Les Alternatifs

Qui décide ?


Dans une économie autarcique où chacun consomme ce qu’il produit, la réponse apparaît simple : le producteur décide ce qu’il va produire en fonction de ce qu’il souhaite consommer. Ce type de société n’est pas celui dans lequel nous vivons, fondé sur la division du travail. Et même si des systèmes traditionnels continuent d’exister, il est rare qu’ils soient totalement autarciques.

Qui décide donc de nos jours de ce qui est produit ? « Les entreprises capitalistes » aurions-nous tendance à répondre spontanément. La critique de la société de consommation porte en effet souvent sur la dictature des stratégies marketing qui tendent à nous faire trouver (ou à rendre réellement) indispensables la voiture, le téléphone mobile, l’internet ou le dernier e-pod.

La réponse est très nettement idéologique. Les uns répondent « la concurrence libre et non faussée sur un marché transparent ». « La classe ouvrière » répond le marxisme traditionnel : la classe ouvrière, en centralisant entre ses mains les moyens de production, décidera du plan de production répondant aux besoins de la population plutôt que de s’en remettre aux forces aveugles du marché

Si les autogestionnaires affirment que la population doit être souveraine pour décider ce qu’il faut produire, ce qui est socialement et écologiquement utile, ils ne peuvent se contenter de cette réponse marxiste traditionnelle. Les défauts de la planification à la soviétique n’ont rien à envier aux défauts du marché, aveugle, injuste et, gaspilleur.

Dans les années 70 du dernier siècle, les autogestionnaires avaient élaboré le concept de planification démocratique : une grande consultation populaire devait permettre de dégager les priorités de la population et affecter les ressources disponibles (travail, capital, ressources naturelles) en fonction de ces priorités. Cette théorie est une réponse à la question des orientations, des choix principaux,. On peut en voir une première application à un niveau encore modeste et limité (les investissements publics locaux), dans les expériences de budget participatif. La mise en musique au niveau d’une économie toute entière reste toujours à imaginer et expérimenter. Mais il ne s’agit que d’une réponse partielle au « qui décide ? ». Une chose est d’allouer les ressources vers la satisfaction par exemple des besoins alimentaires, et à l’intérieur de ceux-ci de privilégier tel ou tel type de production (céréales, élevage, cultures maraîchères et fruitières), une autre est de définir combien de tonnes de carottes ou de salades il faut produire (si tenté que la nature se laisse ainsi domestiquer). La différence est double : différence entre allouer des ressources à des unités de production et définir des quantités à produire ; différence entre grands types de production et biens précisément et réellement produits. C’est un des travers du plan soviétique d’avoir assimilé ces notions : produire tant de millions de paires de chaussures n’a jamais permis de déterminer la taille, la couleur et la forme des dites chaussures [1]. Faire correspondre la production aux besoins précis de la population est une tache plus complexe. Cette difficulté renvoie à une autre insuffisance de la planification démocratique : comment s’organise l’échange des biens produits entre les citoyens producteurs et les citoyens consommateurs ? Subsidiairement comment est fixé le taux de l’échange (le prix) ? En fonction de la quantité de travail incorporé comme le dit la théorie classique ? Ce qui est relativement facile, le prix se calculant aisément à partir d’une bonne comptabilité éventuellement améliorée avec la prise en compte « des coûts externes » [2]. Mais ce qui n’assure pas que les citoyens consommateurs sont prêts à payer un tel prix [3]. Ou à l’inverse, le prix peut être tellement bas qu’on en redemanderait.

Aujourd’hui il faut en convenir, pour répondre à cette question nous ne pouvons nous passer d’un lieu d’échange, même réglementé et déterminé par les décisions prises dans le cadre du plan démocratique. Un lieu d’échanges que l’on peut par commodité appeler marché, même si ce terme en économie a été kidnappé par les tenants de la concurrence libre et parfaite, les zélateurs du « laissez faire, laissez passer », en un mot ceux qui se disent « libéraux ».

Dans sa plus simple définition le marché peut être décrit comme un lieu qui offre la possibilité pour un individu ou un groupe de produire et vendre ce qu’il entend et la faculté pour les consommateurs, individuels ou collectifs (l’Etat par exemple) d’acheter ou de ne pas acheter une production proposée. Cette définition s’applique tout aussi bien au marché kolkhozien de l’ex-URSS qu’à l’idéal des libéraux. Les économistes ont d’ailleurs développé toute une typologie de marchés, allant du marché de concurrence pure et parfaite au marché monopolistique [4], en passant par les marchés d’oligopoles (voire de duopole) qui correspondent le plus aux économies occidentales actuelles dites de concurrence Défini ainsi, le marché paraît bien entendu idéal. Il autorise la population à s’organiser collectivement pour acheter des services que l’on souhaite collectifs, tels que les services régaliens (comme la police, la défense, la justice, la monnaie) bien sûr, mais aussi la santé, l’éducation ou encore d’autres secteurs comme les transports, les télécommunications, l’énergie, et de façon plus générale tout ce qui touche aux domaines des économies de réseau. Nous avons ainsi la définition des services publics qui peuvent parfaitement s’insérer dans cette définition. Inversement, la population peut estimer, à juste titre, que pour toute une série de besoins, elle n’est pas qualifiée pour déterminer collectivement ses choix, ce qui laisse ainsi toute place aux comportements individuels ou de groupes décentralisés. Les autogestionnaires sont favorables au développement de ces groupes décentralisés qui interviennent sur le marché : associations de locataires, de consommateurs, de voisins. Les modes d’intervention de ces collectifs peuvent être multiples, du simple groupe de pression à la coopérative de consommation en passant par des organismes de concertation plus ou moins informels, réglementés, contraignants.

Pour autant nous sentons que cette définition est insuffisante. A l’égard des externalités négatives des productions. A titre d’exemple, nos sociétés européennes sont favorables à un contrôle de l’acquisition des armes par les particuliers. C’est un choix collectif qui a été fait et s’opposer au marché libre. Nous comprenons donc que si la population décide de laisser de nombreux secteurs économiques au marché, elle reste dans l’obligation de fixer des règles communes, faites d’interdits et d’incitations-dissuasions. Ceci nous confirme que le marché est évidemment une construction humaine et que, de ce point de vue et contrairement à la prétention des néo-libéraux, la « société de marché » n’a rien de naturelle. C’est donc sur le champ et les moyens d’intervention à l’égard du marché que la gauche doit marquer sa différence à l’égard des conservateurs.

Dans cette perspective, le marché est donc encadré de plusieurs façons :

  • Par delà les règles et interdits qui lui sont fixés par les choix politiques
  • par sa limitation à certains secteurs, (fixée par des choix politiques),
  • par les choix collectifs d’orientation des ressources (et de leur préservation)
  • par la forme de propriété et d’usage du capital qui détermine l’usage qui est fait de la richesse dégagée (la plus-value). Le consommateur y intervient de façon individuelle ou collective.

La répartition de la plus-value nous rapproche de la question suivante : la répartition des revenus, laquelle détermine fortement le jeu du marché dans la mesure où elle joue sur la demande.

Notes

[1] Une blague anti-communiste circulait à l’époque. Le plan disait-elle avait prévu de produire 1000 tonnes de clous. Le conglomérat chargé de cette production, bien discipliné a ainsi produit … mille clous d’une tonne.

[2] On nomme « externalités » les conséquences d’une activité économique exercée par un acteur sur son environnement et réciproquement : autres acteurs économiques, société, planète. Ces externalités ont une valeur positive (bénéfices collectifs liés à l’activité ou avantages dont bénéficie l’acteur de la part de son environnement) ou négative (coûts externes subis par l’acteur ou imposés à son environnement). On y trouve entre autres l’effet environnemental des productions ou les avantages liés à l’usage des équipements collectifs.

[3] Par exemple, le prix d’un ressemelage par un cordonnier qui rémunère essentiellement son travail, est trop souvent supérieur à ce que les consommateurs sont prêts à payer.

[4] C’est dans cette dernière typologie que l’on pourrait même classer l’économie planifiée : un marché monopoliste d’Etat où le groupe d’individus qui produit et vend est la nation toute entière sous sa forme étatique.



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