Les Alternatifs

Qui décide ?


Difficile appropriation collective du capital

Dans une économie où les individus vivent en autarcie, la réponse apparaît simple : le producteur décide ce qu’il va produire en fonction de ce qu’il souhaite consommer. Ce type de société n’est pas celui dans lequel nous vivons, fondé sur la division du travail. Et même si des systèmes traditionnels continuent d’exister, il est rare qu’ils soient totalement autarciques.

Qui décide donc de nos jours de ce qui est produit ? Les libéraux répondent à cette question en invoquant « la concurrence libre et non faussée sur un marché transparent ». En clair, les individus isolés qui par leurs choix d’acheter ou de ne pas acheter la production proposée seraient les maîtres de la situation, influenceraient la production et imposeraient aux entreprises en concurrence un certain rapport qualité/prix.

Nous savons bien que la réalité est cependant largement différente. D’abord parce que la production moderne, telle qu’elle est apparue au XIXe siècle, demande la mobilisation de grosses sommes d’argent, ce qui fait que la forme la plus courante d’entreprise dans nos économies est aujourd’hui la société de capitaux, c’est-à-dire un regroupement dont l’objectif est la mise en valeur, la rentabilité du capital. Ce ne sont donc plus les individus qui décident de ce qui doit être ou ne pas être produit, mais les détenteurs de capitaux qui déterminent les secteurs économiques et la clientèle qui leur permettra de dégager le maximum de profits. C’est ainsi qu’est apparue la critique de la société de consommation qui prend la forme d’une dictature des stratégies marketing qui tendent à nous faire trouver (ou à rendre réellement) indispensables divers biens ou services tels que l’automobile individuelle, le téléphone mobile, l’Internet ou encore le dernier Ipod. Par ailleurs, la mobilisation intense de capitaux de plus en plus immatériels tend à constituer des monopoles ou des oligopoles sur certains secteurs économiques qui nous montrent clairement que « la concurrence libre et non faussée sur un marché transparent » est une fable qui ne résiste pas très longtemps à une analyse sérieuse de nos économies.

Quelle issue peut-on proposer à cette société ? La réponse marxiste traditionnelle tend à faire valoir que la classe ouvrière, en centralisant entre ses mains les moyens de production, décidera du plan de production répondant aux besoins de la population sans s’en remettre aux forces aveugles du marché. L’expérience soviétique d’une planification intégrale de l’économie s’est révélée difficile à mettre en œuvre. Une chose est d’allouer les ressources vers la satisfaction, par exemple, des besoins alimentaires, et à l’intérieur de ceux-ci de privilégier tel ou tel type de production (céréales, élevage, cultures maraîchères et fruitières), une autre est de définir combien de tonnes de carottes ou de salades il faut produire (si tant est que la nature se laisse ainsi domestiquer). La différence est double : différence entre allouer des ressources à des unités de production et définir des quantités à produire ; différence entre grands types de production et biens précisément et réellement produits. C’est un des travers du plan soviétique d’avoir assimilé ces notions : produire tant de millions de paires de chaussures n’a jamais permis de déterminer la taille, la couleur et la forme des dites chaussures [1] [Nove, 1983]. Par ailleurs la planification intégrale de l’économie a abouti à la formation d’une gigantesque bureaucratie qui a de facto confisqué le pouvoir du peuple ou de la classe ouvrière, tournant ainsi le dos à l’aspiration à l’émancipation que contenait en lui-même le projet socialiste-communiste.

Face à cette dérive, les autogestionnaires avaient élaboré dans les années 70 le concept de planification démocratique : une grande consultation populaire devait permettre de dégager les priorités de la population et d’affecter les ressources disponibles (travail, capital, ressources naturelles) en fonction de ces priorités. Cette théorie est une réponse à la question des orientations, des choix principaux. On peut en voir une première application à un niveau encore modeste et limité (les investissements publics locaux) dans les expériences de budget participatif. La mise en musique au niveau d’une économie toute entière reste toujours à imaginer et expérimenter.

L’autogestion ouvrière constitue une approche possible de cette question [Schweickart, 2003]. Elle consiste à promouvoir des entreprises qui ne seraient plus dirigées par les apporteurs de capitaux mais par les travailleurs. C’est cette conception qui a été mise en place d’une façon, certes, limitée et partielle dans le cadre de la Yougoslavie titiste [Samary, 1988]. Cette conception peut et doit s’articuler avec un système bancaire et financier collectivisé qui permet d’offrir aux entreprises des lignes de crédit de longue durée leur permettant de financer leur capital de long terme. Pour autant, cette approche n’est pas réellement satisfaisante dans la mesure où elle ne remet pas fondamentalement en cause les travers du marché. Lorsque les entreprises sont en concurrence, rien n’indique qu’elles n’auront pas tendance à adopter les mêmes attitudes prédatrices que leurs homologues capitalistes, ce qui tendra à la fois à rendre aléatoire les revenus des travailleurs et à créer de facto des monopoles ou tout au moins des oligopoles. Dans un tel cas, les travailleurs, placés en situation d’usufruitiers de leur propre capital, chercheront à maximiser leur rémunération par des prix prohibitifs et ce, probablement au dépens des consommateurs et des autres travailleurs. Il est d’ailleurs à noter que le phénomène de formation d’oligopole et de monopole n’a jamais été correctement traité dans l’histoire du capitalisme. Il existe bien sûr des législations contre les pratiques monopolistiques dans les principaux pays développés mais celles-ci sont lourdes et difficiles à mettre en œuvre.

Une planification spontanée

Une autre approche consiste à donner le pouvoir dans les entreprises autant aux usagers-clients de celles-ci qu’aux travailleurs. Le premier bénéfice à attendre de cette présence des usagers-clients est que cela résout d’office la question des monopoles et oligopoles. Désormais, le prix auquel un bien ou une prestation est vendue n’est plus celui que les propriétaires de l’entreprise imposent compte tenu d’une situation concurrentielle ou d’une faible élasticité prix, mais le résultat d’une négociation entre deux parties. Cet argument agit aussi bien dans le sens d’une modération des prix que de la recherche d’un prix raisonnable pour le travailleur. En effet, alors que précédemment le client n’était pas un partenaire de l’entreprise et n’était donc qu’à l’affut du meilleur prix ou rapport qualité-prix, celui devient un acteur de l’entreprise obligé de s’intéresser aux conditions de travail et qui prend désormais conscience que derrière le produit ou le service, ce sont des hommes et des femmes qui vivent et qui, parce qu’ils-elles leur ressemblent, méritent d’être rémunéré-e-s dignement. La présence des clients aux postes de commande de l’entreprise ne peut que conduire à la transparence la plus totale dans la formation des prix [Elson, 1988]. Cela constitue ainsi une démarche citoyenne que l’on retrouve déjà dans la pratique du commerce équitable.

Un autre intérêt d’associer les consommateurs à l’entreprise est de dépasser le marché par une « planification spontanée » [Pelbois, 2005]. La finalité de la production est toujours la consommation des ménages. Cette demande de consommation est satisfaite par les entreprises qui vendent aux particuliers. Si ces derniers sont associés à la direction de ces entreprises et que ces entreprises, en tant que cliente d’entreprises en amont, dirigent aussi ces dernières, on comprend que l’on va ainsi remonter de façon simple l’ensemble de la chaîne de la production. A l’inverse de l’économie capitaliste où les détenteurs de capitaux orientaient la production en fonction de la maximisation des profits, nous voyons ainsi apparaître un système sain dans lequel ce sont les besoins de la population qui déterminent la production.

Dans la mesure où ces entreprises sont dirigées, en partie, par les clients, leur but premier n’est plus de gagner des parts de marché ou d’optimiser le revenu mais de satisfaire pleinement les usagers. De ce point de vue, les entreprises deviennent ainsi des services publics marchands constituant la majeure partie de l’économie. Les relations des entreprises entre elles seront alors fondamentalement différentes. Alors qu’en économie capitaliste (comme dans un « socialisme de marché »), les entreprises cherchent à maximiser leur revenu et à se prendre des marchés ou se regrouper pour avoir une attitude prédatrice à l’égard des consommateurs, ces services publics d’un type nouveau chercheront forcément à coopérer entre eux. Par exemple, plutôt que de supporter seul le coût de la recherche et développement d’un nouveau procédé (un médicament ou un logiciel par exemple), ces entreprises auront alors tout intérêt à rechercher des partenaires avec lesquels elles pourront partager les frais et l’utilisation future. C’est le phénomène bien connu des bénéfices qu’une société retire de la coopération par rapport à la concurrence [Eber, 2006].

Une dernière question reste bien entendu en suspens, celle de la représentation des clients. Si dans les entreprises commercialisant à d’autres entreprises, l’identification des clients est assez simple et reprend la facturation récente (moins d’un an ?), il n’en est pas toujours de même avec des entreprises vendant à des ménages. En effet, nous avons en règle générale beaucoup plus d’attachement à l’entreprise dans laquelle on travaille dans la mesure où nous y passons une grande partie de la semaine qu’aux entreprises dans lesquelles on achète. Il n’est donc pas exclu que nous soyons peu intéressés à participer à toutes les assemblées générales des entreprises auprès desquelles nous avons commercé. Il faut donc prévoir que les entreprises ne puissent fonctionner qu’avec un collège travailleurs (nous serions dans ce cas dans un pur régime d’autogestion ouvrière), avec le droit permanent des usagers de s’organiser pour être éventuellement représentés dans l’entreprise. Tel serait, bien évidemment, le cas de petites entreprises où les consommateurs ont un contact épisodique avec celle-ci, un restaurant étant probablement l’exemple le plus typique d’un tel cas de figure. De même, afin que le pouvoir ne soit pas accaparé par quelques individus qui se mobilisent, parfois de façon intempestive par rapport à l’intérêt de l’entreprise et de ses travailleurs, on peut aussi prévoir la formation d’association de consommateurs qui représenteraient les absents.

Il faut enfin replacer la question du lien des consommateurs avec leurs entreprises dans le concept de l’âge de l’accès [Rifkin, 2000]. Une tendance profonde du capitalisme contemporain est de délaisser la propriété de biens matériels au profit de l’accès à des services. C’est ainsi que l’on voit de plus en plus d’individus (et pas seulement dans les couches défavorisées) ou d’entreprises préférer des solutions de location ou de prestations de service à l’acquisition d’un matériel de longue durée d’utilisation : le risque est ainsi supporté par le fournisseur qui doit ainsi garantir une bonne qualité de service. Cette évolution constitue une formidable revanche de la valeur d’usage sur la valeur marchande. On peut donc se demander s’il ne serait pas judicieux de promouvoir ce type de relations commerciales, voire même d’interdire toute possession de produits de longue durée d’utilisation. Une telle pratique serait totalement compatible avec la perspective d’un secteur bancaire et financier intégralement public qui, non seulement, financerait mais posséderait aussi les capitaux matériels comme immatériels de longue durée. De même, entretenir un lien permanent de prestations de service avec une entreprise (mise à disposition de moyen de locomotion, de logement…) est indiscutablement une meilleure façon d’entretenir un lien citoyen permanent avec l’entreprise/service public, plutôt que d’acheter et d’acquérir de façon ponctuelle un équipement de longue durée d’utilisation.

Maintien de rapports marchands et implication citoyenne

On le constate, un tel projet de société n’abolit pas les rapports marchands. Tout comme ceux-ci préexistaient avant l’avènement du capitalisme, il est probable qu’ils perdureront dans le cadre d’une société autogérée. La différence tient dans la place qu’on leur accorde : dans le capitalisme, ceux-ci sont censés (même si cela est souvent une fiction) être au centre du processus de décision de la société alors que dans notre projet, ces rapports marchands sont relégués à un rôle secondaire. En effet, le processus de formation des prix n’est plus le résultat brutal d’une confrontation d’une offre et d’une demande mais d’une négociation entre individus partageant la même condition d’existence : tout le monde ou presque est à la fois producteur et consommateur. De même, le mode de fonctionnement en service public des entreprises pousse de façon naturelle celles-ci à coopérer pour des investissements immatériels de longue durée. Ceci étant, il est clair que les individus restent libres d’acheter ou de ne pas acheter, notamment si le résultat de la négociation producteurs-consommateurs n’apparaît pas comme satisfaisant. Rien n’interdit donc à des consommateurs de quitter leur entreprise habituelle pour une autre plus performante, ce qui aura indiscutablement des effets sur la rémunération des travailleurs. Les rapports marchands ne sont donc plus centraux mais perdurent avec les conséquences négatives que cela peut avoir. C’est la raison pour laquelle cette société ne peut nullement se concevoir sans le maintien de régulations décidées à plus haut niveau (régional, national ou international) visant notamment à protéger le revenu des travailleurs ou à imposer des normes écologiques de production, ces régulations étant le résultat de la délibération démocratique des citoyens.

Nous le savons tous, la planète fait actuellement face à un défi écologique sans précédent. Si le réchauffement climatique, provoqué par une émission excessive de gaz à effet de serre, est le danger le plus immédiat, la perte de la biodiversité, l’érosion et la diminution des terres arables, la baisse des réserves d’eau douce restent des enjeux de première importance eut égard à l’augmentation fantastique de la population mondiale sur le dernier siècle. Si la prise en compte de ces données est délicate, sinon impossible, dans le cadre d’un capitalisme qui privilégie la valeur marchande et la mise en valeur du capital à la valeur d’usage et au bien-être, le maintien de rapports marchands dans la société future restera un point d’achoppement. Prenons l’exemple de la consommation énergétique de nos logements. Diminuer cette consommation suppose de réaliser des investissements importants pour isoler les habitations et privilégier de nouvelles sources d’énergie (solaire, géothermie…). Si les citoyens ne sont pas aidés dans cette démarche, à part quelques individus souhaitant montrer l’exemple, il est probable que rien de se passera, ces investissements étant coûteux. Il est donc important que, collectivement, les citoyen-ne-s puissent mettre en place des mécanismes de pénalisation des émissions de gaz à effet de serre (taxe carbone par exemple). Par ailleurs la dissuasion doit s’accompagner d’incitation et le financement de ces investissements se devra d’être facilité, ce qui introduit la question du système bancaire et de crédit.

Comme nous l’avions indiqué précédemment, cette nouvelle société, fondée sur l’appropriation collective du capital, exige la présence d’un secteur bancaire intégralement collectivisé et destiné à financer (et posséder) les équipements de long terme. Par rapport au système capitaliste dans lequel les agents économiques ne sont guidés dans leurs investissements que par le rapport entre le taux de rémunération et le risque, un tel système doit permettre une délibération démocratique sur les priorités d’investissements à réaliser. Alors que nos banques centrales dirigent la création monétaire par le jeu d’un taux d’intérêt directeur [Plihon, 2001], nous devons envisager un pilotage de l’investissement par enveloppes budgétaires géographiques et/ou à thème (écologie, infrastructures, logements…) sur lesquels différents taux d’intérêt se formeront en fonction de l’inclinaison des individus à réaliser ou ne pas réaliser ces investissements. Encore une fois, au travers d’un tel système, ce ne sera plus l’appât du gain qui déterminera l’économie mais la délibération démocratique et l’intervention citoyenne.

Enfin, comme nous l’avons déjà dit, le maintien des rapports marchands entrainera forcément une incertitude de la rémunération des producteurs. Là encore, la nécessité d’imposer des règles décidées collectivement et démocratiquement qui s’appliqueront aux entreprises/services publics permettra de répondre à cette importante question, ce qui nous amène à nous intéresser à la répartition du revenu.

Bibliographie

EBER Nicolas, Le dilemme du prisonnier, La Découverte, Collection Repères, 2006

ELSON Diane, Socialization of the Market, New Left Review 172, 1988

NOVE Alec, Le Socialisme sans Marx, L’économie du socialisme réalisable, Economica, 1983.

PELBOIS Dominique, Pour un communisme libéral, Projet de démocratie économique, L’Harmattan, 2005

PLIHON Dominique, La monnaie et ses mécanismes, La Découverte, Collection Repères, 2001

RIFKIN Jeremy, L’âge de l’accès, La nouvelle culture du capitalisme, La Découverte, 2000

SAMARY Catherine, Le marché contre l’autogestion, l’expérience Yougoslave, La Brèche, 1988

SCHWEICKART David, Matérialisme historique et défense d’un (genre de) socialisme de marché, dans Le Socialisme de marché à la croisée des chemins, sous la direction de Tony Andréani, p. 71, Le Temps des Cerises, 2003

Notes

[1] Une blague anti-communiste circulait à l’époque. Le plan disait-elle avait prévu de produire 1000 tonnes de clous. Le conglomérat chargé de cette production, bien discipliné a ainsi produit … mille clous d’une tonne.



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