TRIBUNES LIBRES
     
 
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Immigration 5 mars 2006

LES MURS DU MONDE LIBRE


Depuis des lustres, la politique de l’immigration repose sur 3 pieds : contrôle (plus ou moins sévère) des entrées, intégration des étrangers présents sur le territoire, développement des pays d’origine.

Après avoir préconisé de consacrer 1% du budget au développement, on est revenu à un 0,70% plus modeste qui, dans la pratique, n’est atteint que par de rares pays. La France n’est pas parmi ces pays malgré quelques manipulations de chiffres.

L’intégration des résidents étrangers est toujours annoncée mais les mesures prises constituent, le plus souvent des obstacles à l’intégration.

Le troisième volet, la limitation des entrées, a un succès très relatif qui conduit à de nouvelles mesures encore plus répressives que les précédentes dont le seul résultat tangible est de compromettre l’intégration.


Un trépied boiteux

Le projet de loi Ceseda est la dernière illustration de ce troisième volet. La carte de résident – carte unique, valable 10 ans, renouvelable automatiquement – a été obtenue en 1984, à la suite de la Marche pour l’égalité. Depuis, les réformes n’ont pas manqué pour en limiter l’attribution ou mettre des obstacles à son renouvellement « automatique ». Cette carte qui avait pour but de sécuriser le séjour des résidents, d’ouvrir la voie à l’intégration, est devenue au fil des réformes de plus en plus difficile à obtenir et à renouveler.

Partageant l’illusion des candidats à l’immigration qui ne pensaient faire qu’un bref séjour et ensuite rentrer au pays, les ministres de l’Intérieur avaient prévu une immigration de rotation, de travailleurs contrôlés par l’Oni. De 1945, date de la fameuse ordonnance organisant le contrôle de l’immigration, à 1974, l’Oni a été incapable d’assurer ce contrôle à la grande satisfaction des employeurs qui avaient besoin de cette main d’œuvre. Qu’ils allaient quelquefois chercher au pays. En 1968, 80% des travailleurs immigrés trouvaient un travail et se faisaient régulariser ensuite.

A partir de 1974, le Gouvernement, voulant rendre effectif ce contrôle et forcer au retour les travailleurs non désirés, a contribué à développer le regroupement familial : faute de pouvoir organiser leur séjour au pays et en France, en fonction de leur désir, de la conjoncture, les travailleurs immigrés - ne pouvant sortir et revenir en toute sécurité - ont décidé de rester et de faire venir leur famille. Les Gouvernements successifs n’avaient, bien sûr pas prévu et organisé l’accueil de ces familles. Ce qui a conduit à la situation actuelle. Et aux proclamations successives aussi incantatoires les unes que les autres : de l’ « immigration zéro », à l’« immigration de zéro travailleurs » pour aboutir à « l’ »immigration choisie ».

Mais les entrées continuent et continueront, par les canaux utilisables légalement, de plus en plus restreints, ou illégalement. Hier, les travailleurs étaient régularisés sans problème pour occuper les emplois les plus pénibles, les plus mal rémunérés, sans crainte trop importante de luttes revendicatives. Aujourd’hui, à l’avant-garde de la flexibilité, les sans papiers sont utilisés dans le cadre la « délocalisation sur place » : les entreprises ont là une main d’œuvre exploitable à volonté, à peu de risque pour l’employeur et mettant les travailleurs dans une situation où il leur est impossible de revendiquer la simple application de la loi. Les gouvernements, auxiliaires des entreprises, permettent à la police de pénétrer dans les entreprises pour contrôler les travailleurs, insécurité sociale extrême pour les travailleurs, et diminuent le nombre d’inspecteurs du travail chargés de contrôler les relations de travail, impunité maximale pour les employeurs !


L’immigration choisie

C’est la dernière grande trouvaille sémantique : choisie par qui ? Par le ministre de l’Intérieur. Champion de la rupture avec l’étatisme, c’est lui qui va dire qui peut entrer et qui ne peut pas entrer en fonction des besoins économiques. Pratiqué par d’autres, cela s’appellerait de l’économie administrée… Mais en quoi cette immigration choisie dissuadera-t-elle de venir ceux qui ne seront pas choisis ? Surtout qu’ils savent qu’il y a toujours un employeur pour les faire travailler. Car les employeurs ont leur conception du choix qui n’est pas obligatoirement celle affichée par le ministre. Quand le ministre veut des immigrés de « qualité » les employeurs du bâtiment, du textile, de l’hôtellerie, de l’agriculture, veulent des travailleurs soumis, de préférence, non déclarés et sans papiers. Cette immigration, le plus grand nombre, restera en situation précaire. Invisible. Sauf pour rendre service aux entreprises de main d’oeuvre bon marché et aux ministres qui s’agiteront et prendront des mesures de plus en plus autoritaires.

Aux Etats-Unis, la politique des quotas, des points, de la loterie, n’empêche pas que un nombre élevé de clandestins, estimé à 11 millions. Et certains veulent construire un mur, déjà commencé, tout au long de la frontière sud : un modèle pour nos ministres ?

Pour les autres, les bons immigrés, on parlera d’intégration. Mais là encore, on fera le tri. Comme on le fait depuis toujours pour assurer la pérennité du séjour, pour l’acceptation dans la nationalité française. En effet, l’immigration choisie ne se limite pas à celle des travailleurs et n’est pas une idée aussi nouvelle qu’elle paraît à travers les proclamations. Ainsi, en 1946, le général de Gaulle, à propos des naturalisations recommandait "de subordonner le choix des individus aux intérêts nationaux dans les domaines ethnique, démographique, professionnel et géographique… Sur le plan ethnique, limiter l'afflux des méditerranéens et des Orientaux…" (Patrick Weil). Les fours étaient encore chauds, le Gouvernement français recommandait le tri ethnique pour entrer dans la nationalité française !

Malheureusement, seul le langage semble avoir changé. En examinant les demandes de naturalisation, il apparaît que : "Si 3 candidats sur 4 obtiennent satisfaction, les avis défavorables varient énormément en fonction de l'origine : le taux va de 9,84% pour les Portugais à 48,34% pour les Sénégalais ! En moyenne, les Européens (Portugais, Italiens, Espagnols, Polonais, Yougoslaves) ont moins de réponses défavorables (12, 01%) - à l'exception des Roumains (22,62%) - que les originaires des autres continents. Les Chiliens ont un taux, 13,47%, "européen".

Viennent ensuite les ressortissants de la péninsule indochinoise (20,82% d'avis défavorables) et les Mauriciens (20,37%). Les Maghrébins (24,83%) obtiennent la moyenne tandis que les taux montent pour les originaires du Proche-Orient (33,44%). Ces sont les Orientaux (36,12%) et les Africains noirs (36,50%) qui ont le taux le plus important. Les Sénégalais avec un avis défavorable environ une fois sur deux détiennent le record. L'éventail des rejets est-il le reflet de l'échelle colorimétrique de l'intégration à la française ? " A cette question, le ministère a répondu en supprimant la ventilation des ajournements et des refus par nationalité dans les brochures concernant les années 1998 et 1999 ! Signaler un dysfonctionnement devrait, en République, permettre de voir où se situe le problème et d'y porter remède. Ne pas publier les données chiffrées qui gênent, revient à couvrir ce dysfonctionnement et peut faire penser qu'il s'agit là d'une politique honteuse mais consciente ! (Les naturalisations de 1992 à 1995 Migrations Société n°57 mai-juin 1998, L'autruche républicaine ! Migrations société N°77 septembre-octobre 2001).

Suite à une question écrite de Martine Billard (députée, Les Verts), ces chiffres ont été confirmés pour les années 1998, 1999, 2000 et 2001. Il est particulièrement intéressant d'apprendre par la réponse du ministère que "ces taux de rejet et d'ajournement des demandes de naturalisation ne sont pas prédéfinis à l'avance". Leur constance est cependant inquiétante. Les rejets et ajournements seraient "essentiellement dus au manque d'insertion professionnelle ainsi qu'au défaut d'assimilation à la communauté nationale, notamment sur le plan linguistique…" Faut-il en conclure que l'échelle colorimétrique des rejets et des ajournements ne fait que traduire l'échelle colorimétrique du défaut d'insertion professionnelle et d'assimilation ? Qu'entériner les discriminations sociales ? Sur le plan linguistique, appartenir à un pays francophone ne paraît pas un facteur favorisant ! Quant à affirmer que "les personnes qui font l'objet de telles décisions sont le plus souvent naturalisées françaises lors du renouvellement de leur demande…", c'est faire preuve d’un bel optimisme mais, avec de telles différences dans les taux de refus et d’ajournement qui perdurent, il sera difficile aux Sénégalais de rattraper les Portugais.

A certains, la notion d’Europe forteresse paraît exagérée. Le modèle étasunien construit son mur. Ici, les barrières juridiques permettent de faire le tri au niveau de l’entrée, de la reconnaissance des droits. Le plafond de verre joue le même rôle dans l’accès aux emplois et à la nationalité. La lutte sera longue pour que soit respecté, même dans les pays dits démocratiques, le principe officiellement admis par tous : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits »…

Paul Oriol


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