TRIBUNES LIBRES
     
 
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Stratégie 4 février 2005

Une stratégie pour une alternative populaire, solidaire, féministe, écologiste

(texte, voté en 2000 par le congrès des Alternatifs)


Un changement nécessaire.

Le capital, c'est maintenant un empire unique, global. La mondialisation du capital et du profit, c'est la richesse et le pouvoir pour quelques uns, c'est la médiocrité, voire la misère, pour le plus grand nombre. Les peuples dominés sont les plus maltraités, mais ceux des métropoles capitalistes, sous d'autres formes, le sont aussi.

Là bas, l'exode rural se poursuit, les pauvres croupissent hors de la cité. Ici le chômage et la précarité frappent ou menacent la majorité des travailleurs, les hommes certes, mais plus encore les femmes. Beaucoup craignent les concentrations, les délocalisations ; tous le krach monétaire que promettent les spéculations financières. Comme travailleurs, comme citoyens, plus ou moins ils se savent manipulés par des puissances lointaines. Les transformations du travail nourrissent ces contestations, exprimées ou muettes. Les connaissances, les capacités de dialogue et d'initiative nécessaires à un travail intellectualisé contribuent à une autonomie, à une exigence qualitative plus grande des individus. Les compensations offertes par la consommation ne peuvent qu'imparfaitement répondre à ces attentes. Les couches marginalisées, les peuples des périphéries, de façon indirecte, perçoivent ces évolutions du travail et des représentations. Cette conscience émergente vient souligner les misères de la prolétarisation.

La financiarisation et la globalisation permettent aux puissances économiques d'échapper si nécessaire aux contraintes politiques comme aux pressions sociales, tant qu'elles se limitent à l'espace national. Quelques centaines de groupes mondiaux, contrôlant la production, les échanges et les flux de marchandises et de monnaies, peuvent accroître constamment le taux et la masse de leurs profits. Sous la pression du chômage, les salariés manuels et intellectuels des métropoles capitalistes se voient sommés d'accepter la stagnation, voire le recul de leur niveau de vie. Dans les pays nouvellement investis, la masse des sans-travail autorise un très bas niveau de rémunération des salariés et un très bon niveau de bénéfices. Mais la concentration de richesses et de pouvoirs entre les mains d'un faible pourcentage d'héritiers et de managers, aux dépens du plus grand nombre, est de plus en plus évidente et suscite des critiques et des oppositions croissantes. D'autant que la poursuite, apparemment sans fin, d'une meilleure " profitabilité " des investissements est sans cesse plus dangereuse pour les équilibres économiques. La proportion croissante des bénéfices dans le produit social induit une tendance permanente à la surproduction et à la sous-consommation. Les capitaux excédentaires, cherchant un emploi dans la spéculation financière, provoquent un emballement des cotations boursières et le risque, sans cesse plus grand, d'un éclatement de la " bulle financière ". En quelques jours, les déséquilibres jusqu'alors cachés peuvent conduire à une crise économique et sociale majeure, mettant à nu le mythe du rôle attribué aux institutions financières et étatiques, continentales ou mondiales, de " payeur en dernier ressort ". Cette possibilité, reconnues à mi-voix par les autorités financières lors de la récente crise en Extrême-Orient, est une menace latente. Les pouvoirs politiques apparaissent désarmés devant elle, incapables même de concevoir et d'imposer les instruments de régulation et de contrôle que réclameraient les intérêts historiques du capitalisme. La contestation de cette inertie par des mouvements politico-associatifs comme ATTAC signale la déligitimation en cours de la domination de l'économie ; elle témoigne aussi de la carence des orientations et des structures politiques, de la droite mais aussi de la gauche établie. Mais seule une mobilisation sociale internationale peut créer un rapport de forces faisant reculer le néo-libéralisme calé sur les intérêts immédiats - micro-économiques - de l'entreprise au détriment du plus grand nombre, c'est-à-dire aussi des intérêts généraux.

Les ressources naturelles sont mises en coupe réglée par les firmes mondiales. Les cycles du carbone, de l'eau, de l'air sont perturbés. Des organismes vivants sont inconsidérément modifiés. Le capital s'évertue à transformer en marchandises le cadre et le mode de vie. La survie de l'espèce humaine est en question. Mais en contrepoint des saccages écologiques, et au delà des mesures ponctuelles qui affectent d'y répondre, transparaissent les solidarités planétaires de la société humaine et se généralisent les représentations comme systèmes de la biosphère et de l'humanité.

Le libéralisme mondialisé repose sur l'affirmation implicite que les ressources sont infinies. C'est évidemment une absurdité contre laquelle se développent de nombreuses mobilisations. L'émergence au cours des années 60 de la crise écologique, la prise de conscience de l'ampleur de cette crise à l'échelle de la planète au cours des années 80, font de la question du développement soutenable un élément majeur de la constitution d'un bloc social large. Les organisations du mouvement ouvrier, dont beaucoup restent profondément marquées par une culture productiviste, éprouvent de grandes difficultés à penser la nécessaire convergence du social et de l'écologie, cette convergence est au contraire au coeur du projet des Alternatifs. Les mobilisations pour une agriculture paysanne et pour « l'autonomie alimentaire », contre la dilapidation des ressources naturelles, pour la maîtrise de la croissance des mégapoles, contre l'effet de serre ouvrent de nouveaux fronts de lutte, permettent de nouvelles alliances sociales, dessinent un autre futur. La critique écologique ne saurait être confondue avec les dérives que l'on a connues au cours des dernières décennies : deep ecology, culte de la nature, mouvements d'extrême droite préconisant une organisation de la société calquée sur la loi du plus fort. Critique de la vie quotidienne, d'abord dans les pays développés où elle est une des voies majeures des prises de conscience, notre approche écologiste remet radicalement en cause la logique du profit et du productivisme. La société libérale encourage les égoïsmes, les corporatismes, les luttes implacables pour la réussite de quelques uns. Depuis longtemps les valeurs non marchandes ont été oubliées. L'homme a été réduit à l'état de producteur-consommateur. Nous proposons de lui rendre sa véritable dimension. L'homme considéré dans sa globalité - l'homme multidimensionnel - doit avoir les moyens de s'épanouir, dans une société conviviale, en retrouvant le plaisir d'activités créatrices choisies librement et non subies.

Les transformations du travail, de la vie quotidienne, la globalisation ont conduit à des contestations essentielles des idéologies et des structures de l'actuelle société. Le mouvement féministe notamment, en s'attaquant aux contraintes et dominations pesant sur les femmes, a favorisé une mise en question de l'ensemble des hiérarchies et des structures de la société. Mais, de la même façon que l'exploitation de l'homme par l'homme n'a pas disparu, l'égalité entre hommes et femmes est loin d'être réalisée. Une stratégie qui ne prendrait pas en compte la nécessité pour les femmes du monde entier de mener bataille pour faire reconnaître leur droit à une pleine autonomie et une pleine égalité ne répondrait pas aux besoins de la moitié du peuple-monde. Ceci a pour conséquence de reconnaître qu'une partie des problèmes à résoudre résulte d'un croisement entre les problèmes d'exploitation et de domination d'un sexe sur l'autre. Ainsi la multiplication des contestations, leur entrelacement déterminent une nouvelle perception des solidarités humaines et planétaires, de nouvelles manifestations et actions humanitaires. Aussi l'incapacité ou le refus des institutions politiques nationales, européennes ou mondiales à aller au delà des effets d'annonce sur les problèmes sociaux, sociétaux, écologiques contribuent fortement à délégitimer les instances de pouvoir politique.

On pouvait penser que la fin des blocs écarterait la terrible menace de la guerre nucléaire. Or cette possibilité subsiste en Asie et au Moyen-Orient. Des conflits armés d'un nouveau genre éclatent sur tous les continents, frappant et déchirant les peuples avec une rage aveugle. Ils surviennent notamment dans les pays en marge du grand marché planétaire, dans lesquels décolonisation ou débureaucratisation ne pouvaient suffire à créer des nations et à légitimer des Etats. Les grandes puissances mondiales, ignorant leurs responsabilités majeures dans cette crise structurelle, interviennent violemment lorsque leurs intérêts sont en jeu. L'embargo et le blocus sont mis en oeuvre à l'encontre des gouvernements qui y portent atteinte. Des interventions armées, aveugles le plus souvent, sont entreprises au nom d'un droit international flou et équivoque. Et même lorsque les justifications humanitaires sont fondées, elles sont utilisées pour des opérations de police au service du nouvel empire mondial. L'ordre règne, les causes subsistent. L'humanité n'a pas trouvé les nouvelles formes politiques développant à la fois l'autonomie et la solidarité des peuples.

La crise du politique, plus apparente dans les Etats périphériques, n'est pourtant ni marginale, ni conjoncturelle, mais centrale et organique. Les conquêtes démocratiques, fortement érodées, sont souvent réduites au spectacle, au faux semblant. Les structures et les idéologies de la démocratie de représentation, qui étaient un élément essentiel de la stabilité et de la reproduction de la société capitaliste, sont dans un état critique. Dans le dernier quart de siècle, l'édifice institutionnel s'est désagrégé sous la pression de la mondialisation. La production et les échanges, de marchandises, de capitaux, d'informations, sont désormais développés à l'échelle mondiale, échappant ainsi largement aux régulations étatiques. Les états-majors de quelques centaines de groupes financiers mondiaux, par leurs politiques et par des exigences de plus en plus explicites, déterminent les orientations majeures. Les institutions inter étatiques, progressivement mises en place au cours du 19ème et du 20ème siècles, définissent les règles et les procédures qui en résultent pour les formes multiples de flux et d'échanges internationaux, dispositions qui s'imposent en fait ou en droit aux Etats et aux marchés nationaux. La Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International, l'Organisation Mondiale du Commerce sont les principaux acteurs de cette régulation. Les Etats dominants, au travers du G7, du Conseil de sécurité, de l'OTAN, sous la prédominance des USA, assurent l'ordre mondial nécessaire à la libre circulation des capitaux et des profits. Un empire mondial se met en place. Ces raisons, ces décisions, ces lieux de pouvoir échappent à tout contrôle démocratique. Dans le même mouvement, dans le même temps, les Etats sont confrontés à la diversification, à la complexité des activités et des rapports sociaux, au développement des compétences des individus. Les transformations du travail, l'intellectualisation qu'il connaît, sont conditionnées par la généralisation de la formation et de l'information qui, même partielles et partiales, élargissent et enrichissent les attentes de larges secteurs de la société civile. L'Etat, organiquement lié à l'homogénéisation et à la centralisation, ne peut répondre au rythme nécessaire à cette complexité. Sous cette double distorsion, l'Etat perd progressivement son efficacité, son autorité et sa légitimité. Les institutions politiques sont maintenant menacées par toute crise majeure, qu'elle soit à l'origine financière ou économique, écologique ou politique.

Il est et il sera de plus en plus difficile de gouverner comme auparavant ; l'exploitation, les dominations, les aliénations sont de plus en plus perçues. Un changement radical paraît nécessaire, indispensable même, pourtant sa réalisation semble incertaine et au mieux lointaine. Pourquoi en est-il ainsi ? Comment les conditions du changement peuvent se trouver réunies ?

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Une révolution à inventer :

Pour la social-démocratie, au gouvernement aujourd'hui dans la plupart des pays de l'occident européen, " le capitalisme est l'horizon indépassable ". Les écologistes qui lui sont associés ne se démarquent pas de cette position. La pérennité sans fin attribuée à ce système rendrait inopérante, et même dangereuse car totalitaire dans ses conséquences, toute mise en cause frontale. La conciliation du capital et du travail, du productivisme et de l'écologisme, serait la condition nécessaire d'un réformisme moderne. Tony Blair plaide pour une " troisième voie ", Laurent Fabius est favorable au " gagnant - gagnant ". Les nuances sont minces. Malheureusement pour les conciliateurs et pour le plus grand nombre a fortiori, le capital n'a nul besoin de compromis. La dispersion sur l'ensemble des continents des usines, des laboratoires, des réseaux de distribution met les mastodontes industriels et financiers à l'abri des pressions gouvernementales. Certes leur image dans l'opinion leur importe. Les gouvernements acquis au capital modèrent donc sérieusement leurs exigences sociales et environnementales, fiscales et juridiques. Jouant sur le discours voire sur le débat, consentant le cas échéant des concessions mineures aux contestations, les firmes mondiales divisent et canalisent celles-ci. Il n'y a plus ou presque de marge de manoeuvre réformiste. On ne peut répondre aux aspirations du plus grand nombre en " changeant la société " mais en " changeant de société ".

Sauf à s'incliner, il faut donc considérer la racine des choses, mettre en question l'exploitation des gens, des ressources, du patrimoine humain, la marchandisation généralisée, la domination sur les peuples, les femmes et les groupes réputés mineurs. Au delà des formes et des rythmes, cela s'appelle une révolution. La proposition est difficile, rude même. Les générations précédentes sont encore sous le coup des impasses, des erreurs, voire des crimes où se sont fourvoyées les deux vagues révolutionnaires du siècle achevé. Il faut d'évidence s'interroger, redéfinir, repositionner les objectifs et les moyens. Cela demandera du temps, des formes et des forces nouvelles, mais le changement nécessaire de société suppose d'abord une perspective, une posture révolutionnaires. Il ne suffit certes pas de réclamer l'appropriation collective des principales richesses, le dépassement des aliénations marchandes et des illusions productivistes. Dans l'opposition aux rapports sociaux et aux représentations qui les justifient, il faut concevoir et expérimenter de nouvelles relations et institutions sociales et politiques, articulant sans doute la délégation, l'initiative collective, l'autonomie individuelle. C'est dans ce mouvement de contestation et de construction, c'est dans ce processus qu'une majorité sociale large et stable peut se reconnaître et se structurer.

La révolution sera longue. Il faut que les forces progressistes tirent les leçons du passé et s'inscrivent dans le présent. Les moments, les ruptures du processus révolutionnaire doivent être repensés, pour éviter autant qu'il sera possible de détruire les acquits de civilisation, pour ne pas s'engager dans une régression sociale et politique. Le processus révolutionnaire s'accomplit au travers d'expériences multiples, positives ou négatives, d'acquits durables ou provisoires. Chaque vague nouvelle se nourrit de ce passé. Il faut faire émerger les objectifs communs, rassembler les forces sociales du changement, articuler les organisations, les mouvements, les individus. Il faut qu'autour d'un projet de société, d'une utopie réaliste, constamment retravaillée, la société civile prenant conscience d'elle-même se constitue comme " peuple - monde ". Les combats dans le champ de la culture et de l'idéologie doivent permettre au plus grand nombre de s'approprier pleinement les enjeux et les formes des luttes engagées. La créativité et l'autonomie individuelle et collective sont des atouts nécessaires. La « socialisation » du savoir et de la culture est à la fois un objectif et un moyen de l'alternative. Pour cela il n'est pas besoin, il est même vraisemblablement contre-productif, qu'un acteur plus ou moins extérieur, intellectuel ou parti, prétende inspirer un programme achevé. Le peuple - monde ne peut s'approprier le projet et le contenu approché d'une société nouvelle que si s'organise une élaboration collective où se confrontent les syndicats, les associations, les partis. C'est dans une dialectique multiple entre les parties et le tout, le quotidien et l'avenir, l'expérience concrète et la représentation théorique que peut émerger un projet effectivement révolutionnaire. Il faut un tel projet car les valeurs universelles, fondatrices, exprimant les besoins du plus grand nombre doivent être rendues concrètes, pratiques. Il faut se garder de l'illusion ancienne selon laquelle il suffirait de détruire les lois et les institutions pour découvrir sous l'ancienne carapace une société nouvelle. Il n'y a pas qu'une réponse possible à la crise de civilisation. D'autant plus que le scepticisme engendré par les dramatiques échecs de la révolution réclame pour être dépassé des propositions précises, vérifiables dans l'expérience. Enfin l'individuation nourrie par le marché, le travail, la formation renforce les exigences de contrôle, de participation. C'est dans cette maturation que les intentions de transformation sociale radicale, encore minoritaires, peuvent gagner le plus grand nombre.

Le peuple - monde en entreprenant de se substituer aux puissances établies, en mettant en cause les institutions qui les structurent et les protègent doit craindre des réactions violentes des pouvoirs nationaux ou planétaires. Plus exactement, les violences moléculaires, insidieuses ou immanentes, peuvent devenir massives et explicites. Le retour à des formes anciennes de répression marquerait l'abandon des politiques de consensus des Etats modernes. Or la police et l'armée ne sont plus outillées et préparées à la confrontation avec des formes massives et directes d'opposition, d'autant qu'elles ne sont pas épargnées par les virus démocratiques. Le recours à des forces spécialisées dans le maintien de l'ordre - nationales, continentales ou mondiales - l'utilisation de bandes néo-fascistes sont toujours possibles, mais leur succès très aléatoire provoquerait une cristallisation forte et durable des nouvelles polarisations sociales qui s'esquissent. La violence armée n'est pas l'accoucheuse inévitable de la nouvelle société ; les gouvernements y regarderont à deux fois avant d'engager des répressions massives. Les forces émancipatrices devraient privilégier les manifestations et les résistances pacifiques, mais nul ne peut prévoir, ici et ailleurs, l'acuité des affrontements. D'autant que les circonstances et le foyer d'un nouvel ébranlement de l'ancienne société ne sont nullement évidentes. Mais les crises, financière, économique, écologique et politique qui constamment menacent, rendent inéluctables ou presque, par leurs menaces ou leurs effets, des explosions sociales et politiques. Les Alternatifs et les forces progressistes doivent tout faire pour qu'elles débouchent sur une nouvelle société, solidaire, féministe, écologiste, démocratique.

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Une société en mouvements.

Dans cette société mondialisée, constamment changée, la contestation et la révolte trouvent des raisons constamment renouvelées. L'exploitation, les aliénations, les dominations suscitent le refus et la colère. Les transformations du travail, la généralisation de la formation et de l'information, dans leurs développements contradictoires, font entrevoir d'autres rapports sociaux, d'autres institutions politiques. Mais pour rendre possibles les changements concevables, les ruptures souhaitables, il manque un acteur social s'attaquant aux causes essentielles et aux classes dominantes et dirigeantes. Car le prolétariat est désorienté et dispersé, structuré dans des champs sociaux ne recouvrant pas l'ensemble des conflits sociaux générés par le capitalisme global. Il ne peut plus prétendre comme antérieurement porter les intérêts universels de l'humanité. Les nouveaux mouvements de contestation ont, à partir de larges mobilisations, permis des améliorations réelles des conditions sociales et politiques. Mais sectorielles, partielles, leurs critiques et leurs propositions aussi justifiées, aussi radicales qu'elles soient n'ont pas débouché sur des mobilisations réunissant l'ensemble des contestations et donc sur des ruptures décisives. Pour comprendre et dépasser l'éclatement, voire la confusion de cette contestation multiple, il faut des convergences pratiques et théoriques. Il faut participer et contribuer aux initiatives et aux réflexions croisées sur les causes et les voies des mutations et des crises qui affectent aujourd'hui la société humaine.

Dans la dernière partie du siècle, la société a traversé une longue phase dépressive, provoquée par l'épuisement des marchés, des institutions, des représentations. Les luttes sociétales et sociales des années 60, la dépression économique du début des années 70 qui ouvrirent cette période témoignaient des dysfonctionnements de l'ensemble des rapports sociaux, mais aussi de l'émergence de conflits sociaux inattendus exprimant de nouvelles contradictions. A cette crise organique, les pouvoirs capitalistes apportèrent une double réponse. Ils trouvèrent une réponse économique au travers d'une marchandisation généralisée, d'une concentration et d'une mondialisation financières, de l'informatisation des processus de fabrication et des procédures d'administration. Ils trouvèrent une réponse politique en imposant la prévalence du profit sur les conquêtes populaires, sociales et politiques. En les contournant, ils remirent en cause à la fois le « compromis keynésien » et la décolonisation. Cette reprise en main fut grandement facilitée par la crise du mouvement communiste et l'implosion du bloc soviétique. Les espoirs - certes injustifiés - d'un grand nombre firent place au désarroi. Les gouvernements du tiers monde perdirent toute marge de négociation et d'autonomie.

Les transformations profondes des rapports sociaux qui se construisent et se développent dans le marché, le travail et les institutions affectent les classes traditionnelles de la société capitaliste pour les redéfinir et les recomposer d'autre manière, à un autre niveau. La mondialisation est une mutation globale qui concerne non seulement la production et la valorisation des marchandises - biens et services - mais aussi l'agencement et la division des classes. Il en va ainsi en premier lieu pour les classes possédantes. La concentration capitaliste aboutit à la mise en place, secteur après secteur, à quelques oligopoles qui, directement ou indirectement, au travers d'un réseau étroitement contrôlé de sous-traitants exploitent des centaines de milliers de salariés sur l'ensemble des continents. L'effervescence des nouvelles industries comme l'informatique ou les biotechnologies est elle-même très contrôlée. Dès qu'elles ont fait leurs preuves et sauf quelques rares exceptions, ces entreprises entrent dans le giron des grands groupes financiers. Car ce qui fait la puissance du capital planétaire, ce n'est pas la maîtrise - pourtant réelle - des techniques de fabrication, de commercialisation, de gestion, mais bien sa surface et son efficacité financières. A ce niveau de concentration, les fortunes individuelles en règle générale ne suffisent pas et pas davantage les investisseurs traditionnels. Une nouvelle forme de capital est alors apparu ; sans doute une nouvelle étape de ce que Marx désignait comme « socialisation du capital ». Ce sont les fonds communs de placement, les fonds de retraite qui rassemblent les économies des salariés des pays « occidentaux » et pas seulement des plus favorisés. De façon indirecte, presque anodine, ils participent ainsi à l'exploitation de l'ensemble des salariés et, dans une contradiction qui ne demande qu'à apparaître, à leur propre exploitation, à leur propre précarisation. La mise en oeuvre, la manipulation de ce capital incombent à des managers qui grâce à des salaires exorbitants et aux stocks-options, constituent avec quelques héritiers une hyper-bourgeoisie mondiale. Ils partagent les mêmes cursus de formation, les mêmes cercles de rencontre et de débat, les mêmes codes et les mêmes langages. Ils tendent à fusionner avec les politiciens et la haute administration, en allant des affaires à l'Etat dans le modèle anglo-saxon, ou de l'Etat aux affaires dans le modèle français. Ils professent une même idéologie néo-libérale qui prétend que la somme et la combinaison des intérêts des entreprises mondialisées aboutiraient finalement à la meilleure réponse possible à l'intérêt général ! Au travers des nébuleuses de la sous-traitance, cette classe dominante s'assure de la connivence et de l'appui de larges secteurs des bourgeoisies traditionnelles. Il reste qu'elle suscite aussi l'envie de capitalistes, petits et moyens, dont les marchés réduits et les techniques obsolètes font qu'ils ne peuvent parvenir à de semblables rentabilités, à de semblables pouvoirs. Ces couches constamment menacées secrètent ou soutiennent les extrêmes droites, fondamentalistes ou néo-fascistes qui prétendent par une autorité accrue voire une répression populaire maintenir les anciennes hiérarchies.

Dans son entreprise de mondialisation et de marchandisation généralisée, le capital mise sur la dispersion et la différence entre les peuples, entre les continents. En particulier, les faibles coûts de main d'oeuvre que la misère autorise dans les pays du sud et de l'est paraissent lui ouvrir un nouvel âge d'or. D'autant que dans nombre d'entre eux existe déjà des couches préparées aux techniques les plus avancées. Il peut ainsi espérer bénéficier d'une clientèle au double sens du terme, économique et politique. Mais la coexistence entre les formes les plus modernes et les plus archaïques de l'exploitation, c'est aussi la contradiction la plus visible entre le réel et le possible. Ces contradictions peuvent donc au contraire devenir explosives dans ces pays où le capital moderne est pour l'essentiel étranger, d'autant que la démocratie et donc la légitimité des Etats y sont fragiles. C'est peut-être au Brésil, en Corée, au Mexique que prendront corps les nouvelles perspectives d'émancipation. Mais les dynamiques essentielles sont plus que jamais universelles et notamment cette contradiction double que font naître les mutations du travail. On assiste d'une part à une polarisation sociale sans précédent. La grande majorité des adultes sont ou deviennent des salariés, même si on fait abstraction des pseudo-salariés des états majors industriels, financiers ou administratifs. Les cadres techniques, les intellectuels salariés qui avaient cru pouvoir échapper aux contraintes du commun s'y trouvent reconduits, personnellement ou par leurs proches, par l'informatisation des contrôles, par la flexibilité et la précarité du travail. Or les couches intermédiaires traditionnelles, de la petite et moyenne bourgeoisie, citadine ou rurale, sont minorisées tant dans leur nombre que dans leurs fonctions. Ces couches très largement acquises au système capitaliste, souvent conservatrices, présentes dans l'ensemble du tissu social, constituaient une base, un relais pour les couches dirigeantes. Les conséquences de leur amenuisement se feront sentir dans toute crise, quelle qu'en soit l'origine.

En contrepoint le salariat s'étend et les transformations du procès de travail rendent concevable une autre civilisation. La numérisation des savoirs et même des savoir-faire qu'autorise l'informatique accroît la distance introduite par la mécanisation entre la main et la matière. Le travail intellectuel prend une place croissante dans l'ensemble dans l'ensemble du processus de production. La maîtrise et la cohérence des diverses étapes, de la conception à la commercialisation, réclament une coopération, entre des métiers, des compétences, des territoires et donc un dialogue, le partage d'un code et dans une certaine mesure d'une culture. Les réseaux nécessaires à la production sont tributaires de la qualité de chaque opération, de chaque opérateur. Outre leurs connaissances, ceux-ci doivent avoir une capacité d'écoute, d'expression et d'autonomie et une suffisante implication dans l'entreprise et dans la société. Ces exigences techniques largement affichées s'avèrent certes contradictoires avec la maximisation des profits, mettant à mal les justifications idéologiques diffusées par le patronat. Les failles qui s'ouvrent ainsi dans les représentations communes font, pour l'avenir, augurer des ruptures. D'autant que les qualifications maintenant nécessaires résultent certes de la formation et de l'information, mais au moins autant du fonctionnement et du mode de régulation de la société. C'est dans une expérience multiple, diversifiée, dans la convivialité, les loisirs, dans l'activité associative, syndicale, politique que se développent les capacités de dialogue et d'initiative. Une part croissante de l'activité salariée est consacrée à la gestion et à la reproduction de la société. Les salaires différés prennent une part accrue à tous les âges. En même temps que l'exploitation salariale s'étend, elle devient indirecte, invisible par un grand nombre. Structuré par le métier, le territoire, les organisations et les représentations collectives, « l'espace ouvrier » traditionnel - employés compris - se désagrège. Mais de nouvelles solidarités sociales s'esquissent, se construisent, dans lesquelles les ouvriers et les employés - même s'ils ne peuvent plus prétendre à l'hégémonie sur l'ensemble des couches populaires - ont une place décisive. Outre leur nombre, leur relative homogénéité de conditions et de représentations, ils apportent au travers de leur expérience et de leur mémoire collectifs, en mettant en cause l'exploitation et la domination capitalistes, une contribution fondamentale au mouvement d'émancipation. Aussi la marginalisation qui frappe ou menace nombre de travailleurs appelle une attention et une solidarité effectives. Sans les couches populaires, les chômeurs et les exclus, il n'y a pas de prise en compte réelle du capitalisme, il n'y a pas de bloc social large. La grande affaire du mouvement d'émancipation en ce début de 21ème siècle, c'est la constitution d'un bloc social large ; c'est une alliance organique, suffisamment stable, des mouvements de contestation capable de faire changer la société sans risque de régression. Or cela, qui pouvait sembler un voeu pieu il y a quelques mois encore, est après Seattle en train de s'esquisser, à l'échelle internationale sous les yeux de milliards d'hommes et de femmes. Des syndicalistes et des humanistes, des féministes et des prêtres, des écologistes et des paysans ont ensemble manifesté contre la libéralisation économique, contre une domination sans limite des intérêts capitalistes. Leurs motivations, leurs objectifs étaient sans doute différents, mais ils se sont concertés ; ils ont établi des échanges, des réseaux qui persistent. Les mêmes avant hier déjà étaient à Rio pour la défense de l'environnement planétaire, à Pékin avec les femmes, à Davos contre les grands capitalistes. Ensemble, ils désignent un adversaire commun : le régime du libéralisme économique. Ainsi commence la délégitimation des pouvoirs économiques et politiques. Une opposition explicite apparaît entre « eux » et « nous ». Elle appelle à une définition, à une représentation de ce « nous ». Bien sûr c'est aujourd'hui contre les conséquences du système et non contre celui-ci que se manifestent ces oppositions. Mais il n'y a pas d'orientation alternative possible à court terme pour le capital mondial. Un keynésianisme mondial réclamerait un gouvernement, une assemblée, des partis. Les dynamiques de la mondialisation financière et économique vont continuer leur oeuvre, quelles que soient les concessions mineures provisoirement consenties. La mise en évidence et en accusation du système capitaliste, de ceux qui le servent et s'en servent, va donner un éclairage nouveau aux conflits qui se développent dans les divers espaces sociaux. Cette expérience individuelle et collective où le plus grand nombre participe simultanément et successivement aux luttes spécifiques ne conduit pas à la délimitation de nouvelles classes intermédiaires mais tend dans une nouvelle forme de l'opposition fondamentale bourgeoisie-prolétariat à polariser les forces sociales entre l'hyper-bourgeoisie mondiale et le peuple-monde. Dans la conjoncture actuelle où les contestations sociales et politiques, émergeant d'une longue phase de replis et de reculs, s'efforcent de se repositionner aux niveaux européen et mondial, l'affirmation autogestionnaire est prioritaire, tant pour l'autodétermination des mouvements sociaux que pour l'instauration de nouvelles pratiques politiques, même sectorielles.. Ceux et celles qui sont convaincus de la nécessité d'une nouvelle société peuvent-ils se contenter de commenter les évènements ? La conjonction des contestations pourrait-elle suffire, ou y a-t-il des singularités du politique qui rendent nécessaires un projet, des structures ?

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Formes et forces politiques :

Beaucoup dénoncent la crise du politique. L'efficacité et même le rôle des parlements et des partis sont en question. Certains s'en réjouissent, y voyant la preuve que la droite et la gauche se retrouvent pour l'essentiel ; le capitalisme et la régulation marchande seraient acceptées par les principales forces publiques, qui ne se distingueraient plus que par des valeurs subsidiaires. Les passions politiques n'auraient plus de justification, l'alternance aboutissant à l'harmonie.

D'autres, soulignant le poids politique des mouvements sociaux, réduisent les partis à leurs fonctions électorales et tribunitiennes. Il y a bien sûr encore à l'extrême gauche quelques courants politiques qui proposent de s'inspirer de la révolution russe d'octobre 17 ou des mouvements anarchistes espagnols des années 30, sans s'inquiéter outre mesure des « fiasco » dramatiques qui suivirent, ni des luttes et des mutations économiques, sociales et politiques du siècle écoulé.

Cette crise a pourtant des causes et des effets qui rendent caduques les anciennes recettes. Le suffrage universel, la démocratie parlementaire sont des objectifs majeurs qui ont présidé à la constitution des forces et des partis de gauche au 19ème siècle. Cette gauche, divisée depuis longtemps par des conceptions différentes des objectifs et des modalités du changement, fut pourtant dans son ensemble conditionnée - on dirait aujourd'hui formatée - par les idéologies et les structures de la République « bourgeoise ». La crise des partis de gauche - au delà des déboires et des impasses propres aux sociaux-démocrates et aux communistes des diverses écoles - c'est la crise de la démocratie parlementaire, c'est la crise de l'Etat. Faute de concevoir et de préparer le dépassement de formes démocratiques déjà insuffisantes mais maintenant obsolètes, ils persistent dans des postures et des pratiques inopérantes qui du même coup leur interdisent de faire le bilan d'une histoire commune ou spécifique. La démocratie parlementaire fondée sur la délégation au travers du suffrage universel qui un siècle durant a favorisé la stabilité politique des pays occidentaux a épuisé ses vertus. La polarisation et la complexité sociales, la globalisation et la prééminence financières dévalorisent des initiatives qui ne parviennent que de plus en plus difficilement à assurer la gestion et la reproduction de la société.

Au 19ème siècle les luttes populaires vont permettre de passer dans la plupart des pays occidentaux d'un régime censitaire à une démocratie de délégation fondée sur le suffrage universel, cependant le plus souvent réduit aux hommes. Si cet élargissement de la démocratie « bourgeoise » réclama des combats et des révoltes, il s'avéra rapidement que la participation des salariés et des paysans aux institutions élues favorisait leur acceptation du régime et leur intégration au système économique et social. A côté de la répression ouverte - étatique ou patronale - furent mis en place des dispositions, des politiques permettant de diviser et de contenir les contestations. Au milieu du 20ème siècle, le keynésianisme, combinant l'élévation de niveau de vie et la reconnaissance aux travailleurs - hommes et femmes - de droits nouveaux, déboucha sur de nouvelles pratiques de gouvernement. Les choix générateurs de conflits tendent à être négociés avec les parties concernées, avant que les assemblées élues ne soient saisies. Les cabinets ministériels organisent ou suscitent les compromis compatibles avec les orientations gouvernementales, marginalisant s'il le faut des positions extrêmes, ils réduisent ainsi l'acuité des oppositions d'intérêts et d'idéologies. Cette démocratie de consensus transforme la fonction parlementaire. Les débats des assemblées plus ou moins retranscrits et simplifiés par les médias sont l'occasion pour les partis d'exprimer leurs positions, mais ils ne servent finalement qu'à vérifier la cohérence juridique et la faisabilité politique des propositions gouvernementales. Non seulement l'initiative et l'élaboration des lois échappent pour l'essentiel au parlement, mais pour peu que des procédures électorales favorisent les partis et les positions centristes il devient difficile de différencier la droite et la gauche parlementaires. Cette « démocratie » d'antichambre, faute de confrontation explicite des positions des couches et des groupes sociaux concernés, faute de choix politiques clairs, ne répond pas à la complexité sociale qu'elle prétend gérer. Elle est une des principales causes de la désaffection électorale.

Mais la cause majeure de la crise politique, c'est la confusion dans lesquelles s'opèrent la translation et la dispersion des pouvoirs du politique vers l'économique, de l'Etat national vers l'Europe et le Monde. Les gouvernements sont apparemment paralysés par les intérêts de quelques centaines d'oligopoles planétaires. L'activité et la localisation des établissements financiers et industriels seraient tributaires de la course au profit des transnationales. D'autant que nombre des pouvoirs y compris souverains sont déjà dévolus à des instances européennes ou mondiales. La plupart de ces institutions et notamment le Conseil de sécurité de l'ONU, le G7, le FMI, l'OMC, composés par les représentants des Etats membres, échappent à toute désignation et contrôle démocratiques. Les différents restent obscurs ; il n'y a pas de débats et de consultations populaires, mais des compromis confidentiels et incertains. De surcroît, entre les pouvoirs financiers et politiques, s'est développé, notamment depuis la seconde guerre mondiale, une nébuleuse d'organismes officiels ou officieux où les cercles dirigeants confrontent leurs orientations, mais aussi définissent des normes, des règles, procèdent à des arbitrages et tissent ainsi un réseau de pouvoirs dont les ambitions grandissent comme en témoigne le projet d'AMI, pour l'instant avorté.

En fait la très grande majorité des partis, des politiciens, des hauts fonctionnaires sont favorables ou résignés à la domination du Capital globalisé. Ceux et celles qui lui sont hostiles et voudraient ouvrir un processus de rupture et de dépassement craignent de mettre en péril leurs assises politiques voire leurs positions institutionnelles . Car si ils savent que les anciennes orientations, les anciens schémas sont obsolètes où erronés, l'élaboration - nécessairement collective - de nouvelles perspectives est encore embryonnaire.

Les Alternatifs, comme tous les courants politiques militant pour un changement de société, se trouvent ainsi devant des nécessités contradictoires. Pour l'opinion populaire, la présence dans les assemblées élues, voire dans les exécutifs, est encore une preuve nécessaire de représentativité, donc d'une certaine efficacité. Mais cette participation et a fortiori les éventuelles responsabilités risquent fort d'être confondues avec les partis dominants à gauche et d'être entraînés dans le même discrédit. Aussi participer à une majorité de gestion, dans une municipalité, un conseil général, un conseil régional, à l'assemblée nationale, suppose des appuis et des liens permanents avec les forces et les mobilisations sociales et sociétales.

Les partis sont le produit du parlement. Dès qu'il y a des représentants et des débats, les coteries et les clubs font place aux partis. Progressivement ils se donnent des références idéologiques, ils adoptent une posture, ils sont royalistes et républicains, conservateurs ou libéraux, radicaux ou socialistes. Par fonction, ils doivent répondre à tout. Ils s'inscrivent donc dans une expérience, dans une histoire. Les partis n'échappent pas à la crise de la démocratie de consensus , à la crise de l'Etat-Nation. Ceux qui critiquent la société, ceux qui sont partisans de changements plus ou moins radicaux n'en sont pas pour autant protégés. Dans l'actuelle situation les partis sont soumis à des déterminations et des contradictions de plus en plus difficiles à contenir. Dans cette démocratie de délégation ce sont les modalités de représentation, le dispositif des partis qui structurent le champs politique, lui donne une certaine lisibilité, désigne une droite, une gauche, un centre. Ainsi la Constitution française avec le scrutin uninominal à deux tours qui caractérise les deux élections principales pour la Présidence de la République et les députés tend à découper l'échiquier politique en quatre cases. Les partis postulants à un rôle effectif sont obligés pour ce faire de déloger l'un des occupants traditionnels. La droite et la gauche établie s'efforcent elles de trouver des voix dans la clientèle électorale adverse, et pour cela de tempérer ou de radicaliser leurs discours. La France se gouverne au centre disait Giscard d'Estaing mais le « centrisme » comporte aussi le risque de voir naître de nouveaux partis plus proches des attentes fondées ou fantasmées d'une partie de l'électorat. Le rôle structurant des partis tient à ce que le repérage, la latéralisation renvoie à leur fonction socio-politique. Le parti représente et en même temps construit un groupe, une couche sociale ; les intérêts et les idéologies se confondent autant qu'ils se confortent. Lorsque le rôle structurant du parti dépasse la scène politique pour s'exercer dans les principaux champs sociaux, on assiste à la formation d'une véritable culture. En France, au delà des aléas conjoncturels, il y a ainsi à gauche, non seulement un parti socialiste, un parti communiste mais de véritables cultures socialistes ou communistes, avec leurs références, leurs auteurs, leurs mythes. La démocratie chrétienne, le gaullisme, avaient ce statut ; leur déliquescence rappelle, si il en était besoin, que les programmes, les idéologies, les pratiques, les assises électorales, et donc aussi le devenir des partis ne sont nullement figés. Mais si il y a une crise de la « forme parti », cela ne signifie pas qu'ils soient tous appelés à disparaître, mais à se transformer, à se scinder, à laisser place à de nouvelles structures. Aucune stratégie de changement ne peut les nier ou les ignorer. Certes le changement de société suppose non seulement un changement des partis mais sans doute aussi un changement de partis. Mais c'est dans l'articulation, dans la dynamique contradictoire, qui lie et qui oppose la gauche actuelle - Verts inclus - et les mouvements sociaux que peut se construire le projet et la force politique de changement, de rupture.

Mais aussi novateurs soient-ils, les mouvements sociaux ne peuvent à eux seuls produire une nouvelle société. De ce point de vue, l'existence d'un mouvement politique alternatif rouge et vert, lieu de mémoire, de synthèse et d'initiatives, est une des conditions nécessaires à l'émergence d'un nouveau projet et d'une nouvelle alliance sociale.

Les partis de gauche - Verts compris - doivent redéfinir à la fois leurs objectifs politiques et leur articulation avec les contestations, avec la société. Les avantages et les honneurs du pouvoir, le poids des idéologies, l'incertitude des perspectives novatrices se combinent pour nourrir l'immobilisme. D'autant que les difficultés profondes de la droite, écartelée entre le libéralisme global, prôné par les entreprises planétaires, et les inquiétudes de la bourgeoisie traditionnelle, font apparaître comme positive pour le système existant de la gestion social-démocrate. Très vraisemblablement dans le même temps les manifestation et les mouvements qui signalent l'apparition d'attentes plus radicales se multiplient ; les dissensions et les abstentions se développent. Une mutation s'avère indispensable. Tous les partis de gauche - grands et petits - ne la réussiront pas. Une refondation politique, une autre force politique sont nécessaires. Elles doivent être entreprises dès à présent. Les Alternatifs, catalyseurs ou précurseurs, veulent en construire l'ébauche. Les trois conditions réciproques d'un changement radical doivent être développés : un projet politique, des mouvements sociaux, un bloc social large et stable.

Un tel projet politique de rassemblement ne peut s'élaborer en dehors d'une confrontation permanente entre les partis et les mouvements sociaux. C'est seulement ainsi qu'il répondra effectivement à l'expérience et aux attentes de ces mouvements. C'est seulement ainsi qu'il sera approprié par le plus grand nombre. Dans la politique sociale, comme dans le débat politique, ne pourront finalement avoir une fonction révolutionnaire que les formations politiques dénonçant et abandonnant la hiérarchie et l'hégémonie traditionnelles. Pour lever les craintes compréhensibles, développer les échanges transversaux, il est indispensable d'utiliser les espaces et les moments favorables au débat et à l'initiative collectives. Mouvements ou partis politiques d'un type nouveau ne pourront contribuer à la synthèse et au rassemblement populaire qui justifient leur existence qu'en reconnaissant l'autonomie de chacun des mouvements sociaux, en combattant les tentatives et les tentations de manipulations. Cela signifie que les organisations politiques en incitant leurs membres et leurs amis à participer individuellement aux divers mouvements de contestations doivent s'interdire la constitution de fractions ou de tendances partidaires. Les structures et formes diverses de contestation sociale et politique doivent non seulement se reconnaître un droit réciproque à la critique mais l'organiser. Les débats publics et les initiatives communs deviennent dès lors possibles et acceptés par tous.

Le développement des mouvements sociaux dans leur diversité est maintenant la condition première de radicalisation et de transformation de la gauche. Mais cette refondation n'est pas un préalable mais un aboutissement. Alors que les milieux populaires - certes souvent plus résignés qu'enthousiastes - soutiennent ou suivent les partis de gauche, il est contre-productif de privilégier leur dénonciation. Cela ne peut entraîner dans leurs rangs que démoralisation pour les uns et rancoeurs pour les autres. C'est en positif, dans les combats communs, dans les débats qui les accompagnent que de nouvelles avancées peuvent apparaître réalistes. Mais que la droite ou la gauche gouvernent, la participation ou le soutien aux mouvements sociaux ne suffit pas. Car pour le développement et la généralisation de ceux-ci, il faut une perspective politique, il faut qu'apparaisse concrètement la possibilité d'un gouvernement répondant à leurs attentes et donc d'une force ou d'une alliance politique prête à le constituer. Les associations et les clubs qui se satisfont de débats internes, qui ne testent pas leurs hypothèses et leurs propositions dans l'opinion et dans la réalité peuvent se multiplier sans rien transformer. La présence dans les élections, dans les assemblées élues et parfois dans les exécutifs sont la condition d'existence d'un courant, d'un projet politique pour la grande masse de la population et donc en retour pour ceux et celles qui veulent un changement de société. L'unité d'action est toujours nécessaire ; l'unité électorale est parfois possible. La participation a des exécutifs sans démocratie active, sans appui et mobilisation populaires est contre-productive. Elle ne ferait au mieux que contribuer à une gestion « sociale » du capitalisme mondialisé. Les propositions et pratiques unitaires sont utiles si elles renforcent les luttes populaires ; elles sont néfastes si elles les ignorent et pires si elles les étouffent.

Au cours des années 80, se sont développés des groupes politiques locaux. Ces groupes étaient issus d'un double processus : crise au sein d'organisation de la gauche critique et alternative et volonté d'oeuvrer au niveau local en l'absence de perspectives d'ensemble. Ces groupes se sont pour partie délités, d'autres s'interrogent sur la possibilité de dépasser le cadre local. Depuis quelques années dans une conjoncture plus offensive, de nouvelles formes politiques émergent, signe des dysfonctionnements de la démocratie parlementaire et de la dévalorisation des partis, de gauche notamment. Certains les caractérisent comme « politico-associatifs », d'autres comme « éthico-politiques ». Elles procèdent de choix éthiques qui correspondent aux aspirations à l'autonomie que fait naître l'évolution qualitative de la formation et de la culture. Aux associations, elles empruntent leur structure et leur fonctionnement et aussi leurs membres avec une diversité certaine de motivations. Elles ont généralement un objet limité et un périmètre large comme ATTAC. Mais dans les quartiers et les petites villes, pour suppléer aux partis de gauche, s'ouvrent des espaces de débats et d'initiatives : café-politique ici, forum là, ils sont alors polyvalents dans un territoire restreint. Il y a là des tentatives significatives, mais leur avenir est incertain. Elles peuvent se stabiliser, en se limitant à leur objectif initial. C'est l'exemple des vénérables ligues qui se sont constituées en France dans la seconde partie du 19ème siècle pour l'enseignement ou pour les Droits de l'Homme. Elles peuvent élargir au contraire leurs ambitions, se transformer en mouvement politique généraliste, s'engageant dans le jeu électoral et se transformant dès lors en parti. En l'absence d'une histoire commune ou d'un référent idéologique fort, leur avenir est aléatoire, en tout cas conflictuel. Le pragmatisme les pousse à s'adapter aux règles de la médiatisation et du parlementarisme. Les Verts, en Allemagne comme en France - eux même produits des scléroses de la gauche - sont l'exemple de l'intégration progressive au système qui menace toute tentative d'innovation politique sans ancrage social et théorique.

Dans le champ des formes et des forces politiques, le rôle du pouvoir médiatique n'est pas sans conséquences. Courtisés mais souvent directement dépendants, les professionnels des médias entretiennent la politique spectacle qui appauvrit ou fausse les termes du débat politique. Ce système est un véritable obstacle à une démarche démocratique autogestionnaire. Pourtant dans ce champ existent aussi des aspirations à des alternatives dont témoignent le succès de nouveaux journaux ou revues.

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La démocratie active :

Les luttes pour une autre démocratie vont - très vraisemblablement - être le fil rouge des mobilisations sociales et politiques de la période qui s'ouvre.

Dans le même temps où, sous la pression des principaux Etats occidentaux, la démocratie parlementaire se généralise dans le monde, elle montre à tous des limites nouvelles. L'acceptation par les gouvernements en place de la prééminence du capital réduit la légitimité du régime politique. D'autant qu'aucun pouvoir centralisateur, national, continental et a fortiori planétaire ne peut plus prétendre diriger et réguler seul une société où grandissent la complexité, la complémentarité des activités sociales et l'autonomie des individus. L'absence de débats, de concertations, de choix explicites ou de lisibilité entre les diverses politiques rend de plus en plus aléatoire la gestion du système. Le politique est le talon d'Achille du capital mondialisé.

La dilution et l'éloignement des pouvoirs, l'absence d'interlocuteurs ayant effectivement une capacité de décision, la réduction au spectacle du débat politique vont conduire les mouvements de contestation à se retrouver dans la critique de la démocratie réellement existante. Cette conjonction peut déboucher sur de réelles confrontations et la définition d'objectifs partagés. Les luttes communes pour la démocratie - défense des acquis et nouvelles avancées - devraient être un axe essentiel de constitution d'un nouveau rassemblement.

Un tel rassemblement, manifestant dans les formes les plus diverses son poids social et politique, peut conduire la minorité dominante et gouvernante à certaines concessions. Les raisons profondes subsistant, les demi-mesures ont toutes chances d'accroître la radicalité des mobilisations.

Les Alternatifs ne s'en tiennent pas à la dénonciation des institutions politiques actuelles. Mais ils ne prétendent pas opposer à celles-ci une construction idéologique, un schéma achevé. Il faut nous inspirer les uns et les autres du passé et du présent, des luttes, des avancées, des impasses d'hier, des contradictions, des ouvertures, des dynamiques d'aujourd'hui. Ainsi fondées les propositions des Alternatifs sont soumises aux débats et à l'expérience des forces progressistes, sociales et politiques.

Au paroxysme des luttes et des conflits, c'est la démocratie directe, la démocratie d'assemblée qui répond aux attentes du plus grand nombre. Mais les mobilisations populaires ne peuvent être permanentes. Pourtant les attentes des individus et des collectifs, mais aussi l'optimisation du fonctionnement de l'entreprise, de l'enseignement, de la cité réclame une prise en main aussi large et aussi ouverte que possible par les intéressés eux-mêmes. En même temps l'interdépendance croissante des activités humaines, à l'échelle locale, nationale mais aussi continentale et planétaire réclame des concertations, des décisions, des arbitrages, donc des délégués, des instances représentatives. C'est dans l'articulation entre l'autogestion et la délégation que peut se réaliser une nouvelle démocratie, des réseaux de contre pouvoir, des syndicats, des associations et des conseils de citoyens venant à tous les niveaux interpeller les pouvoirs politiques et économiques.

L'enjeu n'est pas essentiellement institutionnel. Le dépassement du capitalisme appelle une véritable culture démocratique. Chaque homme, chaque femme doit pouvoir comprendre et peser sur les choix politiques. Ils doivent exercer des responsabilités dans l'un ou/et l'autre des champs sociaux qu'ils traverseront dans le cours de leur existence.

Les luttes pour la démocratisation de la démocratie, point de rencontre des divers mouvements de contestation, les amènent à concevoir et présenter différemment leurs objectifs. Dans ce processus, apparaissent autrement les contradictions dans lesquelles est engagé le producteur-consommateur, le salarié-actionnaire, l'individu-citoyen. L'appropriation sociale de la production des biens et des services, des patrimoines humains et naturels - condition majeure et peut-être ultime d'un changement de société - sera alors perçue et conçue différemment.

Les initiatives et les luttes pour la démocratisation doivent être développées dans l'ensemble des institutions et des champs sociaux. Aussi bien dans les organisations de contestation politique et sociale (partis, syndicats, associations) que dans les rapports entre organisations, et notamment entre les partis et les autres structures. Enfin l'organisation constitutionnelle, les institutions représentatives doivent elles-mêmes être mises en question. Il y a donc des nécessités générales

- le droit d'expression et de représentation des divers courants de pensée ;

- des procédures permettant des débats effectifs, des décisions responsables (majorité qualifiée, décentralisation des débats suivis éventuellement de référendums...)

- contrôle des organismes de base sur les délégations ponctuelles ou pérennes ;

- collégialité et rotation des responsabilités exécutives, avec représentation des divers courants existants ;

- marge d'autonomie et d'expérience des structures élémentaires.

A gauche, les partis, quelle que soit leur taille, ont une responsabilité particulière dans la démocratisation. Au nom des intérêts généraux qu'ils étaient censés connaître et défendre, ils ont prétendu à un monopole du politique, à une hiérarchisation mettant sous leur contrôle les syndicats et les associations. Erronée hier, cette attitude est maintenant catastrophique. Pour recréer une dynamique populaire, pour aboutir à un projet politique assumé par le plus grand nombre, il doit s'établir une dialectique explicite entre toutes les formes de contestation politique et sociale. La confrontation systématique, le droit réciproque à la critique sont souhaitables. Ils ne sont réalisables que lorsque les associations et syndicats sont assurés de n'être ni manipulés, ni noyautés. L'avancée démocratique réclame aussi un dialogue direct entre les hommes et les femmes engagés dans les divers mouvements de contestation sociale et politique. Cela appelle la multiplication « d'espaces citoyens » combinant la réponse aux problèmes du proche, du quotidien et la prise en compte des plus graves dysfonctionnements qui affectent l'humanité (famine, dictature, analphabétisme, destruction des cultures et des écosystèmes etc...) Ainsi dans ces rencontres des contestations et des cultures peuvent se reconstruire et s'exprimer les solidarités populaires.

Pour les assemblées élues :

- la plus grande part possible de pouvoir doit être assurée au plus près des intéressés ;

- élection au suffrage universel direct et proportionnel de toutes les assemblées et instances ;

- consultation publique des syndicats et des associations par les instances élues ;

- primauté du législatif sur l'exécutif ;

- détermination par les intéressés eux mêmes des périmètres administratifs (région, communauté, pays) ;

- transformer les municipalités et les collectivités territoriales, à condition qu'elles soient élues au suffrage universel, en acteurs premiers de la démocratisation (budget participatif, comités de quartier, aides aux associations et syndicats etc...)

Il faut déjà que le mouvement progressiste s'interroge et s'engage dans de nouvelles expériences ; qu'il dessine les compétences et les articulations nécessaires, aussi bien entre les divers niveaux de responsabilité territoriale (local, régional, national, européen continental, planétaire) qu'avec les différentes approches de rapports sociaux (économie, égalité homme-femme, éducation, culture, urbanisme, aménagement, écologie etc...)

La mondialisation permet, pour nombre de production de biens et de services, la mise en concurrence des travailleurs du monde entier et dans le même temps des profits pharamineux pour les mastodontes économiques. Elle conduit ainsi à la faillite de nombre d'entreprises viables dans d'autres conditions. La relance et le développement de coopératives de production et de consommation, des mutuelles, des formes nouvelles d'économie solidaire, la prise en charge par les travailleurs des entreprises en déshérence témoigneraient déjà que d'autres règles économiques sont préférables et possibles. Les précédents, s'ils conduisent à écarter le mythe d'une planification centrale et autoritaire, obligent à reprendre la réflexion sur les relations entre le marché et la planification démocratique.

La construction d'une démocratie de proximité, les luttes pour de nouvelles avancées démocratiques ne signifient nullement un changement sans heurt. Les avancées sectorielles ou partielles risquent fort d'être remises en question, contournées. Ces succès partiels sont cependant une condition de mobilisation, de radicalisation. L'échec s'il nourrit la colère alimente aussi le désarroi. Les contradictions historiques ou spécifiques du capitalisme maintenant global ne peuvent manquer de produire des crises, financières, économiques, politiques, écologiques, sociétales. « Tous ensemble » nous devons en combattre les causes et les conséquences, sans l'illusion d'un moment et d'une réponse unique, mais avec la volonté de construire une autre société, une autre civilisation.

Texte collectif.

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