Que produire ?
En tant qu’autogestionnaires, nous nous devons de ne pas répondre à cette question. Nous ne nous considérons plus comme une quelconque avant-garde autoproclamée et de ce fait, la réponse à cette question ne peut appartenir qu’à la population dans laquelle nous vivons.
Nous nous affichons fréquemment et trop facilement comme étant des partisans d’une production socialement utile. Posons-nous humblement la question de savoir si nous avons déjà entendu quelqu’un se prononcer pour une production socialement inutile ? En nous affirmant pour une production socialement utile, qu’est-ce qui nous légitime dans sa définition ? Avec une telle formulation avons-nous réellement rompu avec l’avant-gardisme ?
Tout ceci nous amène à la question centrale : qui décide ?
Qui décide ?
Une fois que nous avons déterminé que la population était souveraine pour décider ce qu’il faut produire, nous ne pouvons nous retrancher derrière la réponse marxiste traditionnelle : la classe ouvrière, en centralisant entre ses mains les moyens de production, décidera le plan de production répondant aux besoins de la population plutôt que de s’en remettre aux forces aveugles du marché. Cette formule, nous ne le savons que trop, est totalement inopérante.
Nous sommes aujourd’hui convaincus qu’il nous est impossible de nous passer du marché. Pourtant, près de vingt ans après la chute du mur de Berlin, nous n’avons toujours pas tiré les conclusions qui s’imposent préférant nous livrer à des contorsions intellectuelles de type « société avec marché » plutôt que « société de marché ».
Comment définir, de façon simple, le marché ? La possibilité pour un individu ou groupe d’individus de produire et vendre ce qu’il entend et la faculté pour les consommateurs, individuels ou collectifs (l’Etat par exemple) d’acheter ou de ne pas acheter une production proposée.
Défini comme ceci, le marché paraît bien entendu idéal. Il autorise la population à s’organiser collectivement pour acheter des services que l’on souhaite collectifs, tels que les forces régaliennes bien sûr, mais aussi la santé, l’éducation et pourquoi pas d’autres secteurs économiques tels que les transports, les télécommunications, l’énergie et d’une façon plus générale tout ce qui touche aux domaines des économies de réseau. Nous avons ainsi la définition des services publics qui peuvent parfaitement s’insérer dans une logique de marché. Inversement, la population peut estimer, à juste titre, que pour toute une série de besoins, elle n’est pas qualifiée pour déterminer collectivement ses choix, ce qui laisse ainsi toute place aux comportements individuels ou de groupes décentralisés.
Pour autant, nous sentons que cette définition est insuffisante à l’égard des externalités négatives des productions. A titre d’exemple, nos sociétés européennes sont favorables à un contrôle de l’acquisition des armes par les particuliers. C’est un choix collectif qui a été fait et qui s’oppose au marché libre. Nous comprenons donc que si la population décide de laisser de nombreux secteurs économiques au marché, elle reste dans l’obligation de fixer des règles communes, faites d’interdits et d’incitations-dissuasions. Ceci nous confirme que le marché est évidemment une construction humaine et que, de ce point de vue et contrairement à la prétention des néolibéraux, la « société de marché » n’a rien de naturelle. C’est donc bien sur le champ et les moyens d’intervention à l’égard du marché qu’une gauche moderne doit marquer sa différence à l’égard des conservateurs.
Nous venons d’aborder le marché du point de vue des consommateurs qui sont, lorsqu’ils font partie de la population active, aussi des producteurs. Du point de vue de la production, les libertés individuelles sont fondamentales faute de quoi nous basculons dans une société totalitaire au mieux, esclavagiste au pire. Là encore, la primauté doit s’exercer sur le droit de l’individu de produire ce qu’il veut en vue, notamment, d’obtenir la rémunération qui lui semble équitable. Ceci nous amène à la question suivante.
Comment distribuer ?
Le marché nous apparaît donc comme une base évidente pour définir la distribution des revenus. Chaque individu est libre de travailler ou de ne pas travailler et d’avoir le « libre choix de son travail » (selon l’expression de l’article 23 de la DUDH). De ce point de vue, chaque individu a le droit de décider, dans des délais raisonnables, de quitter le travail qu’il réalise à un moment donné pour un autre travail, estimant que celui-ci le rémunérera mieux ou qu’il convient mieux à ses aspirations.
Il est intéressant de noter que cette conception fondamentalement marchande et libérale des droits du producteur est présente y compris dans des secteurs non-marchands de l’économie (Etat ou associations à but non lucratif). Un fonctionnaire de l’Etat ou le salarié d’une association ne restera en poste que s’il estime que la rémunération qui lui est offerte est satisfaisante, c’est-à-dire qu’elle lui permet d’obtenir suffisamment de produits proposés par le secteur marchand pour le travail réalisé. Ceci nous en dit long sur l’importance du marché dans une société donnée à partir de la simple nécessité de sa reconnaissance. Ceci nous ramène à la question précédente (que produire ?) et nous montre que le choix de développer du non-marchand reste fondamentalement un choix marchand (si nous embauchons 10 000 professeurs supplémentaires, cela rejaillira fatalement sur nos impôts et réduira notre consommation marchande).
Pour autant, nous nous sommes vite aperçus que s’en remettre au seul marché pour la distribution des revenus est inacceptable à plusieurs titres. La première question est celle des inactifs. Les enfants, comme les personnes âgées et les handicapés sont, bien entendu, incapables de subvenir à leurs besoins en travaillant. Dans le passé, la solidarité familiale était la seule réponse à cette question. Aujourd’hui, des régimes de retraite et des allocations d’adultes handicapés vont être créés afin que cette solidarité se réalisent à l’échelle de la société. Sur les enfants, il est admis que ce soient les géniteurs qui restent financièrement responsables avec cependant diverses actions complémentaires de la part de la société (allocations familiales, gratuité de l’éducation, prise en charge des orphelins…).
La seconde question est beaucoup plus controversée et porte sur le partage de la rémunération entre capital et travail ainsi qu’entre actifs. C’est bien entendu la question du capital qui est au centre de nos préoccupations.
Comment appréhender le capital ? On peut dire que le capital nait de l’indirection de la production : à partir du moment où, pour produire, l’individu n’utilise plus ses seules mains et son intelligence mais des outils, il y a formation de capital. La définition de « travail mort » qu’en donne Marx est parfaitement appropriée : du travail intermédiaire cristallisé et en attente d’intégration dans des produits de consommation finale. Aujourd’hui, le capital prend une importance de plus en plus forte dans nos modes de production, que ce soit sous sa forme matérielle (machines, stocks) ou immatérielle (créances, savoir-faire ou notoriété commerciale).
Pour Marx, au-delà de cet aspect, le capital est un rapport social. Dans la mesure où le capital est devenu indispensable à la production moderne, il y aurait une opposition radicale entre ceux qui possèdent le capital et ceux qui ne possèdent que leur force de travail. Ces derniers n’auraient alors pas d’autres possibilités que de louer leur force de travail aux détenteurs de capitaux qui en retour revendent ce travail plus cher, extraient une plus-value, exploitent.
D’une façon plus générale, il est clair que l’individu seul, ne disposant que de ses bras et d’un faible niveau d’éducation (faible capital de connaissance) est désarmé dans un tel monde. En termes plus crus, que valent ses muscles face à des machines surpuissantes ? On comprend alors que la valeur marchande de la production d’un tel individu est faible si elle n’est pas dotée de capital. Dès lors, la question n’est plus celle de la possession du capital mais celle de l’accès au capital. Si le travailleur bénéficie d’un accès au capital, et ce même, si il n’est pas propriétaire de celui-ci, il peut bénéficier de conditions de rémunération exceptionnelles par rapport à un travailleur dépourvu de cet accès, les différences de rémunérations existantes entre celles des métropoles et celles des économies sous capitalisées étant là pour le prouver. Les marxistes patentés feront valoir qu’il n’y a aucune exploitation du tiers-monde par la classe ouvrière occidentale : en effet, il n’y a pas embauche et extraction de plus-value au sens marxien du terme. Il n’empêche qu’il reste un échange fortement inégal lorsque l’on compare les rémunérations du travail, ce que les praticiens du commerce équitable ont su mettre en avant.
Intéressons-nous maintenant à la question de la répartition de la richesse créée entre capital et travail. Le moins que l’on puisse dire est que cette répartition fluctue dans le temps et en fonction des métiers. Cette rémunération du capital était plus ou moins limitée dans la période des trente glorieuses par un capitalisme fortement régulé, par un régime généralisé de contrôle des changes. La mondialisation néolibérale qui naîtra dans les années 80 va largement libérer le capital de ces contraintes et permettre aux capitaux de rechercher les meilleures perspectives de rémunération où que ce soit dans le monde. Ceci n’empêche pas qu’à certains moment, dans certaines conditions particulières, les travailleurs puissent être en position de force. J’ai notamment connu la Silicon Valley de la deuxième partie des années 90 où les capitaux affluaient tellement sur cette région, que les salariés obtenaient ce qu’ils voulaient et que les stock-options, c’est-à-dire des titres d’accès au capital, étaient la seule contrepartie possible qui permettait un certaine temporisation salariale.
Dès lors, on comprend que la rémunération du capital sur le travail n’a rien d’une donnée permanente et encore moins naturelle : elle dépend des conditions politiques et économiques d’un moment (on comprend ainsi l’aberration que constitue l’idée de vouloir établir des régimes de retraite sur la base d’une capitalisation par actions de sociétés). Tout comme nous pesons sur le marché par des règlementations sur la nature de la production, il est tout à fait possible d’intervenir sur ce même marché pour réduire (ou augmenter) la part qui revient aux capitalistes. La proposition de redistribution interentreprises que j’ai déjà formulée dans le passé (www.redistribution.fr) est justement un outil qui permet de raréfier l’offre de travail et de multiplier les offres d’emplois. Inutile de dire que, dans de telles conditions, la rentabilité du capital sera sérieusement entamée : tout comme dans l’exemple de la Silicon Valley où il a fallu donner accès à la propriété du capital pour les travailleurs, la solution de long terme réside bien entendu dans l’émergence de sociétés de personnes en lieu et place des sociétés de capitaux (ce que nous appelions l’autogestion ouvrière) avec un rôle secondaire donné aux détenteurs de capitaux qui n’auront de rémunération qu’en fonction du risque encouru (capital-risque).
Tout comme la décision de production passe fondamentalement par des mécanismes de marché, lesquels se doivent d’être encadrés par des règles définies par la démocratie, la distribution des revenus passent par des mécanismes marchands, lesquels doivent être corrigés par des dispositifs de redistribution. Cette redistribution prend bien entendu la forme de transferts entre actifs et inactifs mais doit aussi s’intéresser à des transferts entre actifs, permettant de garantir à tous accès et propriété du capital ainsi que des revenus décents. Limiter la redistribution à la seule taxation et limitations des profits est une perspective qui ne constitue, par définition, aucun horizon de transformation sociale.
Comment produire ?
En tant qu’écologistes, notre souci premier est que la production réalisée ne nuise pas à l’environnement et préserve les équilibres naturels. Dans le cadre d’une économie mixte (services publics et marché), l’approche suit bien entendu deux voies distinctes. Dans le cadre des services publics, nous devons pousser à ce que les productions réalisées soient le plus neutres possibles à l’égard de la nature. Dans le cadre du marché, nous nous devons d’obtenir les règlementations les plus efficaces, en recourant notamment à des interdictions mais aussi à des mécanismes d’incitation ou de dissuasion tels que la fiscalité écologique ou des permis d’émission éventuellement négociables.
En tant qu’autogestionnaires, nous sommes placés dans une contradiction terrible à l’égard de l’écologie. L’autogestion exige que nous acceptions des décisions qui pourraient éventuellement s’opposer à nos convictions écologiques. Supposons en effet qu’une majorité de la population décide que, face au danger du réchauffement climatique, l’énergie nucléaire soit la solution la plus adaptée. Ceci est loin d’être une hypothèse d’école, ne serait-ce que lorsque nous remarquons les levées de boucliers actuellement existantes à l’égard de la hausse du pétrole que nous connaissons actuellement.
Enfin, pas plus qu’il nous appartient de déterminer ce qu’il faut produire, il n’est guère de notre ressort de déterminer comment produire. Cependant, la mise en place de l’autogestion dans les entreprises (remplacement des sociétés de capitaux par des sociétés de personnes) conduira probablement à favoriser des unités de production plus petites, d’autant que le risque de rémunération inhérent au marché aura été encadré par des dispositifs de redistribution.
Quelle relation avec l’extérieur ?
S’il est un acquis incontestable de l’altermondialisme, c’est très certainement la remise en cause du dogme de la liberté de circulation des capitaux. On comprend aisément que pour favoriser la mise en place de politiques sociales ou écologiques, il faille empêcher qu’une personne fortunée change son argent contre une autre devise dans le seul objectif d’obtenir à l’étranger un revenu financier supérieur : c’est la porte ouverte au moins-disant social et écologique. Pour autant, nous ne devons pas être myopes sur les raisons qui ont permis que la libre circulation des capitaux s’installe dans nos pays, comme dans les émergents, comme une lettre à la poste : des politiques monétaires qui ne garantissaient pas dans le temps la valeur de la monnaie. Tout pays a besoin de garder ses capitaux pour permettre d’investir sur place : notre ligne de conduite doit donc être la garantie du pouvoir d’achat de la monnaie sans rémunération (placement sans risque) et la possibilité offerte à ceux qui le souhaitent de risquer leur argent contre la perspective d’une rémunération, notamment dans le financement initial d’entreprises autogérées.
Cependant, si nous sommes opposés à la libre circulation de capitaux qui recherchent le meilleur rendement financier, nous devons, en tant que pays « développé » tenir compte des échanges inégaux que nous pratiquons avec les pays du Sud. Plutôt que d’accepter la rhétorique libérale qui consiste à promouvoir la libre circulation des capitaux afin d’attirer des ressources financières au Sud, nous devons être inconditionnellement en faveur de transferts d’argent destinés à compenser cet échange inégal. C’est sous une forme édulcorée ce qui se passe actuellement au travers de l’APD. C’est ce qui permettra aux pays de Sud de réaliser leur accumulation première sans contrainte de rentabilité, contrainte qui s’est exprimée dans les ajustements structurels avec les effets dévastateurs que nous avons connus. Comme pour la question des énergies propres, ne nous voilons pas la face : augmenter l’APD ou réaliser des transferts supplémentaires, c’est toujours de la richesse en moins pour nos pays et donc souvent peu populaire électoralement parlant.
On remet aussi en cause l’explosion des échanges de biens et de services que la mondialisation de ces dernières années a provoquée. En tant que consommateurs, si nous mettons à part les problèmes moraux (a-t-on le droit parfois de payer si faiblement la main d’œuvre des pays du Sud ?) ou écologiques (la multiplication des transports de marchandises est une source majeure d’émissions de gaz à effet de serre), nous n’avons que des avantages à échanger avec l’extérieur. En tant que producteur, la situation est différente. Cette concurrence accrue a tendance à pousser à la baisse les rémunérations du travail, ce qui nécessite des mécanismes de redistribution correcteurs de façon à garantir à tous un emploi et un revenu décent. Une des clés de l’évolution prochaine des échanges réside sans doute dans la mise en place de régulations écologiques qui tendront à renchérir les transports de marchandises. Il va de soi que ce sera un vecteur fort de relocalisation des économies, sans que cette relocalisation soit pour autant un objectif affirmé.