TRIBUNES LIBRES
     
 
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1- La crise est provoquée par les politiques libérales (Le Monde, 4 juin 2008)

2 - Crise alimentaire : répondre à l'urgence et changer radicalement de politiques (Rouge et Vert, Juin 2008)

Le Monde 4 Juin 2008



"LA CRISE EST PROVOQUEE PAR LES POLITIQUES LIBERALES"


Ndiogou Fall, président du Réseau des organisations paysannes de producteurs d'Afrique de l'Ouest (Roppa)


Vous êtes sénégalais et président du Réseau des organisations paysannes de producteurs d'Afrique de l'Ouest (Roppa). Que pensez-vous des déclarations de Ban Ki-moon, le secrétaire général de l'ONU, qui a plaidé, mardi 3 juin au sommet de la FAO, en faveur d'un accord sur le cycle de Doha ?

C'est une véritable hérésie. La crise est provoquée par les politiques libérales et on nous dit de les poursuivre ? On ne respecte pas les petits producteurs.
Nous, nous sommes demandeurs de protection. On entend toujours le même discours type, il faut voir avancer le cycle de Doha. Mais c'est ainsi qu'on peut aggraver la crise.

Une cinquantaine de chefs d'Etat et de gouvernement, dont des Africains, ont fait le déplacement à Rome pour trouver des solutions à la crise alimentaire mondiale. Quelles erreurs ont été commises, selon vous ?

L'erreur principale est d'ordre commercial, avec l'ouverture abusive de nos marchés qui s'est accompagnée d'une perte d'intérêt des petits producteurs pour l'agriculture. Elle est d'ordre politique aussi, parce que nos dirigeants africains ont accepté naïvement cette ouverture et se sont détournés de l'agriculture vivrière. Ils ont mis l'accent sur les cultures d'exportation et non sur la première mission de notre métier, nourrir la population. Ces dernières décennies, le peu de moyens accordés sous forme d'intrants, de crédits, de recherche ou de subventions ont été concentrés sur les cultures de rente comme le coton.
Bien sûr les Occidentaux sont aussi responsables, puisqu'ils ont imposé cette libéralisation dans le cadre du FMI et de la Banque mondiale.

Comment les producteurs africains vivent-ils cette crise ?

Ces dernières années, nous l'avons vu venir. Dans les villages, des lots de petits agriculteurs tombaient dans la pauvreté. Leurs revenus baissaient : leurs produits approvisionnaient les marchés locaux, mais leurs prix dépassaient la capacité d'achat des ménages, et ils étaient en concurrence avec des produits subventionnés venus d'ailleurs. Aujourd'hui, nous sommes dans un cercle vicieux. Avec la hausse du prix de l'alimentation, les producteurs sont plus préoccupés par le besoin de se nourrir que par investir. Ils n'ont plus les moyens d'acheter semences et engrais pour l'année à venir.

Quelles solutions pour développer la production en Afrique ?


Le marché africain peut fonctionner, mais il doit comme ailleurs chercher l'intégration et la valorisation régionale, et non l'ouverture vers l'extérieur. Pour l'agriculture africaine, nos autorités doivent prendre toute la mesure de la situation.


Le Monde




Rouge et Vert Juin 2008



Crise alimentaire : REPONDRE A L’URGENCE ET CHANGER RADICALEMENT DE POLITIQUES



Récemment la FAO a dénombré plus de 30 pays en crise dont une dizaine avec une tension très forte sur les prix des denrées de base, entraînant des manifestations et provoquant parfois des émeutes (en Haïti, le premier ministre a d’ailleurs dû démissionné). Dans les pays touchés dans des proportions moins alarmantes, la hausse des prix touche aussi gravement les consommateurs pauvres, puisqu’ils consacrent une part plus importante de leur budget à l’alimentation. Avant de proposer des solutions à court et surtout à long terme, à cette crise sans précédents de par son ampleur mondiale, cette note tente de la décrire et de l’expliquer.

Une crise sans précédents

La hausse du prix des principaux produits agricoles a commencé au printemps 2007, avec celle du maïs, du blé(1) et de façon moins marquée du riz et des autres grains (soja ...). Malgré une très bonne récolte en 2007, cette première flambée des prix relève de quatre explications :

. la faiblesse des stocks mondiaux, notamment pour le blé et le riz, au plus bas depuis 30 ans. Cette situation résulte principalement de la dérégulation publique suite aux plans d’ajustements structurels dans les pays importateurs (limitations drastiques des stocks de sécurité) et à la mise en conformité avec les règles de l’OMC (Uruguay Round) dans les pays exportateurs. En outre, une succession de mauvaises récoltes pour raisons climatiques a touché d’importants exportateurs comme l’Australie ou l’Ukraine ces dernières années.

. un renforcement de la demande

• de plusieurs pays importateurs, dont la Chine, en raison de la croissance démographique et de la modification des habitudes alimentaires (hausse de la consommation de viande) en lien avec la hausse du niveau de vie d’une partie de la population.

• pour la production, en plein développement, d’agrocarburants à base de céréales (maïs aux USA) ou d’oléagineux (colza en UE), entrant en concurrence directe avec l’alimentation humaine et animale. Cela a surtout été sensible aux USA où l’équivalent du quart de la production de maïs est désormais utilisée pour la production d’éthanol-carburant ;

Cette tension sur les marchés physiques et les marchés à terme a entraîné la croissance de la spéculation sur les matières premières agricoles, par leur introduction dans les fonds d’investissement. Cette pratique (”titrisation”), plus ancienne pour le coton, est d’autant pus forte et plus grave que la tension commencée en 2007 semble ne pas avoir de fin à court terme. En outre, les objectifs politiques d’incorporation minimale d’agrocarburants aux USA et en UE assurent une augmentation structurelle des débouchés. Bien évidemment, les spéculateurs sont particulièrement à l’affût de ces marchés en hausse politiquement garantie par les États les plus riches

Les effets de ces facteurs dans le champ des produits agricoles et alimentaires sont encore amplifiés par la hausse du prix des autres matières premières ou énergétiques. Ainsi la hausse du prix du pétrole agit de trois façons :

• hausse des coûts de production (prix des intrants dérivés du pétrole comme les engrais chimiques ou les produits de protection des cultures et coûts de la mécanisation),

• hausse des coûts de transport (fret maritime et routier),

• accroissement de la demande en agrocarburants, liant le prix des matières premières agricoles à celui du pétrole, que tous les prévisionnistes attendent sur une tendance haussière à long terme.

Dès ses débuts en 2007, cette hausse des prix est très pénalisante pour les couches urbaines les plus pauvres dont le revenu est essentiellement consacré à l’achat d’aliments, non ou peu transformés, dont le prix est assez directement lié à ceux des produits agricoles. Cette crise a notamment touché le Mexique à travers la tortilla (à base de maïs) dont le prix a flambé suite à la hausse du prix du maïs importé des États Unis, où il est de plus en plus utilisé pour la production d’éthanol(2). Cette hausse a aussi touché les populations les plus fragiles dont l’alimentation dépend des livraisons du PAM (Programme Alimentaire Mondial), livraisons en baisse au fur et à mesure que les prix agricoles augmentent.

Depuis la crise s’est amplifiée(3), le nombre de pays touchés s’accroît et les prix poursuivent leur envolée pour plusieurs raisons : la quasi certitude de la hausse favorise l’intégration des produits alimentaires dans les fonds d’investissement ; les pays exportateurs freinent ou arrêtent plus tôt leurs ventes aux pays importateurs, de peur eux aussi d’être en rupture et de voir les prix intérieurs augmenter fortement(4). Dans le même temps, des négociants en profitent pour stocker et accroître leurs marges, dans ces pays exportateurs mais aussi dans les pays importateurs. Ainsi, aux facteurs réels de 2007, s’ajoutent des facteurs largement spéculatifs. C’est notamment le cas pour le riz, dont le prix a moins augmenté en 2007 que celui des autres céréales. Le riz, première céréale mondiale, beaucoup moins échangée que le blé (7% de la production contre 20%) a très peu d’usages hors alimentation humaine. Mais elle joue un rôle considérable dans de nombreux pays qu’ils soient exportateurs (Thaïlande, Vietnam) ou importateurs (Philippines et nombreux pays d’Afrique). On a donc de plus en plus affaire à une crise spéculative, productrice de pénurie alors que les ressources sont presque suffisantes. Pendant ce temps, les consommateurs pauvres des pays producteurs ne peuvent s’alimenter suffisamment faute de pouvoir s’approvisionner : le prix du riz a doublé en 12 mois au Sri Lanka et en Côte d’ivoire, a augmenté de 50 % en 2 mois aux Philippines; le prix du pain a doublé en un an au Tadjikistan au sein d’une Asie centrale elle aussi fortement touchée par la crise alimentaire. L’huile de palme, produit essentiel pour l’alimentation dans de nombreux pays est devenue elle aussi inaccessible, principalement en raison de son usage énergétique. Ces hausses infondées pénalisent fortement les consommateurs et d’autant plus fortement que depuis plusieurs mois les niveaux de prix épuisent leurs ressources. Mais elles n’avantagent que faiblement la majorité des petits producteurs, du Sud notamment, les prix à la production augmentant beaucoup moins vite qu’à la consommation. Dans de nombreux cas la mauvaise organisation des circuits commerciaux entraîne un fort décalage entre ces deux prix.

Une telle situation alimentaire est à la fois source d’instabilité et d’accroissement de la pauvreté et de la mortalité. Elle amplifie la cassure entre pays riches et pays pauvres.

Une crise qui vient de loin

Cette crise ressemble davantage à une tempête provoquée par un dérèglement ancien du climat qu’à à un coup de tonnerre dans un ciel serein. En repassant le film à l’envers on peut énoncer les explications suivantes :

Actuellement, la tendance à la hausse résulte avant tout de la spéculation financière sur titres et de la constitution de stocks soit au mieux de précaution, soit spéculatifs. Par exemple, l’annonce de la faiblesse des stocks de riz et l’arrêt de leurs exportations par quatre pays ont fait monter le prix de cette denrée de 31% sur les marchés de référence le 27 mars 2008. Cette spéculation(5) sur les denrées agricoles est en plus amplifiée par la crise financière suite à celle des ”subprimes”, les ”investisseurs” étant à la recherche d’autres sources juteuses et sûres au moins pour quelques semaines.

Toutefois, cette tendance à la hausse, marquée depuis 2007, est un fait. Ces hausses de prix ne proviennent que de façon marginale d’un facteur aléatoire : le facteur climatique, en l’occurrence les effets de plusieurs années de sécheresse en Australie et en Europe de l’Est ou de quelques inondations. Encore que, ces incidents météorologiques peuvent en partie s’expliquer par le réchauffement climatique, phénomène structurel et d’origine anthropique.

Les causes majeures résultent de choix préconisés depuis longtemps par les États et les agents privés. Alors que la crise s’accentue, rappelons qu’aujourd’hui, 854 millions de personnes souffrent de la faim (chiffre de la FAO) et que près de 2 milliards disposent d’une nourriture de qualité insuffisante, chiffres dramatiquement stables malgré (ou à cause) les Objectifs du millénaires pour le développement et autre ”cycle” de négociations commerciales, outrageusement dénommé ”du développement” (cycle de DOHA).

Ces choix récents (2004-2007) dont certains sont encore poursuivis (programmes de développement des agrocarburants notamment), ont amplifié, dans une situation alimentaire tendue, les conséquences des politiques menées depuis les années 1980 en matière de développement, de finance et de commerce. Ces politiques et leurs conséquences étant connues, il suffit de les résumer :

- programmes d’ajustement structurel (PAS) du FMI et de la BM et leur corollaire d’abaissement des tarifs douaniers, de réduction des services publics et de suppression des outils de régulation ;

- incitation, y compris pour les pays non soumis aux PAS, aux cultures d’exportation au détriment des cultures vivrières, soumises à des désinvestissements massifs;

- arrêt de tous les organismes internationaux de régulation et maintien d’une grande volatilité des prix, rendant aléatoire toute politique publique et décision privée d’investissement ;

- endettement croissant entraînant la course aux devises ;

- développement des importations sous l’effet de l’abaissement des tarifs douaniers, des gains supérieurs de productivité dans les pays exportateurs avec pour certains des politiques publiques de dumping (subventions des USA et de l’UE).

- large place laissée aux firmes multinationales de l’agrochimie, de l’agroalimentaire et de la distribution, entraînant en parallèle avec les importations, une modification des techniques de production et des habitudes alimentaires, facteur supplémentaire d’importation et de crise des productions vivrières.

Ces facteurs négatifs n’ont pas joué avec la même force et la même combinaison dans tous les pays. Leurs effets ont été redoutables pour un grand nombre de pays, ceux en crise aujourd’hui et souvent au détriment d’une partie des populations de pays moins touchés.

Ces politiques des années 80 et 90, se sont trouvées renforcées par les règles de l’OMC depuis 94 malgré le traitement ”spécial et différencié” réservé aux pays en développement.

Les effets néfastes de ces politiques ne se retrouvent pas seulement dans la crise alimentaire actuelle. Ils ont de nombreux autres aspects : sociaux, écologiques et politiques ... Un tout autre monde agricole et alimentaire est possible et nécessaire

Les solutions à la crise actuelle et plus globalement à la fragilité économique, sociale, écologique et politique de nombreux pays relèvent de nouvelles politiques internationales rendant possibles d’autres politiques nationales et régionales.

Intervenir rapidement et intelligemment

Il faut en effet trouver rapidement une solution à la grave situation alimentaire d’un très grand nombre de personnes tout en veillant à la mise en place des solutions à plus long terme. L’urgence est que chaque personne puisse accéder à une alimentation suffisante, c’est-à-dire permettant non seulement la survie mais aussi l’absence de carences durables. Il faut aussi éviter que cette crise amplifie la déstructuration des circuits commerciaux et les agricultures locales. Pour minimiser les effets pervers de l’aide alimentaire, il est, entre autres, essentiel de parvenir à ce que l’aide ne soit pas ”liée”, c’est-à-dire conditionnée à des contrats avec des entreprises des pays donateurs. Il faut tout faire pour permettre au PAM (Programme Alimentaire Mondial) de relever son défi qui est aussi celui de l’ensemble de la période : « le défi est de trouver un équilibre entre se procurer de la nourriture et ne pas mettre en danger la sécurité alimentaire des pays concernés(7)». On peut ajouter : ne pas mettre en danger les agricultures locales.

Pour cela, il faut que les pays disposant de ressources constituent des stocks et mettent en place avec le PAM et les pays en crise une série d’interventions ciblées et maîtrisées. Beaucoup de pays en crise ont déjà pris des mesures allant par exemple de l’intégration de pomme de terre dans le pain au Pérou à la taxation des prix intérieurs...La convocation d’une conférence internationale est urgente (ou de conférences spécialisées par produit) en lien avec des initiatives significatives de différents pays. L’UE devrait se situer en pointe dans ce dossier, par exemple en mettant à disposition des grains au prix de référence et plus globalement en cessant d’imposer dans le cadre d’accords bilatéraux ou bi-régionaux (comme les APE) des tarifs extérieurs aussi bas à ses partenaires.

D’autres mesures structurelles sont nécessaires et possibles immédiatement :

L’OMC devrait décider d’arrêter les négociations du cycle de Doha pour remettre à plat les accords précédents en matière d’agriculture. Ce moratoire sur les négociations doit permettre de préparer d’autres accords ou d’amender les accords actuels sur la base de la souveraineté alimentaire ;

Les pays producteurs d’agrocarburants doivent remettre à disposition des circuits alimentaires une part croissante de la production utilisée pour l’énergie, jusqu’à, dans la majorité des cas, un arrêt complet au plus vite de ces programmes.

Les institutions financières (FMI, Banques centrales) seraient pour une fois bien inspirées si elles interdisaient l’inclusion de produits alimentaires dans les fonds d’investissement. L’économiste en chef de la FAO(8) propose de réguler l’accès des marchés de ces produits à ces fonds et de contrôler les intervenants. Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout au nom de la sécurité alimentaire et du principe que ces produits ne doivent pas être considérés comme des marchandises ordinaires ?

Une telle décision marquerait le début d’un double retour salutaire, vers l’économie « réelle » et vers la primauté du politique sur l’économique.

Sur ce plan financier, l’annulation de la dette des pays pauvres doit être accélérée, les décisions récentes du G8 étant insuffisantes ou trop longues à se mettre en place.

Modifier radicalement les politiques et les règles internationales, pour permettre d’autres politiques nationales et régionales.

Les modalités techniques d’un accord sur l’agriculture semblent être pratiquement en place, en tous cas en ce qui concerne les pays riches et les pays agro-exportateurs (groupe de Cairns). Néanmoins, début mai, la signature d’un accord global du ”Doha Round” semble politiquement encore très éloignée. Cette panne qui pourrait durer au moins 2 ans devrait être mise à profit pour réinventer d’autres règles à l’OMC et à l’ONU. Cette modification des règles doit s’inscrire dans un « nouvel ordre agricole mondial », élaboré avec les différentes forces concernées, sur la base des nombreuses critiques des politiques récentes et actuelles et des propositions déjà formulées par les organisations de la sociétés civile, par des gouvernements et par des instances internationales.

Ce programme pourrait comporter trois volets principaux :

• Modifications des accords commerciaux concernant l’agriculture et renforcement des droits et des institutions de L’ONU,

• Organisation des échanges avec de nouveaux accords par produit pour les principales productions (stocks, prix de référence, maîtrise des volumes).

• Favoriser d’autres politiques agricoles et alimentaires par des règles et des aides adaptées aux agricultures familiales et à la préservation des ressources : valorisation des savoir-faire paysans, des potentiels locaux par des recherches et des appuis cohérents au renforcement des agricultures vivrières(9) et à l’organisation des échanges internes. Il faut prendre au mot la Banque mondiale qui vient de proposer un ”new deal” agricole pour lui imposer des choix autres que ceux qu’elle a proposés jusqu’ici, y compris dans son récent rapport sur l’agriculture.

Sur un plan plus politique, nous dénonçons les discours(10), soit hypocrites soit nettement insuffisants, des responsables de la situation actuelle. Plus globalement, cette crise doit être l’occasion de développer nos critiques radicales sur les politiques actuelles des institutions internationales, de l’Europe et de la France et de faire avancer nos propositions avec les forces sociales alternatives. Pour cela, il faut construire une autre stratégie vis-à-vis de l’OMC et des instances onusiennes, en prenant en compte les convergences des deux crises actuelles du capitalisme, la crise financière et la crise alimentaire et leur inscription dans des crises plus anciennes et plus profondes : la crise sociale et la crise écologique.




Michel BUISSON et Émile RONCHON


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