TRIBUNES LIBRES
     
 
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1- L'après-capitalisme, c'est maintenant (Joël MARTINE, Marseille, mai 2008)

2 - L’effondrement de la social-démocratie et la question de l’Alternative. (Philippe Philippe Zarifian, Juin 2008)

3 - Changeons ce monde ! (Texte collectif)

Le Monde 4 Juin 2008



"L'APRES-CAPITALISME, C'EST MAINTENANT "


mouvement politique et transformation de la société


Ce texte s'adresse aux diverses « gauches de la gauche ». Ce sont des propositions pratiques dans la situation actuelle en France entre les élections municipales de 2008 et les européennes de 2009, mais ces propositions, y compris tactiques, se justifient dans une démarche de transformation de la société, que j'essaierai d'expliquer. C’est un peu long, parce que j’ai voulu partir d’exemples concrets, et introduire pour les nouveaux militants des débats de stratégie qu’ils ne connaissent pas forcément.

Ce texte n'est pas une plate-forme de ralliement pour découper un courant en vue du partage des postes dans un futur comité de coordination, selon la détestable habitude des « écuries de course » internes aux partis de notables ou de bureaucrates. Ce texte s'adresse à tous les courants de pensée et vaut par son contenu, pas par sa signature.

J’ai milité successivement à la LCR, à l’Alternative Rouge et Verte (aujourd’hui Les Alternatifs, dont je continue à partager beaucoup d’idées), aux Verts, puis à ATTAC. Je participe aux recherches sur les nouveaux modèles de socialisme animées notamment par Tony Andréani : voir mon article Pour un secteur de la propriété sociale, viable dans l'environnement économique actuel. sur http://joel.martine.free.fr/ , rubrique Alternatives économiques.
Pour construire une alternative politique au néo-libéralisme, il faut conjuguer deux choses :

1. Construire un pôle politique. Échéance immédiate : ne pas rater les élections européennes de 2009. L'engagement des différents courants de la gauche antilibérale dans une campagne unitaire aux européenne sera un test de leur volonté d'aller ensuite plus loin dans la construction d'une force politique, dont les contours et le fonctionnement resteront à préciser.

2. Construire des lieux de résistance et d’avenir, principalement des fronts sur un thème entre associations, pouvant inclure aussi des institutions ou des groupes d'élus, et des travailleurs des services publics et des entreprises. Quelques exemples (de dimension locale puisque nous sortons d'élections municipales ; liste non exhaustive, mais juste pour donner une idée à partir de ce qui est faisable dans l'immédiat) :

a) pour la défense et l'amélioration des transports en commun dans une agglomération, une alliance locale entre associations de quartier, associations écologistes, syndicats des salariés des transports, collectivités locales ;

b) même chose sur la défense du droit au logement et les plans d'urbanisation ; et, à l'échelle nationale, un front pour le droit au logement (cet exemple a été développé par Yves Salesse dans son livre Réformes et révolution).

c) coordination entre parents d'élèves, syndicats enseignants, élus locaux, pour la défense des écoles publiques, l'aide municipale à leur fonctionnement, et la concertation pédagogique; ( Voir, sur l'exemple de l'Education Nationale, http://joel.martine.free.fr, rubrique Ecole : Mammouth cherche futur. Quelles avancées immédiates pour le service public d’éducation ? , paru dans la revue communiste Nouvelles Fondations, n°7-8.)

d) un réseau local d'économie solidaire développant des alternatives comme les AMAP ou les SCIC (Société Coopérative d'Intérêt Collectif) et créant des emplois dans le cadre d'une politique de développement concertée avec les collectivités locales.

e) des équipes d'élus s'engageant à rendre des comptes de façon suivie aux associations.

Ces pratiques, surtout dans leur dimension économique, peuvent montrer en pointillés ce que serait une alternative d'ensemble au néolibéralisme. Si on ne construit pas ces lieux de résistance et d'avenir, le message anticapitaliste reste abstrait et proclamatoire.
Ces deux dimensions n’ont pas de sens l’une sans l’autre. Si on fait un pôle politique dans les urnes, dans les médias et dans la rue, sans construire des lieux de résistance, on ne modifie pas les rapports de force dans la société et on ne prépare pas de transformation sociale, on se contente de faire du témoignage, et d’être comme des aboyeurs ou des pleureuses (ou comme les bouffons dans les sociétés traditionnelles) dans le spectacle électoral et le théâtre médiatique (y compris le théâtre médiatique des grèves et des manifs). C'est le travers où tombent souvent les gauches radicales, politiques ou syndicales. A l’opposé, si on construit des lieux de résistance dans la société sans rendre visible et opérante une force politique avec un projet d’ensemble et des utopies, on se laisse engluer dans des compromis sans perspective et on se laisse manipuler ou marginaliser par les institutions et les appareils en place. C'est le travers où tombe souvent l'économie solidaire.


Construire un pôle politique,

un pôle visible et crédible, qui conquiert des positions électorales, qui donne envie aux gens de voter et de militer, chacun selon ses possibilités. L’étape immédiate, c’est de ne pas rater les européennes. Pour cela il faut que les antilibéraux s’engagent au plus tôt dans une campagne unitaire, clairement antilibérale et indépendante du PS. Faisons pour les européennes ce que nous avons réussi pour le « non » et dans un certain nombre d’endroits aux municipales ; ne refaisons pas le scénario de division de la présidentielle. Le scrutin européen, pour des raisons que je ne vais pas développer ici, se prête à une alliance des différentes traditions de la gauche antilibérale.

Le but est non seulement de remporter un succès d’estime, mais de consolider une force de résistance et de pression utile dans le parlement européen, et en même temps une expérience en commun pour envisager l’avenir. Pour cela il n’est pas besoin d’avoir au préalable un programme de gouvernement intégral : il suffit d’avoir en commun des valeurs fortes et un certain nombre d’engagements précis (dans l'esprit des 125 propositions de 2006, mais en supprimant les incohérences et les « y a qu'à »). Pour cela une alliance de la « gauche de Martigues » (référence au grand meeting unitaire de la campagne du non) pourrait très bien convenir. Il est vrai qu’une grande partie du PC, des Verts et de la gauche du PS souhaitent rester en situation de dépendance en pratique vis-à-vis de l’appareil PS (pour garder des postes d’élus et de permanents syndicaux, et parce qu’ils espèrent que le PS pourra être redressé de l’intérieur). Mais la question n’est pas tranchée parmi eux. En leur proposant une large alliance électorale antilibérale on les met devant le choix de rester des satellites du social-libéralisme ou de se transformer eux-mêmes et de participer à la construction d’une nouvelle force politique.

Si on réussit une campagne rassembleuse et un bon score, on aura une dynamique de construction d’une nouvelle force politique, et on verra alors sur quel programme exactement cette force politique doit se définir, et avec quelles structures elle doit fonctionner (j’y reviendrai). Sinon nous resterons dans le marasme, même après une belle campagne alternative, ou LCR, ou PC.


Construire des lieux de résistance et d’avenir.

Cette idée est fondamentale dans la culture politique dite « alternative », et souvent elle est mal comprise par les militants de culture avant-gardiste, la LCR par exemple. En paroles, et même sincèrement, les militants LCR, ou formés dans cette culture, sont d’accord pour construire des lieux de résistance dans la société, mais comme ils mettent toute leur énergie à des actions politiques proclamatoires et à la construction d’un pôle politique, ils n’en font pas assez pour construire réellement ces lieux de résistance, et ils ne réfléchissent pas assez à comment ces lieux de résistance peuvent dès maintenant mettre en place des éléments d’une alternative d’ensemble post-capitaliste.
Ces lieux de résistance sont les suivants :

a) Des services publics qui marchent bien, et une alliance sociale autour d’eux pour les défendre contre les agressions néolibérales, améliorer leur fonctionnement, les cogérer : alliance entre les travailleurs (et leurs syndicats), les associations d’usagers, les collectivités locales. Exemples : l’Ecole, les hôpitaux et la santé, les transports, etc. Voir le site de « Que Vivent les Services Publics » : http://www.v-s-p.org . Il faudrait créer un réseau des services publics d’eau, de logement … Chaque service public pourrait avoir son alliance sociale de défense et de promotion. Ces « fronts de résistance » doivent être unitaires, y compris par exemple avec des élus de droite ou social-libéraux, s’ils s’impliquent de façon sérieuse et contrôlable.

b) Dans le même esprit, des mouvements regroupant paysans, consommateurs, et scientifiques de l’agriculture, pour une gestion concertée et solidaire de l’approvisionnement alimentaire.

c) Des entreprises publiques, soit qui assurent un service public (le téléphone par exemple), soit qui sont nécessaires pour que les secteurs jugés stratégiques (l’acier par exemple) ne soient pas totalement livrés au marché. Ces entreprises incarnent l’intervention de la puissance publique dans l’économie, il faut que leur politique soit débattue démocratiquement, impulsée et suivie par le Parlement. Voir le livre d’Yves Salesse, Réformes et révolution, propositions pour une gauche de gauche, éd. Agone, 2001. Le secteur public, avant son démantèlement par les néo-libéraux, a montré qu’il est capable de tenir tête au capitalisme privé (l’EDF, Renault, etc.). C’est un instrument de planification de l'économie : planification incitative et tenant compte du marché, pas une planification administrative intégrale, qui a montré ses limites dans les pays de l'Est. En effet le secteur public est facilement atteint par plusieurs maladies : le productivisme technocratique, la sclérose bureaucratique, les blocages corporatistes. Or le remède à ces maladies réside dans la démocratisation du fonctionnement, de l’extérieur (suivi parlementaire + dialogue avec les usagers notamment au niveau local) et de l’intérieur (dialogue social, cogestion). On peut aussi mettre en place des sociétés d’économie mixte publiques-coopératives, une part du pouvoir de décision étant détenue par les pouvoirs publics, une autre part par les travailleurs sous forme coopérative : on peut pour cela s'inspirer de l'actuel statut des SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif).

Cela dit, une modernisation non-libérale des entreprises publiques nécessite un gouvernement antilibéral, ou du moins un rapport de force social suffisant pour faire pression.

d) Le tissu de l’économie solidaire. Exemples : le « Tiers Secteur », c’est-à-dire les associations et entreprises en contrat avec les pouvoirs publics pour fournir de façon non-lucrative un service que ni le privé ni le public n’assurent correctement : aide aux personnes, crèches associatives, récupération et recyclage des déchets, réparations et jardinage, épicerie de village, emplois d’insertion, etc. ; les CIGALE (Club d’Investissement pour une Gestion Alternative et Locale de l’Epargne : club d’épargnants qui constituent une cagnotte pour financer et conseiller des entreprises locales socialement utiles) ; les AMAP ; et dans le même esprit que les AMAP on devrait soutenir les entreprises et les groupements de consommateurs qui appliquent des règles de commerce équitable pour l’entretien d’un tissu économique local solidaire et écologiquement soutenable (exemple : au Japon il y a une coopérative de consommation, le Seikatsu Club, qui s’approvisionne uniquement auprès d’entreprises respectant des critères sociaux et écologiques) ; etc. C’est tout une démarche de mobilisation de la société civile pour s’emparer concrètement de l’économie, notamment locale, sans attendre un appui des institutions politiques (mais en luttant pour l’obtenir).

Au XXème siècle la gauche a laissé faire l’intégration capitaliste de « l’économie sociale », qui à l’origine avait un esprit militant : dérive capitaliste des banques mutuelles, bureaucratisation des mutuelles d’assurance, alignement des magasins coopératifs sur les pratiques de la grande distribution, etc. A la fin du XXème siècle l’économie « alternative et solidaire » a repris ce chantier avec un souci de plus grande démocratie (notamment de proximité) et de souplesse dans la gestion, notamment en détournant des techniques de gestion d’origine capitaliste (exemple : les fonds de placement à risque : on finance en parallèle la création de plusieurs entreprises à rentabilité incertaine de façon que les bénéfices réalisés par celles qui réussiront servent à compenser les pertes des autres voire à financer le reclassement des salariés de celles qui devront fermer : on mutualise les risques). Une gauche de transformation sociale devrait mobiliser les considérables ressources de l’économie « sociale » (notamment les banques mutualistes) dans un esprit d’économie « alternative et solidaire ». Même si on n’est pas au gouvernement cela peut se faire avec les régions et les intercommunalités.

e) Des coopératives de travailleurs, en France les SCOP. C’est la propriété directe et autogérée des travailleurs, donc une forte motivation suscitée à la fois par l’intéressement personnel aux bénéfices et la participation quotidienne à une collectivité solidaire et démocratique (une personne, une voix, contrairement à l’entreprise capitaliste où la direction est élue par les actionnaires ayant chacun un nombre de voix proportionnel à la part de capital qu’il possède) ; une scop n’a pas d’actionnaires capitalistes extérieurs, ce qui allège ses charges financières et la libère des hauts et des bas des marchés financiers ; mais elle doit être rentable sur le marché des produits, ce qui la contraint à la souplesse et à l’inventivité technologique, facteurs d’efficacité à l’échelle macro-économique. Les coopératives ont tendance à élever la qualification des travailleurs, à limiter les écarts de salaire, et répugnent à mettre des gens au chômage. Mais elles souffrent structurellement de deux handicaps qui freinent leur développement : elles craignent les restructurations (qui suppriment des postes de travail), et elles manquent souvent de capitaux, vu qu’elles n’ont pas d’actionnaires extérieurs et que les banques hésitent à leur prêter. Résultat : bien que leur mortalité ne soit pas supérieure à celle des entreprises capitalistes, elles restent souvent au stade de PME. Or les deux handicaps peuvent être levés si les coopératives fonctionnent en réseau ayant ses propres institutions de financement. Dans la région italienne d’Emilie-Romagne des centaines de coopératives (et de PME privées) sont organisées en réseau pour se partager les commandes de grandes dimensions, se répartir les investissements de recherche-et-développement coûteux et risqués, et pour anticiper les restructurations, le tout étant adossé à des fonds d’investissement sous l’égide des pouvoirs publics régionaux. Le résultat est un tissu économique régional dynamique et un taux de chômage très faible (voir THOMPSON, D. J., Italy's Emilia Romagna : Clustering Coop Development, revue en ligne Cooperative grocer 109, novembre-décembre 2003 : http://www.clcr.org/publications/other/emilia%20romagna%20by%20david%20thompson%20110604.pdf ). Autre modèle de réseau : à Mondragon au Pays Basque espagnol plus d’une centaine de coopératives sont fédérées en une holding qui a sa propre banque et qui est devenue le 7ème groupe industriel d’Espagne. Si ce groupe s’est lancé depuis les années 90 dans l’achat d’entreprises à l’étranger comme font les multinationales capitalistes, son noyau central reste constitué de coopératives qui n’ont cessé de croître depuis les années 50, se sont restructurées sans licenciements, et induisent dans la région un faible taux de chômage et une répartition des revenus nettement moins inégalitaire qu’ailleurs (voir article Mondragon, des coopératives ouvrières dans la mondialisation : sur http://joel.martine.free.fr , rubrique Alternatives économiques). En France les réseaux de SCOP sont beaucoup moins développés (voir Isabelle HALARY, Le réseau : une solution pour les coopératives face à la globalisation : http://www.espaces-marx.eu.org/spip.php?article123 ). Le cadre juridique pour la constitution de réseaux internationaux de coopératives tarde à se mettre en place tant à l’échelle européenne que mondiale. En Argentine des dizaines d’entreprises ont été reprises en coopératives par leurs salariés en réponse à leur abandon par les patrons lors de la crise économique récente, et essayent aujourd’hui de se pérenniser. Au Venezuela le gouvernement essaye de susciter la formation de coopératives. En France les gauches du XXème siècle n’ont jamais intégré les coopératives dans une réflexion stratégique visant à supplanter le capitalisme. Les syndicats n’ont fait que se méfier d’elles.

f) Des forums de liaison par thèmes entre des groupes d’élus (locaux, nationaux …) et le mouvement associatif, à la fois pour maintenir un contrôle des élus par le mouvement social, et pour apporter un appui aux élus qui mettent en œuvre une bonne politique (voir http://joel.martine.free.fr, rubrique Politique alternative, texte Les mouvements citoyens face aux effets pervers de la démocratie représentative ).

g) Des réseaux internationaux, pour aborder différemment toutes les questions. Avant toute décision politique, même locale, avant toute initiative de mobilisation, on devrait demander leur avis aux réseaux associatifs (ou syndicaux, etc.) qui travaillent à l’échelle internationale sur le sujet. Par exemple : sur l’accueil des migrants, la lutte contre l’effet de serre, etc.


L'après-capitalisme, c'est maintenant, concrètement.

En résumé il s’agit de construire, souvent à partir d’éléments qui existent déjà, des points d’appui, des « bastions » ou des « territoires » à défendre, où on met en pratique une logique de solidarité, coopération, défense du bien public, appropriation sociale concrète, et où par conséquent on crée et on teste les éléments d’une alternative d’ensemble.

Aujourd'hui ces lieux de résistance et de création reposent d’une part sur le tissu associatif et les syndicats, mais aussi sur des institutions élues, sur des services publics faisant partie de l’appareil d’Etat au niveau national ou des collectivités locales, sur des entreprises publiques, enfin sur des coopératives, et sur des entreprises du « tiers secteur ». Evidemment toutes ces associations, institutions, entreprises, ne sont pas en soi des lieux de résistance, mais peuvent le devenir quand elles sont animées d'un esprit solidaire et combattif. (Dans cette optique il serait bon que les syndicats dans les services publics mettent au centre de leur démarche non pas les revendications corporatives – qui bien sûr sont nécessaires – mais la mobilisation en commun avec les usagers pour un fonctionnement efficace et solidaire du service public. Voir, sur l'exemple de l'Education Nationale, Mammouth cherche futur. Quelles avancées immédiates pour le service public d’éducation ? , texte cité plus haut.)

Pour le dire en langage marxiste, il s’agit de mettre en œuvre ce que Gramsci appelait une « guerre de position » dans la société civile et dans l’Etat, sauf que pour Gramsci l’opérateur principal de cette stratégie était le parti d’avant-garde. Au contraire, dans l’approche proposée ici la stratégie de transformation de la société ne peut pas et ne doit pas être centralisée en continu par un parti « état-major », car cela briserait la créativité et l'imprévisibilité des mouvements sociaux. La stratégie se centralise ou se décentralise au fur et à mesure d’échéances qui apparaissent dans les rapports de force, dans les luttes et dans le fonctionnement des institutions.


Réformes et révolution

Il s'agit de construire des outils, d'expérimenter des alternatives pour les rendre crédibles, faisables et responsables, en même temps qu'ouvertes à des possibles utopiques. Et la « guerre de position » n'est pas une fin en soi. Elle transforme la société par une pression démocratique continue, ce qu'on appelle un réformisme radical. Elle doit aussi se préparer à des moments de rupture du système de domination capitaliste, où est possible une réorganisation de la société rapide et à grande échelle. En réponse à des situations de crise, comme celle qui a frappé l'Argentine, les alternatives économiques peuvent être étendues à grande échelle et dans des secteurs décisifs, et de nouvelles institutions démocratiques peuvent être adoptées. Ce qu'on appelle une révolution. Mais il y aura peut-être des situations où on arrivera au même résultat par les voies du réformisme radical : si on a une majorité parlementaire pour cela et une société suffisamment mobilisée pour contrer le sabotage de la droite. Ou encore par une alliance entre une partie de l'appareil d'Etat et les mouvements populaires, comme aujourd'hui au Venezuela.

La combinaison réformes – révolutions a été exposée dans le livre d’Yves Salesse avec une insistance sur la réforme de l’Etat et le rôle des entreprises publiques. J’entends compléter cette approche en insistant sur ce qui vient de la société civile et peut donc être construit et testé sans avoir le pouvoir gouvernemental : les contre-pouvoirs associatifs, l’économie solidaire, les coopératives.

On peut imaginer des scénarios de rupture révolutionnaire. (Je m’inspire librement de l’article de David Schweickart, Matérialisme historique et défense d’un (genre de) socialisme de marché , paragraphe « radicalement vite », dans le livre de Tony Andréani Le Socialisme de marché à la croisée des chemins, éd. Le Temps des Cerises, 2003, malheureusement épuisé. Schweickart est un marxiste américain qui a écrit After Capitalism, non traduit en français). Dans une crise économique où la valeur des actions en bourse s'effondre, comme on l’a vu en Argentine, une grande partie des entreprises pourraient passer en coopératives. Il n'y aurait même pas besoin d'exproprier les actionnaires : leurs actions seraient transformées en titres participatifs donnant droit à une rémunération sur la base des bénéfices de l'entreprise mais plafonnée à un niveau un peu supérieur à celui de la rémunération de l'épargne populaire. Les services publics, les grandes banques, et les entreprises jugées stratégiques pour la souveraineté collective (à l'échelle de la nation, de la région, ou de l'Europe) passeraient sous contrôle public, soit en régie publique, soit en société d'économie mixte mi-publique mi-coopérative. (On peut aussi, pour protéger cette expérience vis-à-vis de la spéculation internationale, mettre en place un double système de monnaie, comme à Cuba aujourd'hui : la monnaie classique convertible en devises étrangères pour le commerce avec l'étranger, et une monnaie locale inconvertible pour certains échanges internes à protéger, notamment l’achat des biens de première nécessité, et les échanges entre entreprises sur le marché local). Bref, si on a préalablement expérimenté des alternatives concrètes (le fonctionnement de coopératives en réseau, leur financement par un système de crédit solidaire, une réorientation solidaire et cogestionnaire des services publics, etc.) il est techniquement possible, en situation de crise économique aiguë, ou de mobilisation populaire très forte, de faire passer rapidement des secteurs décisifs de l'économie à un fonctionnement de démocratie économique articulant le système autogestion + marché et le système planification + cogestion.

Il faut penser les ruptures avec l'ordre capitaliste, mais pour cela il ne suffit pas de s'étiqueter comme révolutionnaire et il n'est pas très opératoire de refuser les démarches réformistes (réformistes au premier sens du mot : transformer la société par des réformes, non pas se contenter d'aménager le système). Choisir entre rupture révolutionnaire et pression réformiste, cette question se pose mais la réponse dépend de la situation. Et cette question n'a de sens que si on met réellement en place des alternatives, qui rendent possible une alternative de société. Et la construction des alternatives se fait le plus souvent sur plusieurs années sans attendre une révolution.


Un projet de société post-capitaliste

Cette démarche de transformation n’exprime pas seulement des valeurs, elle a une cohérence qu’un mouvement politique doit rendre perceptible dans l’opinion. Cette cohérence, c’est celle d'un projet de société, qui certes ne doit pas être complètement ficelé, mais qui repose sur les piliers suivants :

le bien public garanti par des services publics renforcés, cogérés par leurs travailleurs et des représentants de leurs usagers, soit en régie publique, soit sous forme associative en contrat avec les pouvoirs publics (« tiers secteur ») ;

des coopératives de travailleurs fonctionnant en réseau solidaire et avec des banques publiques leur fournissant un financement indépendant du marché des capitaux.

des entreprises publiques (ou mixtes publiques-coopératives) dans les secteurs jugés stratégiques ;

des institutions politiques très démocratisées : davantage de pouvoirs pour le parlement, beaucoup de démocratie locale ; budgets participatifs ; nouvelle constitution ( voir les recherches d'Etienne Chouard : http://etienne.chouard.free.fr/Europe) ;

un engagement actif dans la construction d'institutions mondiales de régulation juridique, écologique, économiques et de sécurité : démocratisation de l'ONU, renaissance de l'Organisation Internationale du Commerce (et non l'OMC) dans le cadre de l'ONU, construction d'un système monétaire international, renforcement du Droit international du travail, autorités internationales de règlement des conflits et de maintien de la paix, etc. J'espère que cette préoccupation mondiale sera plus présente dans les élections européennes qu'elle ne le fut dans la campagne pour le non!!!

Avec un tel projet de société on peut mettre en place une démocratie économique, c’est-à-dire un socialisme ayant vocation à supplanter le capitalisme (Voir les livres de Tony Andréani : Le Socialisme est (à)venir, éd. Syllepse, collection Utopie Critique et Le Socialisme de marché à la croisée des chemins. Voir aussi Thomas Coutrot, Démocratie contre capitalisme, éd. La Dispute). Mais il n'est pas sûr qu'il y ait les forces sociales et politiques capables d'imposer cela aux classes dominantes dans les temps prévisibles. Une solution mitigée et instable pourrait être un capitalisme non-libéral fortement encadré par la démocratie et le Droit, un nouveau compromis social-démocrate, avec une politique économique keynésienne et un bridage de la mondialisation financière. Mais actuellement les classes dominantes occidentales n'en veulent pas, elles mettent tous leurs efforts à défaire les restes des compromis social-démocrates du XXème siècle. Peut-être qu'elles y viendront en réponse à de graves crises économiques et sociales. La pression pour des alternatives anti-libérales les y contraindra peut-être. On pourrait alors envisager une « mise sous tutelle » démocratique du capitalisme (voir Marc Fleurbaey, Capitalisme ou démocratie ? L’alternative du XXIe siècle, éd. Grasset). Une autre solution encore serait un capitalisme d'Etat éclairé, le modèle autoritaire chinois mais avec, pour éviter les absurdités de la gestion bureaucratique, un peu de concertation démocratique et beaucoup d'écologie. Si on ne parvient pas à remplacer le capitalisme par des systèmes socialistes démocratiques, les solutions de capitalisme étatisé ou démocratiquement régulé (et avec autant que possible des éléments de gestion alternative) seront peut-être un moindre mal, préférables à la dérégulation et à la barbarie, pour la sauvegarde d'un environnement vivable et la survie de la civilisation. Le mieux que nous ayons à faire est de mobiliser pour des alternatives écologiques et solidaires, qui tendent vers une démocratie socialiste, et à défaut permettront d'imposer des compromis vivables et ne fermant pas l'avenir.

Si nous n’avançons pas une perspective socialiste, les alternatives se contenteront d’accompagner la modernisation du capitalisme. (Par exemple les démocrates-chrétiens sont pour les coopératives et l’économie solidaire !)

Si on se contente de faire de la résistance en militant pour le maintien des conquêtes de l’époque keynésienne (retraites, droit du travail, services publics) sans proposer d’alternatives, si on campe sur l’attitude « la lutte la lutte », on ne fait que freiner la dérégulation libérale et c’est un combat perdu d’avance car le capitalisme mondialisé peut facilement contourner les résistances nationales. En plus cela ne propose aucune nouvelle dynamique de développement : on laisse les grands investisseurs capitalistes prendre les décisions stratégiques et on ne construit pas un modèle de développement soutenable. Les alternatives sont donc indispensables, même si on ne voit pas concrètement la possibilité d’une percée hors du capitalisme.


Pour une radicalité plurielle et expérimentale

Les avancées et les compromis ne peuvent pas être prévus à l'avance dans le détail, ils dépendront de « basculements » imprévisibles (voir plus loin). Il faut donc avancer de façon empirique et expérimentale. Un mouvement politique anticapitaliste et écologique doit se donner les moyens, tout en gardant la boussole de ses utopies, de tester un certain nombre d'avancées alternatives, et c'est ainsi qu'on verra, selon les rapports de force, quelles ruptures ou quels compromis sont possibles. C'est pourquoi il faut souhaiter une coopération non-dogmatique entre ceux qui croient plutôt au socialisme autogestionnaire et ceux qui croient plutôt en un nouveau keynésianisme ... et les autres! Ces courants de pensée pluriels et mouvants ont leur place dans un mouvement politique anticapitaliste (à condition toutefois qu'ils se rendent indépendants de la gauche social-libérale: nous reviendrons sur comment cela est possible). L'expérience d'ATTAC et de la Fondation Copernic montre que c'est le dialogue entre (schématiquement) les « alternatifs », les « néo-keynésiens », et les autres, qui fait apparaître des idées nouvelles répondant concrètement au néo-libéralisme et à l'étatisme autoritaire.

Et surtout, tout ce débat est percuté par les urgences écologiques.


L'urgence écologique et la nécessaire révolution des systèmes de production.

Quelle décroissance ?

Les catastrophes écologiques imposeront inéluctablement des remaniements imprévisibles. Le rythme de la crise écologique et l'incontrôlabilité actuelle des investisseurs capitalistes fait que les sociétés n'auront probablement pas le temps de réorganiser leur système économique sur des bases sobres et propres (économes en ressources et non-polluantes) avant d'être percutées par des catastrophes environnementales et des récessions économiques. Une décroissance, peut-être brutale, du PIB industriel s'imposera inéluctablement, même s'il est souhaitable, en réponse à la crise écologique, que certaines productions industrielles croissent (par exemple il faut fabriquer beaucoup moins de voitures, mais plus de chemins de fer). Les luttes et les compromis sociaux devront être pensés dans un contexte d'« atterrissage en catastrophe » avec des régions entières frappées par la désindustrialisation ou/et les ravages écologiques. Les partisans de la décroissance disent qu’il faut mettre en pratique et imposer une « décroissance conviviale » pour ne pas avoir à subir une décroissance sauvage dans un contexte d’inégalités accrues et de pouvoirs politiques autoritaires et militaristes. Mais nous avons encore à inventer les formes économiques et politiques de cette « décroissance soutenable », à inventer une logique de développement économique écologiquement et socialement soutenable. De toute façon il y faudra une réorientation de la plupart des productions sur des bases solidaires et non-lucratives : en ce sens aussi, l’après-capitalisme c’est maintenant.

Penser l'action politique en situation de basculement déconcertant ou de « catastrophe »

Ceux pour lesquels le « réalisme » se limite à s’adapter aux possibilités offertes par l'ordre établi ne sont pas vraiment réalistes. Ils sont complices de la formulation des possibles qu’imposent les pouvoirs en place, alors que ces possibles peuvent muter du jour au lendemain.

Il faut penser à partir de la forte probabilité de crises imprévisibles, ce que l’on peut appeler des «catastrophes» ou plutôt des basculements déconcertants. Exemples divers de catastrophes : Tchernobyl, l’effondrement des systèmes politiques dits communistes, la crise économique argentine, les accidents climatiques dus au réchauffement, etc. Exemples d’événements déconcertants : la présence de Le Pen au second tour de la présidentielle en 2002, la durabilité d’expériences comme celles du Chiapas ou du Venezuela, l’apparition d’identités politiques nouvelles telles que l’écologie et l’altermondialisme. Parler d’événements déconcertants ne signifie pas que ces événements étaient imprévisibles. Mais à chaque fois, l’événement crée une situation qui échappe plus ou moins au contrôle des forces dominantes, un basculement déconcertant où des logiques nouvelles peuvent se mettre en place. On peut parler de catastrophes au sens où l’on emploie ce mot en physique et dans la théorie des systèmes.

Il faut donc s’entraîner à penser politiquement en situation de catastrophe et désengluer notre pensée du pseudo-réalisme qui est en fait un conformisme à court terme. Sans dédaigner la conquête réaliste de positions de pouvoir ainsi que de règles sociales positives dans le cadre de l’ordre existant, une pensée de la transformation sociale doit surtout raisonner en termes d’ « utopies concrètes » (au sens d’Ernst Bloch) : le vrai réalisme consiste à faire prospérer des valeurs portées par la vie sociale mais en rupture avec la normalité dominante, à découvrir dans le réel des possibilités plus ou moins imprévisibles, à explorer la faisabilité d’alternatives qui pourront proliférer dans les situations de mutation déconcertante et après.

Pour ne pas passer à côté de cette réalité en devenir que sont les événements déconcertants et les alternatives innovantes, il faut rompre avec la vision instrumentale de la politique, que ce soit dans un pseudo-réformisme sans réformes (se borner à conquérir des positions de pouvoir dans l’ordre existant), ou dans une optique de rupture disons léniniste (utiliser les luttes sociales principalement comme appui pour une stratégie centrée sur un renversement du pouvoir d'Etat que l’on pourrait prévoir d’avance et qui serait la condition nécessaire et quasiment suffisante de toute transformation importante de la société).


Un parti expérimentateur, donc pluraliste

Un parti politique, même si sur des questions importantes il remplit une fonction d'avant-garde ou d'état-major, doit se méfier du rôle de « guide » qu'il a tendance à s'octroyer. En effet le fonctionnement même des partis politiques produit des déformations typiques : un parti avant-gardiste a tendance à l'esprit de chapelle, et un parti en mesure de conquérir des postes électifs tend à penser selon le « réalisme » électoraliste ou gestionnaire, et à se laisser dévorer de l'intérieur par la course aux postes électifs. (J'ai proposé une analyse et des remèdes à ces tendances naturelles aux partis politiques : voir http://joel.martine.free.fr, rubrique Politique alternative, texte Les mouvements citoyens face aux effets pervers de la démocratie représentative , publié dans la revue écologiste Cosmopolitiques, n°12, Que faire des partis ?)

Les expériences sociales sont diverses, créatives, complexes, donc souvent indécises, et si elles sont déconcertantes, tant mieux, si par là elles déséquilibrent les systèmes de domination et font apparaître des alternatives positives. Par conséquent un mouvement visant à la transformation de la société, y compris un parti politique, ne doit pas se concevoir principalement comme un « guide qui sait », mais aussi et plutôt comme un expérimentateur et un chercheur de chemins. Il faut certes juger les expériences, mais il importe d'abord de les accompagner avec solidarité et de les discuter sans préjugés.

Par exemple, quand dans les années 90 le réseau de coopératives de Mondragon s'est transformé en une multinationale, fallait-il y voir, par-delà la pensée démocrate-chrétienne de ses dirigeants, la preuve que des entreprises autogérées peuvent s'imposer de façon exemplaire dans la mondialisation, ou fallait-il y voir au contraire une adaptation des coopératives aux règles du jeu néo-libérales? Les deux!

Autre exemple : quand la sociologue féministe Vandana Shiva, en lien avec de grandes mobilisations de paysannes indiennes contre la déforestation et autres dégâts infligés par l'agriculture capitaliste, assigne aux femmes le rôle de gardiennes de la nature et de la tradition contre le pouvoir masculin et le capitalisme destructeur (voir son livre Ecoféminisme, éd. l'Harmattan), faut-il y voir le témoignage d'une vision écologiste d'avenir portée par les femmes du Sud, ou le retour des rôles féminins traditionnels? Les deux!

L'expérimentation est indispensable, et avec elle la pluralité des hypothèses.


Participer à un gouvernement?

Abordons la question qui fait clivage entre la majorité de la LCR et un certain nombre de militants des Collectifs antilibéraux : peut-on envisager de participer à un gouvernement, et plus généralement à des exécutifs dominés par les sociaux-libéraux ?

Cette question ne peut pas être tranchée par un ultimatum général, car il y a plusieurs choix possibles :

1. Une participation sous hégémonie PS avec solidarité gouvernementale : c’est évidemment inacceptable et ce serait discréditant. Une telle option ne peut être envisagée que par un appareil politicien qui accepterait des postes en échange de son ralliement.

2. Une participation minoritaire sur un contrat d’objectifs (tels que augmentation des minima sociaux, arrêt des privatisations, plan de développement des services publics, bataille pour un SMIC européen, etc.). C’est intéressant … mais on risque de se faire rouler dans la farine … ce qui reviendrait de fait au choix n°1. C’est ce qui est arrivé à Voynet, qui a cru bon de jouer le jeu. Un contrat n'est intéressant pour un parti minoritaire que s'il a le rapport de force pour imposer le respect du contrat au partenaire le plus fort (... et aux ministres qui viennent de ses rangs, et à leur staff, qui seront tentés de se laisser acheter!). La condition pour cela est que le centre de gravité de l'activité du parti ne soit pas dans les institutions politiques mais dans les luttes et dans la société civile, de façon à pouvoir faire pression, et à ce que les ministres ne soient pas les otages du parti dominant : on doit pouvoir les retirer du gouvernement dès qu'on voit que le partenaire ne tient pas ses engagements, et expliquer aux électeurs qu'on obtiendra plus pour eux en agissant dans les luttes. Tout cela, c'est ce que n'ont fait ni les Verts ni le PC sous Jospin. La condition pour cela, c'est que le parti ne passe pas sous le contrôle de ses notables ou de ses bureaucrates, mais reste sous le contrôle de ses militants, notamment de ceux impliqués dans les luttes. Cela est difficile pour un parti, il faut qu'il se donne les moyens de ne pas dépendre des financements publics, qu'il ne se laisse pas corrompre par le clientélisme (or il est difficile, quand on a des élus, de s'abstenir de tout clientélisme), et qu'il ait le courage politique d'expliquer à ses électeurs une démarche hors-institutions... sans pour autant tomber dans la gesticulation de la lutte pour la lutte. Cela fait beaucoup de conditions. Comme dit le proverbe : pour manger la soupe avec le diable il faut avoir une grande cuiller. Mais par exemple on peut l’envisager dès à présent dans des petites villes où tout le monde se connaît et où les élus sont sous le contrôle d’une opinion publique de gauche locale.

3. La participation de quelques ministres pour faire avancer quelques dossiers sectoriels, ciblés mais utiles et emblématiques. Par exemple un secrétariat d’Etat avec un budget et un projet de loi pour le développement de l’économie solidaire et des coopératives, ou la même chose sur le logement, ou sur l’agriculture paysanne. L'intérêt de cette approche sectorielle ou thématique, c'est que les enjeux sont clairement testables, visibles par les électeurs, et qu'on fait comprendre quelles transformations on veut dans la société. Il ne s’agit pas de faire alliance, ni de passer un contrat, mais d'obtenir un espace d’expérimentation où on a les mains libres (comme quand les élus d’un syndicat dans un comité d’entreprise gèrent des œuvres sociales). Cela peut se négocier même avec un Bayrou. Cela ne correspond pas aux traditions politiques françaises, mais dans une approche expérimentale de transformation de la société, cela doit être envisagé. Il faut voir ce que le parti majoritaire nous demande en échange. Si c'est par exemple un soutien parlementaire contre la droite, cela peut se négocier. Evidemment, on peut refuser de se salir les mains dans un gouvernement, ou sur des postes d’adjoint à un maire social-libéral, et se contenter de faire pression de l'extérieur avec les associations pour obtenir des réformes. Mais si la conséquence est qu'on négocie avec un ministre social-libéral incompétent et fourbe, alors qu'on pourrait avoir un ministre « à nous » compétent et honnête, ce n'est pas forcément le bon choix.

Dans le rapport actuel des forces, il est souvent plus prudent de ne pas participer aux exécutifs. Mais la question ne peut pas être tranchée a priori, elle dépend de deux conditions qui dans chaque cas doivent être définies précisément et publiquement : d'un côté, il faut qu'on gagne quelque chose en terme de transformation sociale et de visibilité de notre projet, de l'autre il faut qu'on garde notre capacité de manoeuvre autonome.

En gros ces conditions, ou plutôt cette problématique, resteront en vigueur même si un jour nous sommes majoritaires dans la gauche à l'échelle nationale, car un gouvernement et un parlement n'ont qu'un pouvoir limité face aux capitalistes et à l'appareil d'Etat. L'occupation du gouvernement par un parti de transformation n'est que le volet institutionnel d'un rapport de force qui se joue aussi dans les entreprises, dans les appareils d'Etat, et dans les contre-pouvoirs populaires. S'il ne consolide pas ce rapport de force, le parti gouvernant risque fort de se faire rouler dans la farine.


Quel pluralisme dans le fonctionnement d'un mouvement politique?



Les divergences pratiques et même tactiques sont nécessaires à un mouvement de transformation de la société pour qu'il soit un expérimentateur ouvert à des expériences diverses et indécises. Alors comment doit fonctionner un parti pour à la fois donner des réponses cohérentes aux différents niveaux où se centralise la vie politique, et rester pluraliste ?

Prenons l’exemple d’une région où les entreprises industrielles ferment. Faut-il se battre plutôt pour une réindustrialisation de la région, y compris par des compromis avec des capitalistes étrangers proposant des productions tournées vers l’exportation ? ou faut-il monter des coopératives ? faut-il se battre plutôt pour une reconversion de la région vers des activités de service post-industrielles ? ou plutôt vers des activités agricoles et de petite industrie visant à l’autosuffisance locale dans une perspective de décroissance ? Evidemment le plus sage est une combinaison d’éléments de ces différentes orientations ; mais quelle combinaison ? quels projets dans le détail ? Il faudra faire des choix budgétaires et il y aura des divergences politiques même entre des militants partageant les mêmes valeurs.

Autre exemple : dans une ville, ou nationalement, une minorité du parti souhaite participer à un exécutif dominé par les social-libéraux alors que la majorité est contre. Ou l’inverse.

La discussion interne doit bien sûr chercher à dégager une majorité ; la capacité d’un regroupement politique à se mettre d’accord sans toujours se diviser est l’un des tests de la solidité de ses fondamentaux. Mais il y aura toujours des divergences. Le mieux est donc, si on ne parvient pas à un consensus complet, de laisser les minoritaires et les majoritaires faire leur expérience en mettant en œuvre leur politique, dont le bilan sera tiré au fur et à mesure. Dans les cas où les enjeux sont importants, et où les connaissances disponibles ne permettent pas de décider qui a raison, on ne peut pas empêcher les minoritaires de faire ce qu’ils jugent bon (ou alors on les pousse à la scission). Il est inutile de perdre son temps à des batailles politiques internes pour imposer un choix majoritaire aux minorités. Il faut donc aménager un cadre commun de suivi des expériences, comme on fait (ou comme on devrait faire) dans une institution scientifique, de façon à ne pas stériliser les idées des minoritaires.

Est-ce que ce sera clair pour les électeurs ? Bien sûr : il sauront que la position de Untel est minoritaire, et ils connaîtront la position officielle de la majorité du parti (y compris si ce n’est pas la même majorité à l’échelle d’une ville et de la région).

Est-ce que cela va paralyser le parti ? De deux choses l’une : soit on peut dégager une forte majorité, et elle aura les moyens de faire sa politique, même si les minorités font le contraire ; soit il n’y a pas de majorité nette, et cela prouve que le parti n’est pas encore capable de trouver une solution, donc qu’il ne peut pas prétendre guider la société sur ce point. Dans ce cas il y a un problème de fond qu’il faut résoudre. La règle du centralisme démocratique, selon laquelle les minorités doivent appliquer publiquement la politique de la majorité, ne crée qu’une unité de façade, qui prouve que le parti est une force disciplinée, mais qui ne résout pas les problèmes de fond et n’aide pas les citoyens hors du parti à s’en emparer.

Le plus opératoire est de formuler chaque fois clairement des décisions majoritaires (majorité simple ou majorité qualifiée, des deux tiers par exemple) à chaque niveau pertinent (principe de subsidiarité), et de laisser la liberté d'expression et d'expérimentation aux minorités, à charge pour elles d’en faire un usage responsable et de faire des comptes-rendus transparents de leurs expériences. (Avec bien sûr des aménagements pour tout ce qui nécessite de la confidentialité comme les négociations industrielles ou les opérations de désobéissance civile).

Cette règle s’oppose au Charybde du centralisme démocratique (1) et au Scylla du fonctionnement informel en réseau (2). 1. Bien sûr il faut de la discipline : il faut que les militants tiennent leurs engagements et appliquent leurs mandats. Et il faut une centralisation (à chaque niveau pertinent). Mais le centralisme démocratique, c’est plus précis que cela : c’est la liberté de discussion dans la préparation (et ensuite dans le bilan) des décisions du parti, et la discipline unanime dans l’action, c’est-à-dire que les minorités appliquent la décision majoritaire. Certes il y a des formes d’action où cette règle est nécessaire, ce sont les actions de force où la victoire d’un camp dépend de sa capacité de manœuvre coordonnée au moment opportun, comme dans une guerre. C’est le cas par exemple dans des actions comme la saisie des stocks lors d’une grève, ou quand le peuple est en insurrection, ou quand il faut se saisir des télécommunications pour riposter à un putsch imminent, etc. Pour ce genre d’action il faut un « état-major des opérations » auquel on obéit (et qui d’ailleurs n’est pas forcément un parti politique préexistant). Mais ces situations ne sont pas quotidiennes. Le plus souvent les avancées politiques proviennent d’un travail de mobilisation et de persuasion, par la légitimité des idées et la force de l’exemple. (Même une insurrection populaire, ce qui fait sa victoire n’est pas uniquement sa discipline de manœuvre, mais l’engagement dans l’action de larges secteurs de la population). Le modèle de l’affrontement militaire n’est qu’un aspect des luttes politiques et ne doit pas être mythifié.
Si on pense que de façon permanente et sur toutes les questions clés un parti politique doit intervenir avec une discipline unanime dans ses actions publiques, c’est qu’on pense persuader les citoyens plutôt en les impressionnant, par le spectacle d’une force unie et disciplinée, qu’en les incitant à s’organiser de façon autonome. C’est pourquoi, même si les militants sont des défenseurs sincères de la démocratie et de l’auto-organisation, et même s’ils pratiquent la démocratie en interne dans le parti (comme c’est le cas dans la LCR), la pratique constante du centralisme démocratique dans l’action publique alimente une conception dirigiste du parti, qui l’empêche d’être à l’écoute de l’inventivité démocratique du mouvement social. On peut même déceler dans cet attachement au centralisme démocratique une fascination inconsciente par la force disciplinée, qui se déguise au niveau conscient en une affirmation d’efficacité : « il nous faut un outil efficace et cohérent, c’est le parti ».

2. Certains militants proposent le fonctionnement en réseaux informels pour coller au plus près à l’inventivité du mouvement social, prendre des décisions en temps réel, et court-circuiter le dirigisme et le bureaucratisme des partis. Par listes e-mail ou par site internet interactif, tout le monde est connecté, pas besoin d'autorité centrale, (juste des modérateurs), tout peut se discuter largement, les décisions communes se prennent au consensus, et en même temps chacun fait ce qu'il veut. Je ne reviens pas sur les énormes avantages d’information, de concertation, d’initiative et d'efficacité qu'apportent ces outils. Cela dit leur effet pervers est d’exclure de fait les personnes qui ne maîtrisent pas l’outil informatique ou qui n’ont pas le temps de suivre les échanges en temps réel. Et en particulier les classes populaires ! On pourrait pallier cet inconvénient en travaillant de façon plus collective, en accompagnant les réseaux informatiques de discussions en chair et en os, et en faisant des efforts de pédagogie. Mais la multitude des messages produit deux effets antidémocratiques :

D’une part il est difficile, pour une personne non initiée, de repérer dans le charivari les grandes lignes de clivage des débats, du moins de les repérer à temps pendant que les initiés sont en train de fabriquer les décisions en temps réel et en eau trouble.

D’autre part quelques initiés peuvent se coordonner en temps réel et à l’insu des autres, et donc tirer les ficelles du débat. Il se forme une élite de magouilleurs initiés.

Tout cela n’est pas bien grave, quand on le sait. Mais si on laisse le réseau informel devenir de fait le lieu où se tranchent les décisions politiques, on donne le pouvoir aux magouilleurs. Il faut donc qu’il y ait des temps et des lieux de délibération, avec des règles de débat faisant apparaître les différentes orientations, et l’élection de responsables à différents niveaux avec une représentation visible des majorités et des minorités.


Les « Lumières » du XXIème siècle et le verrou politique.

Avec la vague altermondialiste s’est constituée une nouvelle culture politique internationale, un nouveau sens commun en opposition à la logique néo-libérale. Il ne s’agit pas d’un paradigme politique unique, mais plutôt d’une agora, d’un espace de débat où confluent des apports d’origines diverses (marxisme ou post-marxisme, réformisme démocratique, écologie, féminisme, pacifisme, etc.) qui ont commencé à digérer les échecs du XXème siècle. Cette culture politique est un peu dans la même position que la philosophie des Lumières au XVIIIème siècle : elle a une forte influence au niveau des idées, elle dispute l’hégémonie intellectuelle au néo-libéralisme et à l’autoritarisme dominants, mais elle n’a pas accès aux leviers du pouvoir politique. En un sens cette culture s’essouffle, confrontée au blocage politique et aux modes de vie individualistes dictés par la concurrence ; d’un autre côté elle perdure : la culture contestataire en est maintenant à sa deuxième ou troisième génération, et avec la crise écologique l’idée d’une rupture de civilisation devient incontournable.

Il ne suffit plus d’appeler au réveil des consciences ni de lutter comme on peut là où on est. Il faut une conspiration publique pour mettre en synergie les forces sociales qui ébauchent un autre monde. Sous quelle forme ? J’espère qu’un mouvement politique pourra se constituer. J’ai regretté qu’à la présidentielle de 2007 on perde une occasion de faire un pas dans ce sens. S’il s’avère que c’est impossible il ne restera plus qu’à œuvrer à des avancées du côté de mouvements sociaux imprévisibles.

Les militants de l’agora altermondialiste constituent pour l’instant un « intellectuel collectif diffus ». Vont-ils réussir à produire, contre les replis individualistes et contre les calculs d’appareils, un mouvement politique articulé capable de porter un projet de société, de le promouvoir dans chacune des situations instables et terribles du monde actuel, et de déverrouiller politiquement la société ?


Joël MARTINE, Marseille, mai 2008, http://joel.martine.free.fr/ , rubrique Politique alternative




Tribune 13 Juin 2008



L’EFFONDREMENT DE LA SOCIAL-DEMOCRATIE ET LA QUESTION DE L'ALTERNATIVE.



Introduction

Nous vivons, depuis plus d’un quart de siècle, un véritable effondrement de la social-démocratie en Europe, non seulement en tant que doctrine politique, corps d’idées, mais aussi réformes institutionnelles, réalisations pratiques, projet et pratique de gouvernement.

Le début de cet effondrement date, approximativement, du milieu des années 70, lorsque la période dite des Trente Glorieuses (1945 – 1975) s’est définitivement close. Au départ, il s’est agi davantage d’un affaiblissement que d’un effondrement. Mais à partir du début des années 80 (sous la présidence de François Mitterrand et un gouvernement à majorité socialiste en France), se met en marche un véritable effondrement, qui, actuellement, sous la présidence de Sarkozy, s’achève. Nous vivons, en direct, les derniers soubresauts de cette social-démocratie, sous ses différentes formes, qui affectent toute la gauche française, LO et LCR comprises.

Pour comprendre ce qui se passe et voir en parallèle, l’émergence, encore largement souterraine, mais forte d’une nouvelle pensée et pratique politique, de nouvelles aspiration, que l’on peut réunir sous le thème de l’Alternative (révolutionnaire), il faut faire un détour historique.


La création de la matrice social-démocrate.

C’est incontestablement la naissance de la social-démocratie allemande, à la fin du 19ème siècle, qui va servir de matrice commune, aux courants « révolutionnaires de gauche », qui vont, ultérieurement se scinder entre un courant qui maintiendra une rhétorique et des aspirations se réclamant d’une révolution (PCF et la majorité des courants trotskistes) et un courant qui deviendra officiellement réformiste, tout en se réclamant du socialisme (SFIO, puis PS, avec le cas particulier du PSU).

Dès le programme d’Erfurt, en 1891, programme fondateur de la social-démocratie allemande, après celui de Gotha, l’essentiel est dit. A cette époque, il faut le rappeler, la social-démocratie est clairement anticapitaliste et révolutionnaire. Elle met en avant l’antagonisme entre exploiteurs et exploités, dénonce une aggravation incessante de la situation du prolétariat (et plus largement des « non-possédants »), prône une prise de pouvoir politique, met en avant le thème de la propriété sociale des moyens de production, identifiées à la propriété du peuple, exercée par le peuple. Elle prône l’internationalisme. Elle affirme combattre « non seulement l’exploitation et l’oppression des travailleurs salariés, mais toute espèce d’exploitation et d’oppression qu’elle soit dirigée contre une classe, un parti, un sexe ou une race » (programme d’Erfurt).

Si, aujourd’hui, on fait une comparaison, à la fois sur le fond des idées et sur le langage utilisé, entre la récente contribution de la LCR à la réunion des 28 et 29 juin 2008 et le programme d’Erfurt de 1891, on ne peut être que frappé par la proximité entre ces deux textes. Tout se passe comme si la LCR était, en France, l’expression restée la plus authentique de cette social-démocratie, née en Allemagne il y a plus d’un siècle (mis à part un féminisme plus affirmé qu’il ne l’était à l’époque et quelques références à la question écologique). C’est aussi bien vrai d’ailleurs pour le programme revendicatif immédiat que réclame la social-démocratie de l’époque et qui n’est pas éloigné des « revendications » que portent actuellement la LCR. Personnellement, je prends avec un certain humour, le titre du texte actuel proposé par la LCR : « Pour un anticapitalisme et un socialisme du XXI° siècle ». Il aurait été plus exacte de dire : « Pour un socialisme du XX° siècle » (remarquons qu’aussi bien dans le programme d’Erfurt que dans le texte de la LCR, la question du communisme est totalement écartée, ce qui est en soi une prise de position majeure).

Mais il nous faut reconsidérer, en une analyse rapide, toute la trajectoire, sans nous fixer, bien entendu, sur le cas de la LCR.

Le programme de Gotha et celui d’Erfurt ont fait l’objet d’une critique acerbe et directe de la part de Marx et d’Engels, qui reste toujours importante à connaître. En particulier la remarquable critique que réalise Marx du programme de Gotha.

Il est bon d’indiquer que Marx a toujours été opposé à une quelconque politique social-démocrate, même accompagnée d’une phraséologie révolutionnaire et ceci pour des raisons de fond. Marx, en réalité, dans tous ses textes politiques, a soutenu des initiatives, voire des insurrections, qui étaient révolutionnaires dans leur mouvement même, qui abolissaient, en pratique, l’ « ancien ordre des choses », selon son expression. C’est probablement dans ses lettres adressées aux Communards (réunies dans le recueil : La guerre civile en France), que l’on perçoit le mieux la conception qu’il a de l’action et du projet politiques. La pensée de Marx y est très proche de la pensée anarchiste et il est certain que Marx (à la différence de Engels) s’est senti beaucoup plus proche du courant anarchiste et libertaire que de la social-démocratie. C’est une évidence qu’il est bon de rappeler, tant la pensée propre de Marx est actuellement méconnue et caricaturée.

Le cheminement de la social-démocratie va emprunter différentes voies, selon les pays.

En Allemagne, après l’écrasement sanglant d’une véritable insurrection révolutionnaire en 1919 et, bien entendu, l’arrivée au pouvoir d’Hitler et la chasse aux communistes et aux socialistes qui s’en est suivie, il faudra attendre l’après-guerre mondiale pour que commence à se constituer un « grand » (numériquement parlant et en terme d’influence) parti social-démocrate.

En France, lors du Congrès de Tours de 1920, congrès de fondation du Parti Communiste, deux courants s’affrontent, qui prendront ensuite, après le départ de la minorité la forme d’un affrontement (avec des périodes d’alliances) entre communistes et socialistes. Mais le mot « communiste » ne doit pas faire illusion. Ici, comme ailleurs, il ne faut pas se fier aux effets d’affichage. Lorsqu’on étudie le compte rendu intégral du congrès de Tours, on y voit certes l’influence directe de la révolution soviétique – nous sommes en 1920 et sont présents au Congrès des délégués qui avaient été envoyés à Moscou – et du clivage que la référence à cette révolution provoque, mais on voit vite que cette référence reste superficielle1. Jamais, dans le PCF, une véritable réflexion et pratique sur la question du communisme et le rôle des soviets n’ont été constituées, contrairement au cas de l’Italie avec les conseils ouvriers d’usines et contrairement à la tentative allemande de 1919, animée par Rosa Luxembourg (qui y laissera, comme bien d’autres, sa vie). D’entrée de jeu, quitte à choquer par cette affirmation, le PCF se constitue sur un terreau et autour d’une idéologie pratique qui sont clairement sociale-démocrates.

Et voici bien le grand paradoxe, qu’on a rarement eu le courage d’énoncer. Dans le cas français, le véritable parti social-démocrate sera le PCF : c’est déjà vrai lors du Front Populaire. Cela sera évident avec sa forte contribution à l’élaboration du programme du CNR (programme de la résistance) et, bien entendu, son influence sur toutes les grandes réformes institutionnelles réalisées dans l’immédiat après-guerre. Une fois passé dans l’opposition – en partie pour cause de guerre froide – le caractère social-démocrate de la pensée, du projet, des revendications du PCF ne cessera de s’affirmer, la question du communisme et du rôle des conseils ouvriers disparaissant totalement, à la fois des prises de position du PCF et de la culture des militants. Très vite, le PCF s’est affirmé, dans les prises de positions pratiques, y compris dans ses courts passages au gouvernement, comme un parti clairement réformiste, seule restant une certaine phraséologie (avec, soit dit en passant, une disparition complète de la culture marxiste, non seulement pour les militants de base mais aussi pour les dirigeants). La question de la révolution a disparu dans la pratique et le programme de « réformes » présentées et défendues par le PCF depuis nombre d’années, est typiquement social-démocrate (adossé, comme en Allemagne ou en Suède, aux revendications syndicales). Plus encore : le PCF deviendra, selon une tendance déjà clairement présente chez Maurice Thorez dans les années 30 (on peut renvoyer à la publication de ses œuvres en trois volumes), un parti ouvertement nationaliste. L’influence de Moscou, qui ira en s’atténuant, ne doit pas masquer le fond profondément nationaliste de l’idéologie de ce parti (qui avait une signification pratique positive pendant la Résistance : on résistait à l’occupant).

Le paradoxe est donc que la pensée et la politique sociale-démocrates seront incarnées par un parti dit « communiste » (alors que du communisme, il n’en est plus question depuis longtemps, mis à part chez quelques intellectuels comme Lucien Sève), alors que le parti socialiste, quant à lui, ne sera jamais social-démocrate.

Dans sa version SFIO, mais surtout depuis sa transformation en parti socialiste, le PS s’est affirmé de fait comme « social-libéral » ou plutôt comme « social-opportuniste », au sens rigoureux de ce terme. A la différence du projet social-démocrate du PCF – assez sophistiqué dans ses justifications théoriques, avant son actuel effondrement – le PS n’élaborera aucun projet politique digne de ce nom, avec aucun soubassement théorique. Il ne cessera de surfer sur les opportunités et les changements du système capitaliste lui-même, en y ajoutant une dose de « justice sociale ».

Si nous prenons l’exemple du programme commun de gouvernement (à l’élaboration duquel j’ai participé, pendant la courte période où j’ai été membre du PCF), on voit que tout le côté étatiste social-démocrate, dont le programme de nationalisation et l’importance donnée à la planification, est porté par le PCF, le PS ne s’y ralliant que contraint et forcé par la nécessité de passer alliance. L’année 1981 sera l’épreuve de réalité : tout ce qu’il y avait encore de social-démocrate dans la politique du gouvernement Maurois, sera abandonné en 1982, année qui présente le grand et définitif tournant du PS vers qu’on appelle aujourd’hui le social-libéralisme.

Il est important de comprendre la différence concernant la France d’un côté, l’Allemagne et la Suède de l’autre.

Si l’on se pose la question : qu’est-ce donc qu’une politique social-démocrate ?, la réponse est simple : c’est ce qui a été conçu et appliqué en Suède pendant plusieurs décennies et avec un fort soutien populaire. Ce ne sont pas des mots sur un morceau de papier : ce sont des réalités tangibles et d’importantes réformes institutionnelles.

Encore aujourd’hui, la Suède est sans doute le pays le plus avancé au monde en termes de droits sociaux et de sécurité sociale, au sens large du terme, de réduction des inégalités, de droits pour les femmes, et même de pacifisme. L’Etat s’appuie sur un solide mouvement syndicale et de solides associations, qui « intègrent » pour partie les aspirations et revendications des citoyens dans les mesures décidées (de l’Etat central jusqu’à l’équivalent de la commune et, bien sûr, dans l’entreprise). Mais personne n’a jamais eu l’idée saugrenue de considérer que la Suède était un pays socialiste et moins encore communiste !

Cette longue période de gouvernement social-démocrate en Suède n’a laissé aucune place pour l’influence d’un parti communiste (sinon comme « œil de Moscou »), ni pour ce qui les accompagne en général : une « extrême gauche » radicalisée, mais semblable au parti communiste dans ses revendications principales et sa vision de la société.

Cela n’empêche pas la social-démocratie suédoise d’être entrée aujourd’hui dans une phase, elle-aussi, d’effondrement, avec un alignement progressif sur les nouvelles caractéristiques du capitalisme mondialisé.

L’Allemagne est un cas plus intermédiaire. La social-démocratie, comme mouvement politique et syndicale (et régionale) s’y est largement développé, mais avec une expérience pratique gouvernementale nettement moins avancée qu’en Suède. Là aussi, elle a étouffé l’existence d’un parti communiste influent, cassé, il est vrai, dès l’origine par l’écrasement sanglant de 1919 et la longue période de répression et de chasse aux communistes que l’Allemagne a connue. Là aussi, nous sommes actuellement entrés dans une période de décomposition de cette social-démocratie. La récente création de la Gauche, nouveau parti issu d’une fusion entre la gauche du SPD et l’ex-parti communiste de l’Allemagne de l’Est ne doit pas faire illusion : c’est comme si on tentait de faire revivre une social-démocratie radicale, dans sa rhétorique, mais tout aussi arriérée et passéiste que le sont devenus les partis communistes des autres pays européens. Seul le contexte propre à l’Allemagne (l’effondrement d’un vrai parti social-démocrate influent sur la politique gouvernementale pendant une longue période, ce que le PCF n’a jamais représenté en France) permet à ce nouveau parti de se forger une certaine place sur la scène politique et un semblant de virginité. Tout ceci sent le passé à pleines narines !

La crise que connaissent les social-démocraties partout dans le monde me semble définitive. Je l’ai dit : c’est à un effondrement durable qu’on assiste.

Il y a de multiples raisons à cela :

- elles ont fait leur œuvre. Personne ne peut nier qu’elles ont apporté des progrès, mais uniquement pour les travailleurs des pays où elles étaient puissantes. Toutes, en réalité, ont occupé des positions nationalistes (et, dans le cas du PCF français, franchement chauvine, voire raciste : rappelons nous du « produisons français » et des pratiques racistes de certaines municipalités PCF). Toutes ont bénéficié, même si elles n’y étaient pas politiquement engagées, du colonialisme, puis du néo-colonialisme, donc du « pillage » du Tiers Monde. Toutes ont pratiqué l’ambigüité, voire pire, vis-à-vis de l’immigration et du métissage. L’idéal du bon socio-démocrate est un travailleur (ou travailleuse, construite à l’image « égalitaire » de l’homme, comme c’est le cas en Suède), blanc, national, pacifique, vivant une vie confortable, très matérialiste, au sens courant de ce terme, mais vivant aussi dans une société étouffante et très étatisée (en intégrant dans l’Etat l’omniprésence des relais syndicaux et municipaux) et sans idéal, avec une tendance assez marquée… à un état personnel dépressif et au suicide. Il suffit de regarder le cinéma suédois pour s’en imprégner !

- Après avoir fait œuvre et engendré une mélancolie de masse (mélancolie est le terme exact pour parler d’un état dépressif), ces social-démocraties, à l’heure actuelle, soit gèrent au gouvernement, soit subissent, dans l’opposition, une destruction progressive de tous les acquis institutionnel de l’Etat Social keynésien (de l’Etat Providence) et la fin progressive de toutes les entreprises publiques ou situées en cogestion (soit du fait de leur privatisation, soit à cause de leur alignement sur une gestion capitaliste pure et simple, en général ouverte sur la mondialisation). La seule touche originale est que la social-démocratie est, par tradition et à cause de son ancrage syndical, assez réticente vis-à-vis de la financiarisation ; donc les entreprises qu’elle influence, tentent de rester à l’écart de ce mouvement. Mais c’est et ce sera de moins en moins vrai : dès que ces entreprises sont introduites en bourse, le capital de placement financier mondialisé y prend place, comme en France (rappelons au passage que la majorité des grandes entreprises « françaises » sont passées sous contrôle d’investisseurs anglo-saxons).

- Bien entendu, là comme ailleurs, la situation sociale des « travailleurs » (terme typique de la social-démocratie historique) se dégradent, les acquis de la protection sociale se dégradent eux-aussi et l’attachement des « travailleurs » (et chômeurs) aux partis et aux politiques sociale-démocrates fond comme neige au soleil. Cette déception et dégradation laissent une certaine place pour une version radicalisée (et nostalgique, quant à ses positions de fond) de petits partis sociaux démocrates, comme la LCR en France ou la Gauche en Allemagne.

- Mais la cause la plus profonde de cet effondrement réside, bien entendu, dans le changement de période du capitalisme. Après une étape de flottement durant les années 70 (marquée par diverses crises nouvelles : hausse brutale du prix du pétrole, décomposition du système monétaire international de l’après guerre, baisse du taux de profit moyen, adaptation à la décolonisation, première montée des déficits publics, etc.), le capitalisme entre dans une réelle nouvelle période à partir du début des années 80 (le tournant se prend en France à partir de 1982). Nous connaissons tous ses caractéristiques, mais il est bon de les lister :

- Création de firmes directement mondialisées, dans leur stratégie comme dans leur localisation et relocalisations incessantes,

- Concurrence oligopolistique à ce niveau, avec une vague ininterrompue de rachats, regroupements, démantèlements, fusions….

- Création et domination d’un capital de placements financier presque totalement liquide et mobile, qui fonctionne sur une seule bourse mondiale (avec, il est vrai, des variations selon les régions du monde et les places financières). Ce capital de placement agit triplement : comme spéculateur, comme prenant le contrôle de grandes firmes productives, et comme apte à drainer l’épargne de centaines de millions de personnes (à travers les systèmes de retraites, d’assurance vie, de placement en bourse, de crédit, etc.)

- Vaste mouvement de repartage de la « valeur ajoutée » au bénéfice des profits et au détriment, à la fois de la rémunération salariale et des impôts sur les sociétés, mouvement amorcé fortement au milieu des années 80 (la rupture en France se situe vers 1984) et qui perdure aujourd’hui, aggravé par une reprise de l’inflation,

- Entrée – par entrée d’un capital privé ou privatisation d’une entreprise publique – du capitalisme « pur et dur » dans les secteurs des grandes fonctions de services qui étaient, dans la politique social-démocrate, propriété d’Etat, donc « publics ». La soit disant montée du « libéralisme » n’est pas autre chose que l’entrée de ces secteurs auparavant étatisés dans l’espace mondialisé de la valorisation du capital des grandes firmes monopolistes (qu’elles soient de statut public ou privé, peu importe sur le fond), et donc un nouveau territoire ouvert à la concurrence oligopolistique.

- Enfin, retrait des Etats vis-à-vis d’une intervention économique directe et vaste repositionnement, à la fois sur un régime sécuritaire (coûteux) en interne, comme en politique étrangère, régime du à l’inévitable montée des tensions sociales et politiques de la part de la grande majorité des habitants du globe, qui subissent les dégradations dues à l’entrée dans cette nouvelle période, et sur la création d’un « filet » récupérateur au plan social – selon le principe d’un minimum commun de bas niveau et d’une sélectivité individuelle culpabilisante dans l’accès à ce qui reste des droits sociaux qu’avait créés la social-démocratie).

En clair, l’effondrement de la social démocratie vient à la fois d’une usure et d’une perte de crédit vis-à-vis de ses soutiens populaires (une partie des acquis sociaux des sociales démocraties ayant résulté de vraies mobilisations populaires, menées en leur temps, d’où le terme, assez exacte, de « conquêtes sociales »), d’une rébellion, latente ou ouverte, contre la bureaucratisation étatique et l’étouffement de la liberté qui en résultait, et, peut être surtout, de son caractère totalement dépassé vis-à-vis de l’entrée dans une nouvelle période du capitalisme.




La création d’une idéologie et de propositions politiques réactives.

Que cet effondrement des régimes et des institutions sociales démocrates pose problème, et en premier lieu aux « travailleurs, aux précaires et aux chômeurs », qui ont constitué la base sociale de soutien populaire à ces régimes, c’est l’évidence même. Strictement personne ne peut voir ses droits sociaux, sa sécurité sociale pour lui-même et sa famille et son niveau de vie régresser sans vouloir réagir.

Mais nous sommes à un tournant et face à des choix politiques difficiles, mais clairs à effectuer.

Si je laisse de côté les différentes versions, de droite ou de gauche ou du centre d’accompagnement de l’actuelle transformation du capitalisme, transformation qui, qu’elle soit politiquement conduite par le PS, par Sarkozy, par Bayrou ou par d’autres, ne peut que dégrader les conditions du vivre de la majorité de la population en France (et dans le monde), il n’y a en réalité que deux voies. Croire qu’on puisse éviter le choix entre l’une de ces deux voix est à mon avis une illusion. La dernière campagne présidentielle l’a montré.


La première voie est logique : elle vise à prolonger ou refaire vivre la social-démocratie.

C’est une orientation nostalgique, passéiste, mais parfaitement compréhensible. On sait immédiatement pour quoi on se bat et ce n’est pas un hasard si ceux qui proposent cette voie utilisent :

- une position réactive, une position « anti » : antilibéralisme, anticapitalisme, anti-privatisation et tous les « anti » que l’on peut poser sur des situations concrètes qui se dégradent, mais avec une pensée politique et des référents du passé et strictement aucune chance d’un succès un tant soit peu durable. Le fait que de nouveaux thèmes majeurs aient surgi dans le domaine politique et deviennent incontournables – je pense bien entendu à l’écologie – ne change pas la posture. Il existe une posture social-démocrate face à la question écologique et elle possède un nom : le développement durable (ou soutenable). Elle emprunte les mêmes formes d’exercice du pouvoir que celles que l’Etat Providence avait instauré et peut susciter les mêmes (formellement parlant) mouvements de revendications. Que l’on puisse d’ailleurs parler de « revendications » en matière écologique est la preuve de cette reproduction à l’identique d’une posture passée, au moment où elle entre en échec durable.

Sans vouloir être inutilement polémique, je dois dire que la dernière phrase du texte de la LCR en vue de la réunion des 28 et 29 juin est un véritable chef d’œuvre :

« Unis autour de la nécessité de défendre un plan d’action anticapitaliste intégrant revendications sociales, démocratiques, féministes, écologiques, antiracistes et anti-impérialistes, nous pouvons construire ensemble un nouveau parti ». Sans commentaires !

- et une déformation de ce qu’ont été réellement les Trente Glorieuses.

Sans contester les apports, dans le cas français, de la sécurité sociale, de la hausse régulière des salaires, des entreprises publiques, d’un niveau élevé d’emploi, etc., il faut malgré tout indiquer les faces sombres de cette période.

D’abord, et ce n’est pas rien, la question première de ce que Marx appelait le communisme, et qu’on peut appeler l’Alternative aujourd’hui a été, pendant cette période, refoulée et enterrée, au point d’en faire disparaître, non pas la nécessité et l’aspiration profonde (ce qui est impossible), mais l’idée même, l’idéal. Il s’est produit ce qu’il faut bien appeler un véritable embourgeoisement de la pensée commune « de gauche » (toutes gauches confondues).

Ensuite le prix à payer pour ces « acquis sociaux » a été lourd. Il a pour nom : - le développement d’une taylorisation du travail, qui, dans le cas français, a été particulièrement dure et violente, avec, on le sait, un recours massif à l’immigration et à l’exode rurale,

- une étatisation en profondeur des rapports sociaux, certes autour des institutions d’Etat, mais au-delà, à travers tous les relais locaux, associatifs et thématiques de l’Etat central. Etatisation que l’on appelle pudiquement : institutionnalisation…

- le maintien ou la pénétration d’un nationalisme assez infecte, qui a pris, dans de nombreux domaines, la forme d’un pur et simple chauvinisme sur le plan idéologique, mais qui, surtout, a installé la référence à « l’étranger » dans un état d’infériorité et de suspicion (l’étranger n’est acceptable que comme travailleur immigré et aussi longtemps que le chômage reste faible). Bref, pour être clair : une posture raciste et d’enfermement sur l’identité française, qui, si elle émerge au grand jour aujourd’hui, a été installée déjà pendant toute la période de l’après-guerre,

- une vision des femmes comme pures « travailleuses », avec des tentatives jamais abouties d’arriver à l’égalité professionnelle. Bref : des femmes qui ne pouvaient s’émanciper qu’en se masculinisant…

- Enfin, ne l’oublions pas, une société étouffante, convenue, dogmatique, sans idéal ni horizon, l’équivalent de ce qui a fait sombrer une partie des Suédois dans la mélancolie.

N’oublions pas que Mai 68 a été mené en rébellion contre ce que ces Trente Glorieuses avaient produit (et au moment où elles se poursuivaient).

N’oublions pas que l’essentiel de ce qui a été acquis en matière d’émancipation des femmes, l’a été après cette période : dans les années 70.

N’oublions que les fameux « services publics » fonctionnaient comme des administrations bureaucratisées, la bureaucratie normative tenant lieu de taylorisme (c’était vrai dans tous les organismes de la sécurité sociale par exemple).

N’oublions pas que les grandes entreprises publics étaient fondées sur un rapport capitaliste (les cheminots, les postiers, etc., étant avant tout des salariés, inscrit dans un rapport salarial, avec pour seul avantage réel la sécurité de l’emploi) et qu’elles se foutaient royalement des usagers (c’est les fonctionnaires de l’Etat qui définissaient ce qu’étaient les besoins de la population en matière de services publics, avec la vision uniformisatrice de tout bon haut fonctionnaire !).

N’oublions pas enfin que des questions majeures de notre époque n’ont jamais été abordées, ont été littéralement étouffées. Je pense à la question écologique bien sûr (pensons seulement à la façon dont la voix de René Dumont a été étouffée), je pense à la question d’un renouvellement profond de la démocratie (pourtant déjà présente dans les débats et pratiques sur l’autogestion, dans l’œuvre de Castoriadis et de bien d’autres), je pense à la question de la misère dans le monde (que, vivant dans une bulle sécurisée, on voulait ignorer en France). Je pourrais allonger la liste.

Cette première voie, faire revivre la social-démocratie – bien représentée par les positions d’Yves Salesse dans la campagne présidentielle et reprise, avec plus de dynamisme, par la direction actuelle de la LCR – conduit non seulement dans une impasse, est fondamentalement réactive et défensive, sans avenir, mais elle nous empêche de réapprendre à penser, à imaginer, à voir tout ce que la social-démocratie a éliminé et ignoré. Elle nous enferme dans toutes les tares de la social-démocratie et surtout : elle nous empêche de nous projeter dans l’avenir. J’ajouterai, et ce n’est pas un mince problème à gauche, que social-démocratie d’un côté, dans une version réactive et donc radicalisée, et social opportunisme de l’autre (ou social libéralisme : peu importe l’étiquette) sont comme les deux faces d’une même pièce. Ils s’entretiennent l’un l’autre. Ils excluent toute pensée et pratiques alternatives. A force de radoter, en montrant du doigt le « ralliement au PS », comme le danger majeur, comme Besancenot ne cesse de le rappeler, on tourne en rond et perd son temps.


La question de l’Alternative.

La seconde voie est celle de l’Alternative, non pas alternative à la gauche ou alternative à gauche, mais alternative au capitalisme. Pour moi, elle a un nom : le communisme. Je n’ai aucune raison, à titre personnel, de ne pas penser avec ce concept, forgé à la fois par certains socialistes utopiques, par Marx et le courant qu’il incarnait et par les anarchistes. Je n’ai aucune raison de nier un héritage et des acquis conceptuels. Mais je sais, comme tout le monde, le discrédit qui s’est abattu sur ce terme. Je parlerai donc d’Alternative, avec d’autant plus de facilité que j’ai participé à la fondation, dans les années 80, de la FGA (Fédération pour une gauche alternative), l’un des tout premiers mouvements politiques à porter ce nom.

Quitte à étonner, je pense que la pensée théorique et politique sur l’Alternative est déjà largement constituée. Elle existe. Il suffit de s’en saisir dans la clarté, donc sans confusion avec la voie de la social-démocratie radicalisée. C’est comme dans une pièce trop encombrée : il faut faire le vide, trouver et retrouver l’essentiel et jeter le reste.

Une pensée politique n’est jamais entièrement nouvelle. Elle se nourrit toujours de pensées élaborées dans le passé. Néanmoins, il est bon de se dire qu’aucune pensée ne se développe, sans être influencée, voire provoquée, par les mutations et les potentialités qui affectent les conditions concrètes du vivre humain. Il s’agit ici de ce que l’on peut appeler : les émergences, qui engagent, au présent de la réalité vécue, des devenirs possibles. Une pensée politique alternative, c’est d’abord cela : une pensée qui se saisit des tensions et des émergences, celles déjà actuelles que l’on peut distinguer dans la vie réelle, pour les projeter dans le futur.

Parmi les assertions de Marx, une des meilleures à mon avis, écrite dans l’Idéologie Allemande, est celle-ci :

« Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devrait se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes » (Marx, L’Idéologie allemande, éditions sociales, p. 38).

Pour aller l’essentiel : ce qui condense toutes les émergences porteuses d’une alternative peut être dénommé émancipation humaine et émancipation sociale. Il faut ajouter : émancipation humaine, comme étant au fondement de l’émancipation sociale et comme lui donnant sa véritable portée. Tout tient dans ces deux expressions. Emancipation, c'est-à-dire mouvement qui porte en lui un gain permanent en liberté, tout en abolissant les états actuels d’oppression. L’émancipation est processuelle. On n’est jamais entièrement libre. Et de nouveaux facteurs d’oppression, que nous ne connaissons pas, peuvent apparaître. La liberté en soi est un mot creux, une généralité vide. On le devient, on gagne en liberté en menant une lutte d’émancipation. Il n’existe aucune « fin de l’Histoire ». Il serait tout aussi absurde de faire d’une société communiste une société idéale qui serait constituerait cette fin, que de faire du capitalisme cette fin, comme certains tentent de le présenter aujourd’hui. Toute tentative de se projeter sur une « fin finale » est dogmatique, irréelle et, par elle-même, emprunte de totalitarisme. C’est ce que laisse entendre Marx dans sa critique du programme de Gotha, en montrant que continueront de subsister, dans le socialisme, des inégalités et des facteurs d’oppression et que le programme de Gotha, en idéalisant le socialisme, provoque les pires illusions. C’est pourquoi il est tellement important de raisonner et de parler de manière processuelle, de raisonner sur des développements d’émergences et des tensions, sur des déplacements, en admettant parfaitement qu’il y a de multiples choses que nous ne pouvons pas aujourd’hui connaître, dont nous ne pouvons pas parler, car elles n’ont, pour l’instant, aucune réalité, même émergente. Pour moi, parler de la « liberté » en soi, autrement dit d’un état de complète liberté est une aberration, qui, à sa manière, provoque son contraire : l’oppression par rapport à une utopie sans base concrète, l’enfermement dans cette utopie, à la manière dont des sectes religieuses le pratiquent Précisons.

Marx, mais il serait trop long de le démontrer, avait déjà vu que, sur le fond, c’est bel et bien l’émancipation humaine qui se jouait, l’émancipation sociale (par rapport au capital) n’étant qu’un détour et une condition.

L’émancipation humaine est une : elle ne se découpe pas en rondelles. Par contre, elle se joue sur plusieurs terrains à la fois, avec des historicités et des maturités différentes. Un même individu peut avoir progressé sur tel terrain, tout en restant très aliéné sur un autre. Son émancipation ne sera que partielle. Il lui importe de le savoir.

Les terrains actuels, ceux de notre époque et de notre vie actuelle, nous les connaissons et s’est déjà accumulée une foultitude d’expériences et de réflexions.

Nommons-les :

- l’émancipation des femmes, - l’émancipation à l’égard de l’oppression capitaliste (qui pousse à revenir sur la question dite de l’autogestion, de l’association d’hommes libres et à redéfinir les finalités de l’activité des entreprises autour de la notion de « service », notion sur laquelle des progrès importants ont été faits ces dernières années),

- l’émancipation à l’égard de la misère (qui pousse à penser la question du partage, non des richesses, mais des capacités - les « capabilities » pour reprendre l’expression d’Amartya Sen - à assurer pour tout humain les conditions d’une vie décente et digne, le partage des richesses ou des biens ayant déjà amplement montré à quelles impasses dramatiques il menait),

- l’émancipation à l’égard du temps contraint (que Marx appelait : le développement du temps disponible et de la multi-activité),

- l’émancipation à l’égard de toutes les formes de pouvoir politique structurellement inégalitaire (qu’on peut qualifier aujourd’hui de déploiement de la démocratie active et d’exercice direct de la citoyenneté),

- l’émancipation écologique.

Je me limiterai à cette dernière, pour une raison simple : nous avons toutes les raisons de penser qu’elle est fondamentale, puisque s’y joue l’existence humaine elle-même.

Sur la question écologique, on voit immédiatement comment se distingue un point de vue alternatif d’un point de vue social-démocrate revendicatif.

On peut, comme cela est généralement fait, partir des dégradations dites écologiques et de leur gravité, pour rechercher le coupable. Et le coupable est tout trouver : c’est le capitalisme. On retombe en terrain connu : l’anticapitalisme devient une lutte écologique ! L’émancipation sociale conditionne l’émancipation humaine. La revendication s’installe. Ce n’est pas faux d’un simple point de vue logique : il est vrai que le capitalisme industriel a provoqué une nette augmentation de l’émission de CO2, un gaspillage des ressources, une montée des déchets non dégradables, etc. Mais prendre le problème sous cet aspect, c’est à la fois :

- afficher, pour des décennies, son impuissance : personne ne peut sérieusement affirmer que nous sommes proches de nous débarrasser du capitalisme, et donc de supprimer ce que l’on croit être la cause dernière des actuelles dégradations. Il s’agit là d’une impuissance proprement insoutenable !!! Car il y a urgence ! Tous les récents rapports scientifiques le montrent (sur l’effet de serre, sur la biodiversité, sur l’accès à l’eau potable, etc.).

- et prendre la question écologique par la négative.

Or c’est un chemin très différent qu’une démarche alternative nous pousse à emprunter. La question écologique n’est pas négative, mais positive. S’émanciper, c’est, comme sur tout terrain, partir de l’affirmatif et du positif, et non pas du réactif. C’est se battre à partir de ce point d’ancrage affirmatif, actif (ce que les luttes pour l’émancipation des femmes ont démontré et font dans leur domaine, s’affranchissant au passage du simple égalitarisme social-démocrate).

Le mot « écologie » signifie, en grec, la connaissance de la maison, du lieu où l’on habite. On peut élargir et préciser cette définition en disant que l’écologie désigne les connaissances et les pratiques qui permettent de construire et maintenir un milieu favorable au déploiement d’une vie bonne pour les humains et, de manière plus générale, pour tous les êtres vivants.

L’éthique de la vie bonne a déjà été définie, en son temps, par Aristote. Bonne pour le corps, bonne pour le psychisme, bonne pour la vie sociale tissée autour de liens d’amitié. Une vie bonne et heureuse, ajoutait Aristote.

Dans les conditions actuelles, on peut préciser les aspects suivants : - dans le rapport homme / nature, il ne faut jamais oublier que l’homme est, pour partie, un être de nature (et pas seulement un être de culture). Il est un être de nature par son corps et l’ensemble des affects qui y sont directement associés. Chacun sait, par expérience, ce que signifie « se sentir bien dans son corps » et en possession de tous ses moyens. L’éthique de la vie bonne, c’est d’abord cela, tout simplement.

- mais l’éthique de la vie bonne ne concerne pas seulement chacun d’entre nous, personnellement. Elle concerne aussi la vie commune et les conditions globales de vie sur Terre. De ce second point de vue, la préoccupation écologique conduit à penser un milieu naturel et un cadre de vie qui assurent, durablement, aux humains, dans leur globalité, les conditions propices à une vie commune pacifique et heureuse. Le souci écologique ne peut agir que sur les « conditions propices à ». Mais c’est déjà énorme.

Ces deux aspects soulignent le lien étroit qui existe entre la santé du corps (la vie au sens organique et corporel, en considérant l’humain comme un être de nature) et les valeurs de vie commune d’un point de vue éthique (en considérant l’homme comme un être social).

Prendre l’écologie de manière résolument positive et alternative ne conduit pas à sous-estimer la gravité des problèmes que nous devons affronter. Mais elle modifie fortement la posture politique. C’est en transformant notre manière d’envisager la vie et en luttant pour faire advenir une vie bonne dans ses différents aspects, que l’on peut, sans attendre (et malgré la domination du capitalisme), avancer des prises de position politiques, prendre des initiatives pratiques et agir auprès de l’opinion publique pour attaquer, à la racine, les dégradations que nous subissons, lesquelles altèrent, jusqu’à pouvoir la détruire, notre capacité de vivre.


Conclusion

L’effondrement de la social-démocratie s’opère sous nos yeux. Une des causes en est un changement profond dans le développement, désormais mondialisé, du capitalisme et le basculement dans une politique qui, tout à la fois, favorise le plein développement d’un capital financier prédateur et spéculatif, avec son cortège d’effets négatifs sur les conditions de vie des peuples et engendre un régime, interne et externe, guerrier et sécuritaire. Le sarkozisme en est l’expression en France.

Ce contexte peut conduire à des formes radicalisées de revendications sociale-démocrates, dont la LCR en France veut être, en soutenant la création d’un parti anticapitaliste, le fer de lance. Mais, outre le caractère profondément passéiste, voire archaïque, de ce programme revendicatif, il est d’avance voué à l’échec.

Nous avons la possibilité de reprendre le flambeau d’une alternative révolutionnaire, renouant avec les analyses et les idéaux des fondateurs des principes du communisme, mais en tenant pleinement compte des caractères de la période actuelle, de ses nouveaux défis, en plaçant au centre, la question écologique, tout en envisageant la pluralité nécessaire des terrains de lutte. Une lutte « pour » avant d’être une lutte « contre ». L’élément essentiel de la politique alternative est l’émancipation humaine. C’est à partir d’elle que doit être reconsidérée la nécessaire émancipation sociale. Nous ne partons pas de rien, loin de là. Les acquis, en termes de réflexion théorique et d’expériences pratiques, sont déjà nombreux. Au stade actuel, il s’agit plutôt de les clarifier et d’en proposer une synthèse. Cela pourrait représenter la partie essentielle d’un nouveau projet politique.




P. Zarifian




Tribune Juillet 2008



CHANGEONS CE MONDE !



Avertissement

Ce texte a une ambition : contribuer à préciser des éléments d’analyse, et à faire s’affirmer une perspective. Il appelle à un débat qui permette d’élaborer une alternative politique de gauche, dans le respect des expériences et des parcours. Il est issu de discussions entre des militantes et militants associatifs, des acteurs du monde culturel et scientifique, des écologistes, des féministes, des militants pour l’égalité des droits, des syndicalistes, des communistes, des trotskistes, des autogestionnaires, des altermondialistes, des alternatifs.

Notre contribution s’adresse largement à beaucoup de personnes que les mouvements sociaux et l’action politique ont fait se rencontrer et parfois se rassembler ces dernières années. Nous avons agi ensemble, hier, contre le projet européen de constitution. Grâce à l’unité de la campagne, beaucoup de citoyens y avaient trouvé une place active.

Demain, une campagne unitaire pour une autre Europe sociale, démocratique et écologique pourrait permettre une dynamique encore plus forte et encore plus large. Nous avons aussi participé à des mobilisations et des mouvements « antilibéraux », comme aux collectifs unitaires lors de la tentative d’aller vers une candidature commune à l’élection présidentielle.

Et nous sommes aujourd’hui très nombreux à soutenir les efforts pour maintenir et reconstruire un processus unitaire ; cela, finalement, est en discussion en de multiples lieux, depuis le texte politique adopté en décembre aux Assises de la coordination des collectifs unitaires pour une alternative au libéralisme jusqu’à de nombreux appels locaux, des discussions ouvertes par des communistes unitaires aux discussions autour du projet de NPA de la LCR. Cette contribution est donc une tentative d’approfondissement en appelant d’autres, destiné à relancer la construction d’une alternative politique : comme l’a proposé encore récemment l’appel publié le 15 mai par Politis « L’alternative à gauche, organisons-la ! ».

Nous ne nous résignons pas au triomphe d’une réduction des choix politiques créé par le bipartisme ; elle serait forcément favorable à l’ordre capitaliste établi et au repli conservateur. Ni au fossé entre colère sociale et intervention politique. Ni à l’éparpillement des forces de différentes natures qui pourraient former ensemble une dynamique politique démocratique de transformation sociale, écologique, autogestionnaire. Sous peine d’entraîner toutes les composantes à l’échec, un « centre » ne peut, à lui seul, lancer cette dynamique : nous devons le faire ensemble.

Nous voulons contribuer à la constitution d’une force politique de caractère nouveau ; chacune et chacun devrait pouvoir y agir en restant ce qu’il/elle est. Plus exactement, nous avons le sentiment que l’existence d’une telle force est la condition pour que ce que nous sommes les uns et les autres puisse exister et se développer en jouant un rôle politique.

Une telle formation, un tel rassemblement, mouvement ou espace politique (selon les termes des uns ou des autres) doit être d’un type totalement inédit. La volonté de mettre à la portée de toutes et tous les citoyens l’accès à l’élaboration de solutions et l’accès aux pouvoirs d’intervention et de décision devrait être au coeur d’une telle démarche. Cette option passera aussi bien par sa composition que par son fonctionnement. Cela suppose un processus dans le temps qui permettra que personne ne craigne « d’arriver trop tard » pour participer à sa définition.

Sans attendre la fin d’un tel processus, dont le résultat ne peut pas être connu à l’avance, nous souhaitons qu’il joue son rôle dans tous les rendez-vous sociaux et sociétaux et lors de chaque échéance politique et électorale. Il doit permettre l’émergence d’une culture et d’une action politiques à la hauteur des besoins et des enjeux.

Il s’agit de rendre possible l’investissement des espaces institutionnels par les citoyens pour déboucher sur des majorités qui fassent de la gauche une vraie gauche capable de redonner toutes les dimensions de ses valeurs pour une transformation écologique et sociale, pour un monde nouveau.

Le texte que nous publions a donc une fonction précise : rendre visible et lisible une attente que nous savons largement partagée : cristalliser les volontés et les énergies qui ne se résignent pas à la « loi du marché ».

Notre texte est une incitation au débat, à la confrontation constructive des idées, la diversité de nos parcours montre qu’il est possible de travailler ensemble à la construction d’une alternative. Nous en appelons donc à des initiatives, des contributions convergentes. Disons clairement ce que nous voulons, ce que nous faisons et prenons le temps de le mettre en oeuvre.


Les auteurs de ce texte :

Étienne Adam, Gilles Alfonsi, François Asensi, Tarek Ben Hiba, Jean Brafman, Patrick Braouezec, Lionel Chassaing, Pierre Cours-Salies, Nordine Iznasni, Adjera Lakehal, Pierre Laporte, Jean-Pierre Lemaire, Alain Marcu, Fernanda Marrucchelli, Roland Mérieux, Gilles Monsillon, Nathalie Ovion, Évelyne Perrin, Katie Palluault, Patrick Silberstein, Catherine Tricot, Pierre Zarka.

Nous vous invitons à écrire et à envoyer toutes contributions, sur la ligne générale de ce texte, mais aussi sur des parcours ou des situations dont vous estimez qu’ils sont peu ou mal traités, sur des questions stratégiques qui restent trop allusives. Les auteur-e-s en feront de même.

Contacts :
Gilles Alfonsi : gillesalfonsi@free.fr
Pierre Cours-Salies : pierre.cours-salies@wanadoo.fr ;
Katie Palluault katie.palluault@gmail.com
Gilles Monsillon : gilles.monsillon@free.fr
Roland Mérieux : roland.merieux@gmail.com

Les sites :
La coordination des collectifs unitaires : http://www.gauchealternative.org/
Les Alternatifs : http://www.alternatifs.org/
Les communistes unitaires : http://www.communistesunitaires.net
Les alter Ekolo : http://alter.ekolo.eu


Entre-deux

« Le monde ancien disparaît, un monde nouveau est en train de naître, et dans le clair-obscur de cet entre-deux, les monstres prospèrent. »
Gramsci

Notre époque vit un entre-deux. Angoisse et espoir traversent toutes les sociétés et tous les champs de la vie : les possibilités ouvertes par le développement des connaissances, des sciences et des techniques, par la créativité des humains n’ont jamais été aussi considérables, mais les menaces contre le genre humain n’ont jamais été aussi grandes. Les aspirations à la paix, à la fraternité, à l’égalité, à la liberté sont devenues les valeurs les plus partagées, individuellement et collectivement ; mais elles sont souvent dévoyées et trahies. Il est possible de développer les capacités humaines collectives grâce à la richesse des individualités ; mais les formes dominantes du pouvoir, tant politique qu’économique, enferment chacune et chacun dans les contradictions de l’individualisme.

Le capitalisme perd fondamentalement sa légitimité aux yeux d’un nombre croissant d’être humains. Mais il semble que ce soit par défaut, comme si l’histoire restait paralysée par le bilan de régimes soi-disant « communistes » en Europe de l’Est : le capitalisme reste la seule organisation sociale viable aux yeux du plus grand nombre. Ceux-là même qui en combattent les déchirures, souvent, ne se projettent pas au-delà de ce système.

Les citoyens du 21e siècle ont la capacité d’avoir la maîtrise du développement de leur société. Mais il faut pour cela rejeter l’idée ressassée par toutes les droites selon lesquelles la défense des garanties sociales, des acquis sociaux, est l’ennemie du mouvement, des réformes. Non, les luttes de résistance ne sont pas régressives, arc-boutées sur le passé. L’archaïsme est de ne pas permettre que s’épanouissent les compétences humaines : voilà le noeud qui enserre nos existences et nous maintient entre un monde ancien qui disparaît et un monde nouveau en train de naître.


Le capitalisme contre la planète, contre l’humain

Dans l’incertitude de ce que sera l’avenir de l’humanité, le choix n’est-il pas entre le pire, auquel sont déjà confrontés la plupart des peuples (mais il y a souvent un pire du pire), ou une société où hommes et femmes, enfin, maîtriseront les décisions à l’aune des aspirations individuelles et collectives à l’émancipation ?

Les ressorts du monde ancien sont profondément modifiés. Dans le capitalisme qui anime désormais le mouvement économique de la terre entière, la classe ouvrière a perdu de sa visibilité ; les lieux du travail et de la production sont éparpillés sur tous les continents, dans des complémentarités fondées sur le seul profit maximum pour une petite minorité.

Comme jamais, le capitalisme bafoue à la fois le sort des populations et l’avenir de la planète. Le gaspillage et la gestion libérale des ressources de la planète, l’eau particulièrement et les ressources non renouvelables, telles le gaz et le pétrole ; le pillage de celles du Sud va de pair avec l’explosion des inégalités sociales – inégalités entre le Nord et le Sud et au sein de chaque pays Le dérèglement climatique, le réchauffement rapide de l’atmosphère, la pollution des mers, de l’air et de l’eau, le problème des déchets nucléaires, la disparition progressive de la biodiversité, la déforestation sont autant de conséquences d’un modèle de développement tourné vers le profit et destructeur de la nature comme des conditions de vie d’un grand nombre de personnes.

L’objectif fondamental de toute politique d’émancipation, indispensable pour l’avenir de la planète comme pour la qualité de la vie pour toutes et tous, est contredit, contrecarré, stérilisé, empêché.

Ici le chômage massif ; là, la précarité généralisée ; ici l’exploitation confinant à l’esclavage ; là, le poids insupportable des pouvoirs hiérarchiques… Le capitalisme dévalorise le travail. L’exclusion, la pauvreté, la souffrance sont le lot commun, le travail salarié, nous dit-on, serait devenu rare.

Au capitalisme industriel de l’après-guerre s’est substitué en quelques décennies un nouveau système de domination sur les pays pauvres et sur les couches populaires des pays riches, une mise en concurrence au détriment des peuples. De nouvelles formes d’exploitation se sont développées. Entre le Nord et le Sud, une interdépendance toujours plus grande existe, au niveau économique mais aussi dans le domaine culturel ; mais les échanges sont marqués du sceau de l’inégalité.

Presque partout, les États servent la domination du marché et de la marchandisation de tout, y compris celle du corps humain. Le voilà, l’« ordre » de ce monde, il y a convergence entre le pillage des ressources humaines et celui de la terre : l’être humain et la planète sont gérés comme des marchandises.

Mouvements multiples, alternative globale

Des voix montent de plus en plus clairement, en particulier depuis les Forums sociaux continentaux et mondiaux, pour que s’exercent des convergences populaires, des rapports de solidarité, afin de sauver l’humanité. Des mouvements entendent transformer la plainte, la résistance en force politique pour changer les rapports sociaux, pour changer le monde. Ils s’opposent au système de domination néocoloniale, de pillage des ressources humaines et matérielles, à l’assujettissement par l’endettement, à la gouvernance du développement menée par le FMI et la Banque mondiale.

Cependant, la difficulté à penser les nouveaux rapports à la société, au travail, aux autres, ici et dans le monde est évidente.

Là où l’émergence de l’individualité, les aspirations à l’autonomie, la valeur de la personne, de la vie pourraient être de formidables avancées pour un monde plus juste et plus libre, le capitalisme glorifie les individualismes et encourage l’égoïsme, pour mieux diviser, quand il ne favorise pas directement la constitution de ghettos culturels, environnementaux et sociaux, le repli sur soi, voire la xénophobie et le racisme.

En France, où des luttes historiques avaient permis des acquis majeurs, qui avaient modifié les rapports de forces entre dominants et dominés, sortant de la sphère marchande tout ou partie de certains biens communs de l’humanité, la précarisation de la vie, qui se coule dans la précarisation massive du travail salarié, la remise en question des biens et services publics, de tout ce qui sécurise l’avenir et permet donc de s’y projeter, sont au coeur du projet de Sarkozy.

Le combat actuel de la droite et du patronat est bel et bien de faire disparaître l’idée même que les hommes et les femmes pourraient être embarqués ensemble, solidaires du « même bateau », partageant le pouvoir et maîtrisant leur vie. Leur combat vise à en éradiquer la possibilité concrète. On donne prise à tout ce qui sépare, on entretient la peur et on encourage tous ceux du « bas » de l’échelle sociale à rechercher des solutions individuelles pour ne pas sombrer dans la fosse « précarité-pauvreté ».

De ce fait, les capitalistes développent une idéologie qui rend chacun et chacune responsable de son sort : il faut être le meilleur contre les autres et en cas d’échec, il ne faut s’en prendre qu’à soi-même. Une telle idéologie est génératrice de violence tournée soit contre les autres, soit contre soi-même.

En même temps, si ce type de société se développe, c’est qu’il apparaît malgré tout comme le seul qui puisse générer une efficacité permettant de vivre en société. Il capte et utilise l’aspiration d’un grand nombre d’hommes et de femmes à réussir, à construire, pour les mettre au service des plus forts et il encourage les faillites éthiques. Tout est assimilé à la marche d’une entreprise ; le marché est présenté comme la liberté, la précarité comme le prix à payer.

L’Occident, dans ce monde ancien habitué à dominer, s’occupe à recentrer l’intérêt de ses populations sur leur nombril : « tant pis pour le tiers-monde », comme si nos destins d’humains n’étaient pas aussi intimement liés que l’économie mondialisée, les cours de Bourse et le réchauffement climatique.

Il faudrait reconnaître l’urgence écologique en remettant en cause le productivisme du modèle de développement capitaliste qui s’est épanoui à l’Est comme à l’Ouest ; en réaffirmant le lien nécessaire entre justice sociale et préservation de l’environnement ; en abordant de façon démocratique et sociale les enjeux et les défis du réchauffement de la planète. Nos propositions doivent déboucher sur une modification en profondeur des politiques agricoles, industrielles, énergétiques et de transports.

Que l’on parle d’ultralibéralisme ou de néolibéralisme, le constat est là : « réduction d’impôts, libéralisation des échanges commerciaux, privatisation des services, déréglementations et diminution des dépenses sociales… ». Leur bilan est là : les profits d’un petit nombre amènent le pillage des ressources publiques pour l’intérêt privé et l’accroissement dramatique des inégalités entre riches et pauvres. Cette crise, politique, économique et sociale, l’explosion de la dette, l’accroissement du chômage, la dégradation sans fin du pouvoir d’achat, la hausse des prix des énergies et des matières premières, font planer la crainte d’un effondrement économique. Cette crise prétend se justifier par la « rentabilité » ; elle est accompagnée par une crise écologique majeure.

La surproduction, le gaspillage, le pillage des ressources de la terre, l’empoisonnement de notre eau, de notre air, de notre nourriture, de notre habitat, le développement des technologies de destruction, plongent les peuples dans l’abîme et frappent encore plus nettement les êtres et les pays les plus pauvres. Les poubelles et les tas d’ordures deviennent des gisements de survie.

C’est la mobilisation de ces peurs individuelles et collectives qui facilite l’acceptation « des seuls moyens » draconiens préconisés par un discours « libéral » martelé : diminution de la solidarité, des programmes de santé, de l’éducation, des aides aux chômeurs, de la lutte contre les inégalités, allongement du temps de travail… Les médias sont constamment utilisés pour conditionner l’opinion publique.

Une opposition asphyxiée, une démocratie court-circuitée, ces traumatismes profitent au système dit « libéral ».

Cependant, autre paradoxe d’aujourd’hui, alors que triomphent le libéralisme et l’ordre sécuritaire sous domination américaine, un nouveau monde semble émerger, encore timide, dispersé, et qui n’a peut-être pas encore pris conscience de sa force : en Amérique latine, avec de nouvelles formes de lutte des classes et des premières victoires étonnantes, par la voix des élections et des réformes démocratiques, mais aussi en Asie, et en Afrique, où des voix nouvelles pour un autre monde, souvent féminines, se coordonnent.

Partout des révoltes traduisent les refus de la pauvreté, de la pénurie alimentaire, des discriminations, des inégalités. Les révoltes urbaines, comme celles que la France a connues en 2005, expriment de plus en plus, dans une montée inégalée et majoritaire de la vie urbaine à l’échelle mondiale, l’aspiration à vivre autrement.

Ce sont là des nouveaux points d’appui pour toutes les contestations populaires, alors que les États-Unis prétendent régenter le monde et imposer l’ordre néolibéral par la loi du plus fort, souvent par la guerre. Ce chantage impérialiste est terrible : comment oser se confronter à une telle « puissance » sans risquer un nouveau séisme mondial ? Comment lutter en réfutant le choc des civilisations et en réfutant d’être assimilés aux adversaires du « monde libre » ?

Aucune école n’apprend à provoquer le surgissement d’une autre logique dans le vacarme et l’évidence du quotidien le plus injuste. À nous de le faire surgir.


Une autre logique de société

Des points d’appui ne manquent pas, même si, les unes à côté des autres, des luttes fortes restent trop isolées malgré la sympathie qu’elles soulèvent.

Rappelons-nous de quelques jalons importants. Les combats de salariés, des syndicalistes qui savent montrer par quels chemins de redistribution des richesses passe l’avenir des retraites et de la protection sociale ; les actions de désobéissance civile (RESF, les robins des bois contre les coupures d’électricité, les actions antipub…) ; des associations de chômeurs et de précaires qui portent de véritables alternatives de société, des collectifs de mobilisation pour un secteur financier public ou pour le droit d’accès aux soins, des collectifs et associations qui portent le droit au logement, le droit à la mobilité et aux transports. Tous se heurtent au « mur de l’argent » et de ses agents politiques.

Mais nous ne voulons pas oublier l’essentiel : ils portent la richesse humaine et sociale, marquent la possibilité de changer ce monde. C’est souvent le cas des luttes d’entreprises : celle des syndicalistes d’Elf-Total contestant la direction de l’entreprise devant l’assemblée des actionnaires, ou celle d’Aventis mettant au jour comment leur entreprise devrait produire des médicaments utiles au lieu de supprimer des emplois au nom des intérêts des seuls actionnaires. Combien de mobilisations de salariés montrent la volonté de faire exister une conception du travail pour des biens communs et pas pour la marchandisation ? Des agents d’EDF ou de GDF en passant par les cheminots jusqu’aux enseignants et chercheurs ; des salarié-e-s de la santé aux travailleurs sociaux refusant un rôle répressif ; des luttes contre la malbouffe à la contestation des décisions scientifiques et techniques au contrôle citoyen sur une science par trop dominée par les financiers… Dans sa ténacité, l’action des faucheurs d’OGM en a fait la démonstration, des champs aux tribunaux et finalement au Parlement. Nous avons tous les moyens d’une autre logique de société.

Ce sont d’abord les espoirs et les valeurs si largement partagés de justice, de paix, d’égalité, de liberté, la volonté d’être des individus, l’affirmation de l’humain contre le toutmarchandise, la revendication d’une vie de qualité, la perception des limites de la société de consommation, la volonté de se soucier de l’avenir de la planète quand les dirigeants des entreprises le méprisent à ce point.

Le monde regorge de créativité culturelle, d’inventivité, d’innovation, d’espaces de partages et de valorisation. Dans le champ culturel, malgré toutes les tentatives de normalisation, s’expriment « l’être humain libre », les personnalités, les identités, toutes plurielles et complexes. Elles se combinent, convergent et parfois se rassemblent pour revendiquer une haute idée de l’humanité. Le positif de l’individualité, par opposition à l’égoïsme, c’est encore le refus de toutes les dépossessions, la volonté de reprendre la maîtrise de son avenir. Quant au système de représentation politique, sa crise profonde vient de ce qu’au lieu d’être le moyen d’expression de tous les besoins et de toutes les recherches de solutions solidaires, au lieu de favoriser l’appropriation par tous des savoirs et des pouvoirs, il dépossède l’immense majorité des citoyens. Le vote, sans maîtrise publique des décisions techniques, scientifiques, sociales, économiques, tend à perdre le sens d’une expression individuelle et collective pour une conception de la société, au profit du choix entre des individus cherchant à s’affirmer.

Dans cette société du mépris, de soi-même et de l’autre, dans ce système de domination, les conflits de classes prennent des chemins, occupent des espaces, mobilisent des partenaires, s’organisent des modes nouveaux, dont il faut décrypter la portée.

Cependant, par des lois encore accrues par les États et l’Union européenne, le Nord se ferme au Sud : les échanges humains se trouvent de fait interdits, les études, la libre circulation (cf. la Charte des droits humains de l’ONU en 1948), le droit à une vie privée et même les mariages mixtes, via les lois sur l’immigration. Deux catégories de personnes sont définies, dont l’une est instrumentalisée à sa seule fonction économique immédiate, ne disposant pas des droits universels réservés désormais aux citoyens « de souche ». C’est par la loi encore que sont orchestrées la peur d’exister et d’avoir une vie sociale, les expulsions, la suppression des droits du travail, avec les conditions mises à la régularisation des sans-papiers et le refus qui leur est opposé.

Cependant, de nouvelles solidarités émergent. Elles impliquent des couches sociales passées de la peur de l’autre et de l’esprit de division à la conscience que nous ne pouvons vivre ensemble que si nous sommes tous égaux et que nous soyons au clair avec notre passé colonial et ses manifestations persistantes, telles le racisme et les discriminations. Il en va ainsi des actions menées contre la chasse aux enfants de sans-papiers, par exemple.


Face à l’idéologie libérale, le combat pour l’émancipation

Au sein des nouvelles formes de lutte pour la dignité et pour les droits se forge l’idée que nous participons à une même société et que l’absence des uns serait préjudiciable à tous les autres. Ce sont les luttes des dockers, des travailleurs et travailleuses sans papiers (de la restauration, du bâtiment, du nettoyage, des services à la personne…) et les luttes pour le logement avec les sans-domiciles, les mal-logés et les squatteurs.

Des luttes moins visibles mais de grande importance se mènent aussi pour que la ville et l’espace urbain ne se développent pas en confortant les séparations et les fractures spatiales et sociales.

Ces engagements sont tantôt institutionnels avec le rôle particulier des élus locaux de gauche : des efforts pour maintenir des politiques culturelles ambitieuses à la rénovation des quartiers populaires, au travail sur les centres villes, le dynamisme urbain des villes populaires, le logement social, l’école et l’université au service de la réussite de tous, des transports accessibles partout, des services publics bien répartis…

Il y a aussi les squats sur l’espace public, l’occupation des délaissés routiers, en marge de la ville, constituant de véritables bidonvilles, par des Rroms ou des travailleurs pauvres exclus du logement.

Et les luttes des jeunes, dans ce pays plus encore qu’ailleurs rejetés lorsqu’ils viennent des quartiers populaires, sont elles aussi porteuses de valeurs, de dignité, de l’exigence d’exister. Ce sont les lycéens, les universitaires, les étudiants, qui demandent les moyens pour participer à la construction d’un avenir, y compris à long terme avec la recherche, la lutte victorieuse contre le CPE, les McDo refusant la précarité organisée…

La force de ces mouvements revendicatifs témoigne que l’esprit critique et les convictions qu’un autre avenir est possible sont d’actualité au sein d’une jeunesse pourtant sans cesse sollicitée pour enterrer Mai 68 et intégrer définitivement le moule libéral.

Il importe aussi de décrypter de ce que disaient les révoltes des quartiers populaires de 2005, à la fois expression d’une défiance envers toutes les institutions et d’une immense colère contre toutes les relégations économiques, sociales, culturelles, les fractures que les politiques menées depuis les années 1980 n’ont jamais permis de dépasser. Il est désormais déterminant de prendre parti face aux violences policières et aux violences d’État, de réfuter les surenchères sécuritaires et xénophobes, souvent associées, et d’aider à ce que la colère sociale prenne force revendicative et force politique.

Ainsi, dans le domaine de la santé la casse des services publics a amené à recourir à des spécialistes étrangers (médecins et infirmières), qui revendiquent leur droit à l’égalité. Précarisés par l’État, ils sont soutenus car reconnus par les patients pour leur valeur. Nos gouvernants font le choix de la répression et non de l’éducatif, le choix de la sanction et de l’enfermement, et non de la confiance, le choix des oppositions entre les gens, du refus de la culture, et non de l’intelligence… Le choix du strict minimum comme horizon de vie, des « paniers » de services, et des « filets de sécurité ».

Et pourtant, on assiste partout à la démultiplication d’une éducation populaire moderne (universités populaires et citoyennes, cafés philo, ciné philo, cafés culturels…), qui se cherche dans ses formes mais qui déjà diffuse en réseaux multiples des idées, de la réflexion, de l’analyse individuelle et collective, de l’esprit critique.

Mondialement aussi, des luttes nouvelles mobilisent, exacerbées par le décalage indécent entre la recherche de profit, (par exemple sur les médicaments auxquels l’accès est vital pour des millions d’individus) et les besoins humains, élémentaires. En témoignent les émeutes de la faim pour cause de cotation des céréales en Bourse depuis qu’on utilise les ressources alimentaires en carburant. Mais aussi les jeunes à la recherche d’une vie meilleure et finissant assassinés dans des bateaux de fortune ou sur les barbelés de Ceuta et Melilla ; les spoliés des subprimes ; l’eau privatisée et souvent détournée pour assujettir, qu’il s’agit à l’évidence de considérer comme un bien public universel à préserver ; ou encore l’économie (d’État) des armes et de la drogue.


Pour une gauche de transformation sociale et écologique

Devant ce paysage de contraste, vraiment, une impression frappe : « L’homme naît libre, et partout il est dans les fers », comme pouvait dire Rousseau (Le Contrat social). Alors que le monde marche à ce point sur la tête et de manière aussi insupportable, au sens propre, comment se fait-il que perdure la domination des maîtres du monde ? Pourquoi sommes-nous politiquement battus, avec des régimes de droite particulièrement violents (Sarkozy, Bush, Berlusconi et bientôt quelle Mme Thatcher ?) dans des processus démocratiques ? Quasiment partout, l’absence de projet alternatif de gauche, le renoncement des forces socio-libérales et la faiblesse des forces de transformation sociale et écologique ne leur ont-elles pas ouvert la voie ?

Où sont passés les perspectives, ou l’espoir de construire un avenir meilleur ? Le grand problème posé est donc : comment passer de la colère sociale à la réalisation d’une politique conforme aux attentes ? Or, le monde du travail vit dans un univers de morcellement. Il s’agit de passer d’une expérience fragmentée de la vie à une demande globale et cohérente à l’égard de l’organisation sociale et politique.

Ce système social, économique, politique n’est pas aménageable, car il est un système de domination dédié à l’accaparement par quelques-uns des richesses du monde. Liberté et libéralisme économique, égalité et capitalisme mondialisé s’y contredisent frontalement. Les ruptures sont nécessaires. Elles s’expriment déjà dans les révoltes qui révèlent les contradictions du système.

Retrouver les fondamentaux, c’est savoir reconnaître, puis porter jusqu’au bout du changement la nouveauté des propositions forgées par les luttes. Pour une société régie par une autre logique.

L’économie gouverne nos sociétés, nous enseigne-t-on. Comme si les choix politiques, sociaux, économiques, scientifiques et techniques ne dépendaient pas de quelques centaines ou milliers de puissants dirigeants de multinationales exerçant leurs pouvoirs à travers des rapports de dépendance et l’utilisation à leur profit d’institutions internationales. Nous ne pouvons nous laisser dominer par ce qu’il faut bien appeler une « classe » La révolte, le refus, les résistances, qui dans la réalité font bouger le monde, n’appartiennent pas à l’ordre économique. Et celui-ci doit être encadré par toutes les formes de socialisation et de démocratisation. C’est l’une des conditions décisives pour pouvoir proposer des biens utiles écologiquement et socialement.


Une autre citoyenneté

L’émergence d’une citoyenneté plus exigeante donne une dynamique nouvelle aux luttes pour la transformation sociale et écologique, plus créative. Celle-ci se décline d’abord dans la possibilité d’être avec les autres, à égalité, dans une même société riche de nos diversités. Elle suppose que tous les étrangers aient les droits civiques et, à leur demande, les droits politiques. Ce faisant, cette nouvelle citoyenneté donne d’autres formes aux conflits de classes.

Le développement économique capitaliste s’englue dans cette contradiction, au moment où il se déploie en capitalisme immatériel, cognitif, avec une emprise de plus en plus intime sur les compétences humaines. Choisir l’angle de vue de l’humanité, de la réponse à ses besoins et ses aspirations, telle est la seule modernité durable. Elle peut passer, aujourd’hui, par les forums sociaux mondiaux, régionaux, par les mouvements écologiques et pour un autre type de développement ; car ceux-ci, en lien avec les mouvements syndicaux et tous les mouvements populaires, doivent être écoutés par des institutions internationales réformées dans le respect des droits humains, de l’environnement et de l’avenir de la planète.

Une gauche digne de ce nom ne saurait se positionner en gestionnaire humanitaire dans un système qui nie l’humain. Ce serait refuser aux résistances et aux révoltes sociales et écologiques leur sens et leur force aux valeurs de l’humanisme. Ce serait refuser une traduction dans le champ du politique ; refuser une véritable modification des rapports de forces ; refuser à tous ces petits ruisseaux de se rassembler dans la possibilité d’un avenir humain. Militantes et militants, organisés ou pas dans des partis politiques, citoyens, il faudra bien tirer au clair la crise durable des vieilles formes d’organisations politiques. Résumons quelques éléments de ce débat. L’un des premiers, vient de l’absence, depuis des années, de la part des partis de gauche de véritables propositions connues pour changer ce monde, alors même qu’ils en critiquent les politiques de droite. Veut-on reconnaître vraiment le droit à l’emploi et à de nouvelles conditions et rapports de travail ? Y voyons-nous la condition pour socialiser les richesses et les moyens de produire ? Peut-on prendre en compte à la fois des richesses sociales et collectives et un monde vivable ? Ou bien faut-il déléguer ces soucis à des « experts » qui prendront en charge l’art du possible dans le cadre du système ?

De même, pouvons-nous développer à l’échelle mondiale une politique économique, sociale, culturelle, énergétique, écologique différente, et construire de nouveaux rapports Nord-Sud et un monde de paix ?

Une mobilisation pour éradiquer la menace permanente de guerre est-elle réaliste ? Une socialisation et une démocratisation des principaux moyens de production, et d’échange restent-elles d’actualité, ou bien la gauche se contente-t-elle d’être un discours secondaire vaguement correctif et faiblement audible parmi les gestionnaires d’un monde capitaliste continué. Ce débat est la condition pour ne plus gaspiller l’avenir de la planète et selon les réponses à ces questions, une nouvelle société se profile ou non. Voilà qui justifie une construction politique prenant sa place dans les mobilisations tout en poursuivant une élaboration culturelle et politique. Transformer le monde ne peut se faire sans un concert à plusieurs voix.

Nous avons eu affaire à des partis d’encadrement de masse et de délégation de pouvoir qui ont été au fil du temps transformés par les institutions politiques que ces partis visaient initialement à transformer. La notion même de représentation politique s’est modifiée dans le sens d’une séparation accrue représentants-représentés.

Cela peut-il changer ? De nombreux membres de ces partis, des élus, en discutent, plus encore de personnes hors de ces organisations. Certains explorent ou expérimentent des formes nouvelles de démocratie active. Chercher à reconstruire les perspectives politiques passera par ces discussions, brassant des cultures complémentaires, de l’écologie politique à un marxisme critique renouvelé, mais aussi des exigences du féminisme et des réformes radicales permettant la diversité des aspirations des êtres humains en temps libre et en diversité des relations.

Ne pas refermer ces questions fera dépasser la crise des partis de la gauche : ni clos dans la gestion, ni clos dans la dénonciation sans perspective. Mais, alors, de tels partis seront capables de ne pas s’enfermer dans les promesses de « la croissance » pour participer à une lutte sociale et écologique d’importance : remplacer le système capitaliste par d’autres objectifs historiques, Une nouvelle culture de lutte, pour sortir des menaces de la barbarie : au nom de l’avenir de la planète et d’un principe simple selon lequel l’épanouissement de chacune et chacun est la condition pour la meilleure vie et l’enrichissement de tous et toutes.

Les formes de partis, d’organisation, de mouvement, évidemment, doivent donc être discutées : il s’agit bien de construire un espace politique nouveau.


Construire maintenant un processus ouvert

Ici et maintenant, sans attendre, il est urgent de se rassembler et de construire ensemble les éléments cohérents d’une autre vision de la société, d’un autre projet politique, à la fois concret et porteur d’une vision de l’homme. L’urgence est là, dans ce décalage insupportable entre l’espoir qui se construit notamment dans les luttes, et l’absence de construction politique.

La question politique devient à la fois la question des pratiques démocratiques, de la lutte pour la réaffirmation de la démocratie pour toutes et tous, et la question d’une utopie concrète, c’est-à-dire de la possibilité de situer l’immédiat dans la perspective d’une autre organisation sociale où les aspirations deviennent force motrice de la société. Cette organisation doit permettre à des situations diversifiées voire éclatées de produire du commun.

Cette question est celle du ou des pouvoirs. Elle implique de s’interroger de manière critique sur ce qui relève de la dépossession et de la domination, que ce soit le modèle de l’État ou celui de la propriété des leviers de l’économie. Il devient donc nécessaire de penser dans le mouvement l’émancipation de chacune, de chacun, et l’Europe, le monde.

Rendre accessible à la citoyenneté les pouvoirs d’élaboration, d’intervention et de décisions passe par une conception de la politique qui considère que tous les mouvements sont potentiellement producteurs de politique. La gestion collective et démocratique de nos sociétés est non seulement possible par la diffusion des savoirs mais aussi nécessaire : un petit groupe de spécialistes ne peut prétendre à la capacité suffisante à la gestion des systèmes de plus en plus complexes ; l’incapacité à assumer les nécessités écologiques en est un exemple dramatique. Les moyens pour un contrôle collectif, socialisé et démocratique sur les nouveautés scientifiques et techniques doit faire partie des garanties institutionnelles et de la diffusion des informations et de la culture.

La gauche se doit de sortir des ambiguïtés, de s’extirper des dominations idéologiques, pour s’attacher aux grands enjeux du nouveau siècle. Une gauche porteuse d’alternatives à ce système doit refuser le ralliement au néolibéralisme dont les partis socialistes ont porté la responsabilité depuis des années. Les résistances humaines sont, l’histoire nous l’a appris au travers des cataclysmes aux dimensions mondiales, les meilleurs garde-fous contre l’emballement des logiques inhumaines. La gauche à transformer et rassembler ne part pas de zéro. Elle a su dans les temps les plus difficiles de l’histoire du monde, assumer la responsabilité des valeurs qui font de l’individu un insoumis. Dire non et contre-proposer.

Mais, quand les rapports de force sont là, le capitalisme parvient à s’approprier les limites salutaires que posent les consciences humaines, réussit à prendre une autre figure quand il ne peut plus « aller trop loin » sans casser la corde, Le peuple de gauche, lui, reprend trop souvent ses résistances et ses luttes à leur point de départ. Nous ne devons pas faire comme si la restauration du passé était notre but.

De nouvelles formes d’organisation sont nécessaires pour constituer et consolider un mouvement ouvert et multiforme, réactif, démultiplié, ainsi que de nouvelles formes de militance. Quelle difficulté d’abandonner un vocabulaire guerrier qui met en évidence davantage une discipline de soldat que la créativité foisonnante d’un mouvement qui s’invente ! Et dans le même temps, comment ne pas se raconter d’histoires sur la confrontation nécessaire avec des intérêts et des logiques qui ne cessent de passer l’homme et l’avenir de la planète par pertes et profits !

L’heure est à développer des réseaux permettant à chacun de participer au « tous ensemble », d’exister au travers de la circulation de tout ce qui aide à comprendre et à agir à égalité, avec toutes nos intelligences réunies.

Il faut aussi développer des espaces de rencontre entre les cultures et les expériences politiques, en encourager le métissage, tourner la réflexion critique vers l’action pour trans former concrètement la réalité, inventer de nouvelles pratiques diffusant les pouvoirs, du niveau local au niveau global.

D’où l’idée de préparer et réaliser, unitairement et au plus tôt, des États Généraux de toutes les forces, groupes de militants, réseaux de mobilisation, courants, partis, qui refusent que la gauche continue d’être dominée par le social libéralisme.

Nous émanons d’une diversité d’origines politiques, syndicales, associatives. Mais nos expériences récentes, y compris électorales, faites d’échecs et de reculs, nous amènent à penser qu’il faut faire autrement. Nous assumons donc notre diversité comme une richesse et un atout pour que la diversité des dominés puisse construire un projet solidaire et une force politique. Nous souhaitons que cette diversité ne cesse de s’élargir.

Avec cette contribution, en convergence avec les espaces existants et les initiatives comme celle lancée par Politis, nous voulons « mettre en actes » politiques dès maintenant, sans attendre, dans un processus de construction qui s’inscrit dans la durée, y compris dans le temps électoral.

Nous avons conscience que les difficultés sont nombreuses et qu’il nous faudra trouver des formes vivantes d’organisation en réseau qui permettent de préserver avec l’action collective, la créativité et la novation de la révolte individuelle qui font gagner David face à Goliath. Et parvenir à se garantir de ne pas se laisser « vampiriser » par les formes anciennes et dominantes du pouvoir.


La rue, les urnes

Il y a tant à transformer ! Et tant d’énergies à mobiliser, qui ne le feront que pour avancer un projet de transformations dont les divers aspects peuvent être portés ensemble tout en ayant des histoires et des origines différentes. Unir des différences autour d’objectifs communs, développer une solidarité des luttes et discuter publiquement des objectifs qui rassemblent, voilà la forme de construction qui peut donner l’impulsion et contribuer au changement de société. En développant cette dynamique en France, comme en Europe pour les prochaines élections européennes, et en dialogue permanent avec l’ensemble des forces des Forums sociaux.

Les échéances européennes – du début de la présidence de l’Union par Sarkozy, le 1er juillet 2008, à la tenue des élections au Parlement européen en juin 2009 – constituent un terrain essentiel pour la construction d’une alternative politique.

Elles le sont parce que le libéralisme ne connaît pas les frontières nationales et parce que la construction européenne telle qu’elle est orientée constitue un vecteur essentiel de légitimation de la casse du modèle social français, sur fond de dépossession des citoyens et d’affaiblissement des États.

Elles le sont parce que les solutions à inventer – pour la paix, le développement humain, social, économique, culturel, etc. – doivent être solidaires et que les batailles à livrer pour une réorientation fondamentale de la construction européenne supposent des mobilisations transnationales, et de plus en plus globales.

Elles le sont parce que face au capitalisme sans rivage, à la « guerre des civilisations », aux logiques néocoloniales, l’Europe pourrait être un acteur majeur pour qu’un autre monde soit possible.

Elles le sont parce que des forces existent dans tous les pays de l’Union pour d’autres choix, et seule leur convergence peut ouvrir de nouveaux horizons, dans le prolongement des mouvements sociaux actuels.

Elles le sont enfin parce qu’il importe que s’expriment jusque dans les institutions, notamment au Parlement européen, les voix des sans voix, pour conquérir des droits, mettre la construction européenne au service des êtres humains plutôt qu’au service des multinationales, et changer les rapports internationaux.

C’est bel et bien un projet populaire pour une alternative en Europe qu’il s’agit de travailler. Pour mener ces combats, comme pour développer les formes de solidarités dans les luttes ne séparant pas la résistance des contre-propositions alternatives, il faut s’appuyer sur le neuf, entraîner de vieilles formes d’organisations et parvenir à un espace politique de type nouveau, une formation politique dont le besoin est visible. Nous agissons donc sans attendre.


Pour un cadre d’action unitaire

Il s’agit dans un premier temps de créer un cadre d’action, de réflexion et d’expression politique ; il regroupe les citoyens qui y adhèrent, qu’ils soient ou pas membres d’organisations, celles-ci s’inscrivant au sein de ce cadre politique pour y apporter leur expérience, prendre leur place dans les activités, qu’il s’agisse du soutien aux luttes et aux résistances, de l’élaboration de contre-propositions, ou de la préparation des échéances électorales, européennes, puis régionales.

Il sera évidemment entendu de laisser subsister, autant qu’ils le souhaitent, les divers courants, tant que l’expérience ne les conduit pas à fusionner ou à se dépasser. Les cultures politiques peuvent bouger et s’enrichir progressivement, en lien avec la pratique. Voilà l’urgence : un cadre inscrit dans la durée, fondé sur des engagements communs dès maintenant et permettant à terme un rassemblement politique, un espace politique nouveau Face aux enjeux du monde, une démarche de transformation sociale portée par la gauche est nécessaire, et même salutaire. Donnons-nous en les moyens. C’est à cela que nous voulons travailler avec tous ceux et toutes celles qui pensent qu’il est grand temps de réinvestir l’espoir d’un monde meilleur, du progrès, en choisissant le seul point de vue qui le permette : celui de l’humain.







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