LA PRESSE ALTERNATIVE
     
 
ROUGE ET VERT : LE JOURNAL DES ALTERNATIFS
Remonter ] [ n° 186 ] n° 184 ] n° 183 ] n° 182 ]

Article du numéro 186 (521)

GROGNE ENSEIGNANTE

 

Dans le langage fleuri des journalistes professionnels des médias dominants, c’est généralement ainsi que l’on qualifie le mouvement de lutte qui se généralise dans l’Education nationale.  

Effectivement les motifs de grogner s’amoncellent depuis la rentrée 2002 et s’enracinent dans les années précédentes. Les ministres se suivant mais les orientations générales demeurant similaires, les mesures proposées par Ferry et Darcos reposent en effet sur un projet de grande envergure.

Tout d’abord, il s’agit de fixer, sinon réduire, la part allouée à l’éducation dans le budget de l’Etat. Ensuite, il convient de transformer l’ensemble du système éducatif pour le mettre en conformité avec les besoins des entreprises en termes de formation. Surtout, ce projet prend tout son sens dans la perspective de l’inclusion de l’éducation dans le prochain cycle de négociation à l’OMC, l’Accord général sur le commerce et les services. Avec la santé, l’éducation est en effet un des derniers grands gisements de profits à ne pas être totalement mis en coupe réglée par les firmes.

Un naufrage annoncé

C’est dans cette perspective que l’on peut mieux comprendre la cohérence du train de mesures mis en route par Ferry :
- réduction des effectifs et accentuation du recours à des personnels précaires
- externalisation accrue des tâches non directement éducatives
- spécialisation et mise en concurrence des établissements, notamment dans le supérieur
- accroissement du poids des collectivités territoriales et des Chambres de commerce et d’industrie dans les Conseils d’administration
- intégration poussée des formations professionnelles sous la direction de ces deux derniers acteurs

Associée aux graves atteintes sur les retraites de la fonction publique, c’est probablement cette perspective qui explique la vigueur de la mobilisation qui se construit dans l’Education nationale. Après une série de journées d’action isolées et de bien peu d’effet, quelques académies se sont engagées dès le début du printemps dans un mouvement de grève reconductible afin de construire un réel rapport de forces. C’est le cas des académies " pilotes " de Bordeaux et de Rennes, qui expérimentent en vraie grandeur une partie des mesures envisagées par Ferry. C’est aussi le cas de La Réunion et de Créteil.

Cette dernière académie concentre en effet quelques ingrédients détonnants : une grande proportion d’élèves de classes populaires, un personnel souvent jeune, une mémoire des luttes récentes1 et une forte proportion de personnel au statut précaire. Cette situation conduit à une certaine radicalité, notamment à l’égard des principales organisations syndicales. Le fonctionnement par pyramide d’assemblées générales tend d’ailleurs à les déborder ; la Fédération syndicale unitaire (FSU) est bien souvent contestée pour sa prudence et son manque de soutien au mouvement et pourrait bien laisser des plumes à cette occasion.

haut  

Le maillon faible de la chaîne de servitude ?

La généralisation du mouvement semble pourtant inexorable à présent. Une de ses difficultés réside dans le fait qu’elle doit se développer sur un double front.
Tout d’abord, celui de la décentralisation et de la précarisation, prélude au démantèlement et à la privatisation2 de l’Education nationale. Jusqu’au 13 mai, c’est celui qui a été le plus mis en avant.
Ensuite, celui des retraites. Paradoxalement peut-être, c’est celui sur lequel la jonction avec les élèves et les parents se fait le plus facilement, puisqu’il renvoie à une situation qui concerne chacun.

De ce point de vue, la montée en puissance du mouvement social fait peser un risque d’occultation dans les médias des revendications du premier front.

Cependant, plusieurs facteurs invitent à l’optimisme. En effet, il n’y a pas de " méchant " qui agite un leurre pour faire paraître raisonnables les mesures proposées par Ferry. Le Medef ne demande pas de délocaliser les conseils de classe au Pendjab. Ensuite, même avides de pouvoir, certains exécutifs des régions et départements se rongent les sangs au sujet du financement des tâches qui leur seraient dévolues. Luc Ferry ne dispose pas d’une clientèle politique fiable et son poste semble bien précaire. Enfin, en dépit d’une fonction de sélection et légitimation des positions sociales, l’école conserve une image de lieu d’égalisation des chances : on ne brade pas aisément les symboles républicains.

En revanche ­ et la participation massive des personnels de l’Education nationale à la journée d’action du 13 mai inviterait là aussi à l’optimisme ­ sur le second front, il faudra dépasser une certaine propension à la réserve. Jusqu’à présent en effet, les enseignants en lutte n’ont que modérément mis en avant leurs revendications sur les retraites : la petite bourgeoisie intellectuelle répugne probablement à parler directement (comme des ouvriers ?) de salaire, y compris de salaire différé. La question de l’âge de départ à la retraite semble un des biais pour contourner la question.

En tout état de cause, il semble clair que le mouvement engagé dans l’Education nationale a un rôle décisif à jouer dans le succès de l’épreuve de force avec le gouvernement.
La fin de l’année scolaire approchant rapidement dans les lycées, le mouvement devra se poser la question des épreuves de Baccalauréat. Les usagers seront-ils pris en otage, comme ne manqueront pas de le signaler tous ceux que la France compte de réactionnaires ?

A moins que le grand mouvement social soit au rendez-vous. Car alors… n

Arno Gauthey
(13 et 14 mai 2003)

1- En 1998, un très fort mouvement associant personnels de l’Education nationale, élèves et parents d’élèves, avait permis d’obtenir des créations de postes destinées à compenser une dotation sensiblement trop faible par rapport aux besoins réels.
2- Entendue au moins comme l’alignement progressif de l’école sur les normes du capitalisme sous sa forme libérale-autoritaire. C’est-à-dire que les exigences des entreprises en termes de formation et de transmission de compétences ­ sanctionnées ou non par un diplôme, national ou régional ­ l’individualisation des conditions de travail et de rémunération aussi bien que la réduction des enseignements " de confort " au profit d’une approche instrumentaliste ne cesseront de s’y accentuer.

haut