a pris la place du conducteur. [.] Pour les élections, la stratégie a payé. Les dernières élections de 2002 ont été gagnées par un petit nombre de scrutins, mais suffisants pour que l'exécutif mette la main sur le Congrès. Les analyses des élections montrent que les votants ont conservé leurs oppositions à l'administration quant à sa politique sociale et économique, mais les étouffent quand l'enjeu central serait une question de sécurité. Typiquement, cela pousse à soutenir le représentant de l'autorité, le brave cow-boy qui doit galoper à notre secours juste à temps. Comme l'histoire le montre, c'est tres facile pour un dirigeant sans scrupule de terrifier le public. [.] C'est une méthode classique pour détourner l'attention. [.] Quand la campagne présidentielle a commencé, les stratèges républicains ne voulaient certainement pas que les électeurs s'interrogent sur des questions de pensions, de travail, de santé, et autre sujet de l'échec gouvernemental. Au lieu de cela, les électeurs prieront leurs dirigeants héroïques de les sauver de l'imminente destruction par un ennemi au pouvoir colossal, et de préparer la prochaine confrontation avec la prochaine puissance qui s'est construite pour nous détruire. Ça pourrait être l'Iran, ou un pays des Andes : il y a un large éventail de candidats, tant que nos missiles seront sans défense. Cette stratégie belliqueuse est une seconde nature pour les dirigeants politiques actuels, pour la plupart anciens membres de l'administration Reagan recyclés. Ils jouent un scripte familier : mener une politique clientéliste dispendieuse, menant à un déficit tel que tous les programmes sociaux seront sacrifiés, et déclarer un "guerre à la terreur" (comme ils l'ont fait en 1981) et combattre les diables, les uns après les autres . Et maintenir la population dans une soumission inquiète. Dans les années 80, c'était un assassin Libyen qui rôdait dans les rues de Washington pour assassiner notre Président, puis l'existence d'une armée Nicaraguayenne, à seulement deux jours de marche du Texas qui nous menaçait. Une telle menace pour notre survie contraignit Reagan à déclarer l'état d'urgence nationale. Ou encore l'existence d'un terrain d'aviation sur l'île de Grenade allait permettre aux Russes de nous bombarder (s'ils arrivaient à trouver l'île sur une carte). Les terroristes arabes cherchaient à tuer les touristes américains partout dans le monde pendant que Kadhafi prévoyait "d'expulser les USA du Monde", [.] ou les narcotrafiquants hispaniques cherchaient à détruire la jeunesse. Etc., etc. Pendant ce temps, nos dirigeants ont poursuivi une politique intérieure sans grand résultat économique si ce n'est pour les grandes entreprises pendant qu'une majorité considérable de la population en payait le coup social. Le même scénario est suivi aujourd'hui. Ils ressortent la "classique stratégie contemporaine de l'oligarchie de droite de mise en danger " pour pouvoir poursuivre leur programme de politique intérieure, voir même de l'institutionnaliser avant que la politique de guerre ne perdent ses vertus de propagande. [.] Bien sûr, il y n'a pas que de simples considérations intérieures [.]. Les atrocités du 11 Septembre ont produit une grande opportunité de lancer un plan de longue haleine pour prendre le contrôle des immenses ressources pétrolières irakiennes, l'un des principal gisement pétrolifère du golfe Persique. Ressource que le département d'état américain, en 1945, décrivait comme "une source prodigieuse de pouvoir stratégique, et l'une des meilleure opportunité financière de l'histoire du monde". Les services de renseignement américains prédisent des retombées encore plus importantes dans les années qui viennent. Le but n'a pas été atteint pour l'instant. [.] Qu'est-ce que cette " meilleure opportunité financière de l'histoire " pour les USA (et pour la grande Bretagne) et cette "source prodigieuse de pouvoir stratégique" si ce n'est une "domination unilatérale mondiale". Le but est maintenant ouvertement exprimé, et c'est une effrayante menace pour le monde. [.] Je pense qu'un regard réaliste sur le monde en donne une image complexe. Il y a biens des raisons de se sentir encouragé, mais la route est longue et dure devant nous. n Traduction : M.Colloghan 1. Entre autres : - "Acts of aggression, policing rogue states", avec Ramsey Clark et Edward Said. - "The umbrella or US power, Manufacturing Consent". - "The politial economy of the mass media" avec Edward S.Herman. En français : - "L'an 501 : la conquête continue" (EPO, 1995) - 'les dessous de la politique de l'oncle Sam' (le temps des cerises, 1996), - 'le nouvel humanisme militaire' (Page deux, 2000) -"de la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis" et "Responsabilités des intellectuels" (Agone 2000 et 2002) -"deux heures de lucidité" - entretiens avec Denis Robert et Weronika Zarachowicz- (les Arènes, 1999) |