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TRIBUNE ECOLOGIE 13 novembre 2004

IDEOLOGIE DE LA CROISSANCE
Productivisme et consumérisme

  La décroissance

Le concept de décroissance est né à la fin des années 80, notamment au travers des travaux de Nicholas Georgescu-Roegen, de la prise de conscience des ravages du productivisme de la société industrielle, que celle-ci soit issue d’un système libéral, ou d’un système socialiste d’ailleurs :

  - Epuisement des ressources : pétrole (40 ans de réserve), gaz (70 ans), uranium (50 ans), charbon (200 ans), au rythme actuel de consommation

  - Dégradation de l’environnement : effet de serre, dérégulation du climat, perte de la biodiversité, pollutions diverses

  - Dégradation de la santé qui en résulte : de la flore, de la faune, mais également de l’humanité elle-même : stérilité, allergies, malformations, augmentation du cancer en France de 63 % de 1980 à 2000 (280 000 cas, dont seuls 30 % sont imputables au tabac et à l’alcool)

  - Evolution de notre mode de vie au détriment des pays du sud : transports, traitement de nos déchets, alimentation (nous importons du soja des pays en développement pour nourrir notre bétail : 7 calories végétal pour 1 calorie animale), énergies. Il y a une exploitation néo-coloniale des ressources des pays du sud au détriment de leur autosuffisance

Ce productivisme n’est que depuis peu remis partiellement en question par le développement durable, terme qui en lui-même peut être entendu comme un oxymore, c’est à dire une contradiction dans les termes. Car au rythme qu’il maintient, le développement n’a que peu de chances d’être durable.

Nous ne rejetons pas complètement le développement durable. Mais nous pensons que c’est une condition nécessaire, mais insuffisante. Aujourd’hui, toutes les entreprises prétendent faire du développement durable, que ce soit dans l’industrie nucléaire, l’industrie pétrolière ou dans l’incinération. Or, le développement même durable ne remet pas fondamentalement en cause les fondements même du système. Et ces fondements, c’est la croissance.

Je me suis rendu compte pourtant que le terme de décroissance dérangeait, et ceci pour plusieurs raisons :

  - On craint qu’elle soit imposée de facto aux pays en développement, or la question se pose avant tout pour le mode de vie des pays riches (je rappelle les propos de Bush : « notre mode de vie n’est pas négociable »), encore que le développement de la Chine a des conséquences visibles sur le prix des matières premières.

  - On craint qu’elle engendre du chômage. Or, une démécanisation ou une déindustrialisation, de l’agriculture par exemple, associée à une réduction du temps de travail, créerait des emplois. On quitterait une agriculture industrielle, dont on connaît une partie seulement des conséquences, et on reviendrait progressivement à une agriculture paysanne.

  - Le problème de fond est qu’elle remet en cause notre mode de vie individuel. Et c’est là où nous avons parfois du mal, sans nous l’avouer, à l’accepter, car on passe de la sphère collective à la sphère individuelle. Cela relève alors de notre propre responsabilité individuelle. La décroissance, dans les faits, elle existe déjà : chômeurs et précaires s’y voient contraints. Ce sont toujours les mêmes qui paient, alors que l’exemple de la décroissance devrait venir des ménages les plus dispendieux : 4x4, surconsommation d’électricité, climatisation ; mais également des classes moyennes, qui consomment elles aussi peut être 20 à 30 fois plus qu’un bengali ou un indonésien. Il ne faut pas toujours regarder les américains comme les seuls responsables de l’effet de serre. La remise en cause de notre modèle de développement implique d’accepter de se regarder également co-responsables de la situation qui nous entoure ; de ne plus rejeter l’opprobre uniquement sur les transnationales et le patronat, mas également de prendre conscience que le système libéral et consumériste n’est pas seulement extérieur à nous, mais en nous, par nos actes quotidiens de travailleurs et de consommateurs, par notre manière de gérer nos déchets. Sans dire « tous responsables, tous coupables » car cela relèverait de la culpabilisation judéo-chrétienne. Mais il faut sortir d’un mécanisme mental que l’on appelle en psychologie la « polarisation externe » ou la projection, qui nous amène à projeter sur les autres ce que nous ne voulons voir sur nous mêmes, qui nous amène à penser qu’il suffit de mettre à bas le libéralisme que nous pourrons construire un monde meilleur. Non. Le libéralisme, que nous le voulons ou non, nous en sommes aussi partiellement acteurs. Par nos actes de consommateurs, nous participons tous au maintien du système actuel, nous y collaborons, consciemment ou inconsciemment. Alors qu’a contrario, le boycott fait partie des trois armes de la lutte sociale, avec la grève et le sabotage. Or, qui appelle aujourd’hui au boycott de la société de consommation ?

En fait, très peu de militants, et à ce que je sache aucun parti politique.

  Idéologie de la croissance

Il y a aujourd’hui une véritable idéologie de la croissance, à gauche comme à droite, et chacun est tenu d’y adhérer. On nous dit « la croissance créé des emplois, la croissance est créatrice de richesses ». Mais des richesses pour qui ?

La réalité est toute autre : l’indice GINI mesurant les inégalités montre une augmentation des inégalités qui suit celle de la croissance. On nous parle « d’indice de confiance des ménages » comme si le bonheur moderne se mesurait à l’aune d’indices économiques, basés sur une consommation de gadgets de plus en plus inutiles et coûteux, comme si l’être humain n’était qu’un homo economicus, un atome d’égoïsme dont l’unique finalité serait de posséder plus de richesses et de consommer le plus possible. (C’est d’ailleurs faux, car les sociétés traditionnelles que nous connaissons aujourd’hui (indiens, esquimaux), ne connaissaient pas la thésaurisation ou l’accaparement. C’est un mécanisme qui leur était inconnu avant leur rencontre avec les colons occidentaux).

Pourquoi ne parle-t-on pas au contraire d’indice d’endettement des ménages, qui témoigne au contraire d’une précarité sans cesse croissante ?

C’est un peu comme si on avait remplacé « liberté, égalité, fraternité » par « produire, consommer, mourir », car au vu du nombre de victimes de la société industrielle, dans les pays du Sud mais aussi du Nord, on peut se demander s’il ne nous est pas demandé de sacrifier notre santé sur l’autel du progrès et la croissance : par l’activité professionnelle que nous serons contraints de choisir (amiante, nucléaire, chimie : l’espérance de vie d’un ouvrier est inférieur à celle d’un cadre) ou par notre consommation (par exemple, une pomme reçoit près de 27 traitements ; et au-delà du scandale des farines animales : les porcs reçoivent des anti-dépresseurs avant leur abattage ; le bétail ingère des antibiotiques pour augmenter artificiellement son poids).

En fait, ce qui croît dans la société industrielle, c’est l’entropie, qui se traduit par une dispersion de l’énergie, une dilapidation des ressources et communément un désordre. Une guerre crée de la croissance, un accident crée de la croissance, une maladie crée de la croissance, à tel point que l’on peut se demander si le système médical a réellement intérêt à éradiquer le cancer (livre de Geneviève Barbier : « la société cancérigène »). On en arrive presque au cancer patriotique : « allez, camarades, encore un effort, juste un cancer pour le maintien de notre croissance »

Les cellules cancéreuses fonctionnent d’ailleurs elles même à entropie croissante, et de ce point de vue là, on peut comparer par analogie les transnationales à des métastases économiques.

C’est donc cette idéologie de la croissance et du progrès que nous souhaitons remettre en cause, en particulier dans ces deux facettes :

  - La (sur)production : doit-on accepter n’importe quel travail, quelles qu’en soient les conséquences sur l’environnement, et sur notre propre santé, parce qu’il y a un chantage à la précarité ?

  - La (sur)consommation : le confort des pays riches, leur malbouffe aussi, impactent le développement des pays du Sud

  Les ravages de la consommation

Ce soir, nous allons essentiellement nous attacher à remettre en question la deuxième facette de la croissance : le consommation, qui réduit la définition du bonheur à une vision consumériste de l’existence.

Cette idéologie de la croissance et de la consommation, même si comme je l’ai dit plus haut, nous y avons notre part de collaboration, elle ne vient pas que de nous. Elle découle aussi et surtout d’une profonde manipulation que nous subissons depuis l’enfance, par l’éducation, le milieu familial, et le conditionnement des media. La télévision en elle-même est regardée plus de trois heures par jour en moyenne. Les publicitaires favorisent sciemment l’utilisation du vecteur télévisuel ou télématique (Internet), car ils savent pertinemment qu’un tube cathodique a des effets anesthésiants sur le cerveau, diminuant sa concentration, et accaparant son attention. Cela a été démontré en particulier dans un film suisse, « le tube », diffusé l’année dernière dans une salle à Paris.

La télévision et aujourd’hui Internet sont devenus des drogues dures, et il y a même maintenant des cas d’internements d’internautes qui ne peuvent plus décrocher. Néanmoins, il n’est pas prouvé qu’internet pousse à la consommation. Pas encore. Car il existe déjà un moyen technique de pister les habitudes du consommateur, par Internet, ou en fonction de ses achats par Carte Bleue, de façon à vous proposer plus particulièrement ce qui vous sied le plus, et vous ressentirez cela comme une attention particulière. La société de consommation pense à vous, ce qui signifie aussi qu’elle pense pour vous.

Patrick Le Lay, PDG de TF1, a déclaré récemment que ce qu’ « il vendait à un marque de boisson américaine, c’est du cerveau disponible ». Quelle arrogance ! Pour qui se prennent ses dirigeants, véritables démiurges, habiles à nous maintenir dans une Caverne moderne de Platon mimant un paradis virtuel ? Ils ne doutent de rien, pour affirmer haut et fort leurs opinions avec un tel mépris !

Et c’est sans parler du nombre de pubs et de spots que nous absorbons chaque jour malgré nous dans la rue, dans les revues. Les écrans n’en sont pas les seuls vecteurs.

L’objectif de la société de consommation est bien de vous faire acheter de dont vous n’aviez pas besoin, ce à quoi vous n’auriez même pas songé auparavant, et que vous achèterez à crédit s’il le faut, quitte à vous endetter à un taux scandaleux. Et ça marche ! Plus grave, elle va exciter les convoitises, et alimenter les frustrations des laissés-pour-compte de la société, qui iront jusqu’à sacrifier des besoins vitaux (alimentation) pour rester dans le coup, ou tomber dans l’engrenage de la délinquance. J’ai connu le cas d’une mère de famille qui se saignait aux quatre veines pour acheter des Nike à son fils.

Ne pas consommer les produits « dernier cri » est en effet souvent ressenti par l’entourage comme une marginalisation, une anormalité, et une réaction de rejet, de dénigrement, peut se faire jour, suivant des mécanismes presque tribaux. Il est courant d’entendre les jeunes dire de leurs camarades habillés en hommes -sandwichs qu’ils « ont de la marque » ! « Avoir de la marque » est comme un signe de ralliement. Vous avez peut être entendu Paul Ariès la semaine dernière sur ce sujet.

Comme si cela allait de soi, on acquière le dernier téléphone mobile, avec appareil photo intégré voir avec GPS, et on rend son fixe ; on remplace le walkman par le mini-disc, le magnétoscope par le DVD, la vieille télévision par un écran 16/9ème , l’appareil photo par le dernier numérique avec tant de millions de pixels, le minitel par Internet. Le système ne sait plus quoi inventer pour inviter les consommateurs à renouveler leurs appareils ! Et pour intégrer le groupe, la communauté, conserver et entretenir ses liens sociaux, la participation à cette grand-messe consumériste, rédemptrice, et fédératrice, est un passage quasi obligé, sous peine d’exclusion sociale… Erigera-t-on un jour un bûcher pour les mauvais consommateurs ?

En fait, le système entretient un mécanisme d’achat compulsif dans une société profondément névrosée qui cherche des compensations à son mal de vivre par la consommation… Il est d’ailleurs intéressant de regarder le problème de la toxicomanie sous l’angle de la surconsommation : les toxicomanes fuient la surconsommation matérielle dans une surconsommation de paradis artificiels.

Je vais laisser la parole à François Brune, qui a écrit plusieurs ouvrages dénonçant ce prêt-à-penser publicitaire, en particulier dans son livre « le bonheur conforme », édité pour la première fois en 1985. J’ai d’ailleurs été surpris à la lecture de votre livre, de voir comme cette critique n’avait pas pris une ride et était toujours tout à fait d’actualité. La densité, la fréquence du matraquage publicitaire, s’est certainement accentué, mais sa philosophie, binaire, est restée la même. Ce qui m’a le plus frappé, c’est que je connaissais encore presque par cœur les jingles et les spots, alors que je n’ai plus de télévision depuis plus de dix ans. Je suis donc encore contaminé par la vérole publicitaire.

Quels sont les moyens de lutte qu’ils nous restent pour rendre notre cerveau disponible à autre chose qu’aux conneries de Patrick Le Lay ?

Thierry Folliard

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