Supplément au Rouge et Vert n° 384 de novembre 2014
Dans le numéro 384 de Rouge et Vert daté de Novembre 2014 un article d’Alain Véronèse est consacré à Michel Houellebecq. Ce dernier est vu au travers du récent livre de Bernard Maris [1]. L’article en reprend l’aspect hagiographique et Houellebecq y est présenté comme le champion de la critique de l’économie libérale et de toutes les formes de consumérisme.
Il est vrai que dans différents romans de Houellebecq affleure une critique du marché – pour le moins ambigüe lorsqu’il s’agit du marché du sexe – et du règne illimité de la marchandise. Mais c’est une critique conservatrice qui, loin d’envisager un horizon émancipateur, réhabilite en sous-main les vertus des institutions qui sont supposées faire obstacle à la toute-puissance du marché et de l’individualisme [2]. Ainsi, dans Les particules élémentaires, le narrateur nous apprend que « le couple et la famille représentaient le dernier ilot de communisme primitif au sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction de ces communautés intermédiaires, les dernières à séparer l’individu du marché. » [3]
Ignorant le fait qu’en guise de communisme primitif, la famille est une institution qui structure la domination masculine et l’oppression des femmes, Houellebecq qui, implicitement ou explicitement ne cesse de s’en prendre à Mai 68, fait de ce qu’il appelle « libération sexuelle » une des raisons de la victoire du libéralisme alors que ce dont Mai a été le déclencheur, c’est d’abord d’une plus grande liberté relationnelle, amoureuse et sexuelle qui a contribué à une moindre dépendance des femmes.
Houellebecq fait aussi preuve d’une certaine ambiguïté vis à vis des croyances religieuses. Comme la famille, elles permettraient de préserver le lien social que le marché détruit. Même l’islam, « la religion la plus con » selon lui [4], mériterait attention si elle était capable de contenir l’expansion du capitalisme [5].
A l’extension du domaine de la marchandise, Houellebecq oppose la nostalgie du passé. Les personnages principaux de ses romans traînent leurs guêtres dans un monde auquel ils n’ont à opposer que leur pessimisme réactionnaire.
Dans Soumission, paru le 7 janvier 2015, Houellebecq va plus loin dans sa fantasmagorie islamophobe. Nous sommes en 2022 et la France a peur. Le pays est en proie à des épisodes réguliers de violences urbaines occultés par les médias. Quelques mois plus tard, le leader de Fraternité musulmane, un parti créé quelques années plus tôt bat nettement Marine Le Pen aux élections présidentielles grâce au soutien du Parti socialiste et de l’UMP. Dans la rue, de nombreuses femmes optent pour de longues blouses de coton par dessus leurs pantalons ; encouragées par des allocations familiales en forte hausse, elles quittent massivement le marché du travail et, du coup, font spectaculairement reculer le chômage.
On peut multiplier les citations à caractère islamophobe [6]. Mais aucune n’avait suggéré le scénario de la peur que Houellebecq nous propose dans Soumission, sous couvert de fiction. L’islam y est à la fois cause et conséquence : c’est lui qui est à l’origine des émeutes – et si les médias nous le cachent, c’est qu’ils font partie du complot – et c’est lui qui est en mesure de les faire cesser. C’est dire le pouvoir qu’il détient dans la société française [7]. Au point que nous accepterions de renoncer aux libertés conquises et que les femmes abdiqueraient leur émancipation.
Dans la vision de Houellebecq, il est impossible que les révoltes dans les banlieues puissent s’apparenter à des moments de contestation et d’ effervescence sociale, d’opposition radicale à la situation de relégation subie par les dominé-e-s dans des quartiers ségrégués. C’est impossible car Houellebecq abolit la capacité de l’humain à exprimer son humanité, à se transformer et à transformer l’espace social. Le romancier, plombé par son pessimisme misanthrope, produit un imaginaire qui s’adapte à l’air du temps : il endosse l’islamophobie galopante, à droite mais aussi dans la gauche politique et sociale et dans une partie de son versant le plus radical. Il joue le rôle d’appendice littéraire d’Eric Zemmour et de Renaud Camus.
Reste à évoquer un dernier aspect que l’article d’Alain Véronèse ignore. Ce que les personnages des romans de Houellebecq disent des femmes, du féminisme et des rôles sociaux selon le genre ; discours de fiction vis à vis desquels Houellebecq n’a jamais pris la moindre distance.
Il faudrait pouvoir intégrer ses romans dans un logiciel de repérage des termes utilisés pour faire apparaître le nombre d’occurences où les femmes sont vues comme des « putes », des « salopes », « pétasses » ou « pouffiasses ». Cette disqualification systématique s’applique à toutes celles qui ne sont pas les complices sexuelles des personnages masculins [8]. Les femmes ne sont considérées comme des êtres humains que si elles répondent positivement au désir masculin.
Quand elles ont été influencées par le féminisme, c’est pire encore. Elles sont alors vues comme une armée castratrice qui a porté atteinte à la virilité et/ou qui sont responsables de la misère sexuelle dans laquelle se débattent les anti-héros houllebecquiens.
Dans Les Particules Elémentaires, Christiane, compagne de Bruno, déclare ainsi à propos des hommes : « j’ai l’impression que le féminisme les a durement atteints, plus qu’ils n’ont voulu l’avouer ». Or, cette déclaration est faite en référence aux pratiques sexuelles supposées avoir les faveurs masculines - les pipes plutôt que la pénétration. Le féminisme, normalisateur, est transformé en obstacle au plaisir masculin
Un peu plus loin, ce même personnage féminin qui a fréquenté un camping alternatif dans les années 70 (voir note 8), se fait plus explicite : « J’ai jamais pu encadrer les féministes …. Ces salopes n’arrêtaient pas de parler de vaisselle et de partage des tâches […] En quelques années, elles réussissaient à transformer les mecs de leur entourage en névrosés impuissants et grincheux. » Dans la bouche d’un personnage féminin, cette mise en accusation est encore plus crédible. Elle n’en rejoint pas moins les discours virilistes les plus étroitement réactionnaires à la recherche de l’essence perdue de l’identité masculine.
A la fin des années 70, nous dit un des personnages des Particules Elémentaires, « l’épanouissement des femmes passait par la vie professionnelle, c’est ce que tout le monde pensait ou faisait semblant de penser à l’époque ». Compte-tenu du contexte dans lequel se situe cette phrase, il n’y a pas de doute possible : les femmes s’épanouissent dans le cadre du foyer en éduquant leurs enfants
Dans Soumission, à l’inverse des jeunes prostituées thaïes de Plateforme présentées comme des modèles d’expertise sexuelle pour les hommes occidentaux, les Occidentales sont présentées comme « classe et sexy pendant la journée parce que leur statut social est en jeu » mais « s’affaissant le soir en rentrant chez elles, abdiquant avec épuisement toute perspective de séduction, revêtant des tenues décontractées et informes. » Encore une fois, les femmes ne sont pensées, que ce soit en positif ou en négatif, qu’à travers le regard que le désir masculin porte sur elles.
Le monde de Houellebecq, réactionnaire, islamophobe et raciste [9], anti-féministe et viriliste est celui d’un pessimiste radical anti-humaniste [10] qui n’a pour horizon que sa propre mélancolie et les vieilles lunes du passé. Ou pire encore, comme dans Les particules élémentaires, une issue finale où des individus porteurs du même code génétique se substitueraient enfin au libre-arbitre et à l’imprévisible variété humaine, capable de régressions comme de révolutions.
Nous sommes en colère car il est maintenant possible de faire l’apologie d’un écrivain qui surfe sur les vents mauvais qui rongent nos sociétés dans le journal des Alternatifs. Nous refusons que Rouge et Vert soit le support de conceptions nauséabondes qui s’opposent à toute perspective d’émancipation.
Janie ARNEGUY – Bernadette BOUCHARD – Magali BRACONNOT - Florence CIARAVOLA – Veronika DAAE - Bruno DELLA SUDDA - Pierre GAYRAL - Guy GIANI - Arthur LEDUC – Christophe LEMASSON - Roland MERIEUX - Richard NEUVILLE - Daniel ROMET – Mohammed RAFED.
Selon les signataires de cet article, la mise au point signée par Jean Jacques Boislaroussie et Mathieu Colloghan, parue dans un petit encadré à côté du texte d’Alain Véronèse ne suffit pas à justifier la publication de ce texte dans Rouge et Vert. Elle a néanmoins le mérite de prendre clairement position et d’atténuer les effets politiques délétères produits par la publication de l’article d’Alain Véronèse auprès des lectrices et lecteurs de notre publication.
[1] Houellebecq économiste – Ed Flammarion - 2014
[2] Houellebecq ne pense pas l’individualisme de façon contradictoire. Pour lui, il n’est que tyrannie de l’égo et en aucun cas conquête d’une autonomie émancipatrice de l’individu
[3] Les particules élémentaires – Ed J’ai lu – 1998 – p. 116
[4] « La religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré, effondré. » Interview parue dans la revue Lire du 1er septembre 2001)
[5] Cette idée est présente aussi bien dans l’interview de Lire que dans son roman Plateforme également paru en septembre 2001
[6] « L’islam ne pouvait naître que dans un désert stupide, au milieu de bédouins crasseux qui n’avaient rien d’autre à faire - pardonnez-moi - que d’enculer leurs chameaux ». Plateforme, Ed. Flammarion, 2001 - p. 261. Ou encore : « La lecture du Coran est une chose dégoûtante. Dès que l’islam naît, il se signale par sa volonté de soumettre le monde. Sa nature, c’est de soumettre. C’est une religion belliqueuse, intolérante, qui rend les gens malheureux » 31 août 2001- Le Figaro Magazine- 25 août 2001.
[7] Combien de musulman-e-s au sein de la représentation politique nationale ? Combien de maires musulman-e-s ? Combien de grand-e-s patron-ne-s musulman-e-s ? Combien de dirigeant-e-s syndicaux-cales musulman-e-s ? Quel drôle de réel trahit l’imaginaire du romancier !
[8] « La femme de Guilmard était infirmière, elle avait la réputation d’être une super-salope », nous dit l’un des deux principaux personnages masculins des Particules Elementaires à propos de l’épouse d’un de ses collègues enseignants. Le même, à propos de sa mère qui a mené une vie sexuelle libre : « il paraît que la vieille pute s’est convertie à l’Islam ». A propos des femmes fréquentant un camping alternatif, inspiré de 68, et de leur progéniture : « Certaines de ces vieilles putes avaient donc, malgré tout, réussi à se reproduire. » Dans Plateforme, à propos de deux jeunes femmes qui, comme le personnage principal, font un circuit organisé en Thaïlande : « Elles avaient intérêt à se calmer, ces salopes », puis, un peu plus loin : « Je m’aperçus que les deux pétasses étaient assises à quelques mètres ». Et ainsi de suite …..
[9] Dans ce monde, comme dans l’imagerie raciste du colonialisme et, malheureusement, dans le sens commun, Ben, un lycéen noir a « une bite énorme » et « toutes les filles étaient à genoux devant ce babouin ». Les particules élémentaires. p.192
[10] « Je ne suis pas bon, dans l’ensemble, ce n’est pas un des traits de mon caractère. L’humanitaire me dégoûte, le sort des autres m’est en général indifférent, je n’ai même pas le souvenir d’avoir jamais éprouvé un quelconque sentiment de solidarité. » nous dit le personnage principal de Plateforme.