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Ethique et écologie 19 octobre 2005

DEFI ECOLOGIQUE, MONDIALITE ET SENS DE LA RESPONSABILITE


Extraits de "L'échelle du Monde", début du chapitre 2, octobre 2004

Revenons sur l'écologie qui n'est pas un sujet banal. Malgré l'incrédulité qui continue d'opérer dans ce domaine, nous savons avec certitude que c'est le devenir de la vie sur Terre (mais aucunement de la nature dans son immensité et la diversité de ses formes) qui est en jeu. Hans Jonas, en énonçant un principe, qualifié par lui de Principe Responsabilité[1], avait clairement posé cet enjeu dès 1979 : nous avons à répondre aujourd'hui de la survie de l'humanité, et plus largement du maintien de la vie sur Terre. Nous avons à répondre de l'existence des générations futures.


1. L'ampleur du défi.

Cette immense question pointe l'un des grands points faibles de la trajectoire de la modernité, dans l'occident né de l'industrialisme capitaliste : la prétention à dominer et s'asservir la nature, elle-même posée comme pure ressource, mise et posée là, pour que l'homme en profite, selon le principe absurde qui voudrait que la Nature ait été " créée " pour que l'homme y réalise ses fins.

Il faut préciser d'entrée de jeu ce que l'on signifie par nature : celle-ci n'est pas autre chose que l'univers en expansion et transformation continues et ses formes particulières d'existence, lorsqu'on se limite à la nature terrestre. Sans cesse se produisent, au sein de cet univers, des catastrophes sans commune mesure avec ce que l'homme peut, dans ses pires moments de folie, provoquer. L'humanité n'a, d'aucune manière, le pouvoir de détruire la nature, ainsi entendue. Si nous imaginons - ce qui est déjà une certitude - que l'homme a désormais le pouvoir de détruire toute forme de vie humaine sur Terre, et que les mutations en cours, ne serait-ce que climatiques, vont dans cette direction, ce ne sera qu'une minuscule altération dans l'univers. La nature prendra simplement une autre forme sur notre planète.

Ce n'est rien moins que le devenir de l'humanité qui est en jeu, mais ce n'est rien plus. Et lorsque nous nous préoccupons la nature environnante, nous manifestons le souci de préserver ou rétablir une nature qui corresponde à la possibilité de l'existence humaine.

Les réflexions établies à partir du livre de Jonas sur les risques qui touchent à la survie de l'humanité (détérioration du climat, de l'air, de l'eau, manipulations génétiques, accidents nucléaires, etc...) nous permettent d'arriver aux conclusions suivantes :

1) Elles renforcent la conviction selon laquelle le temps-devenir[2] est plus important à considérer, à l'échelle de l'évolution du monde, que le temps spatialisé, le temps que l'on mesure par l'horloge et la datation sur un calendrier et ceci contrairement à ce qui est actuellement la pratique dominante. Il est beaucoup plus décisif de se déplacer dans le devenir que dans l'espace de l'avenir calculé et de la montre. Portons une attention particulière à l'adjectif utilisé par Jonas et que nous reprenons pleinement à notre compte.

Jonas parle, dans son ouvrage, de "survie indéfinie de l'humanité sur Terre". Indéfinie ne veut pas dire infinie bien entendu, et moins encore éternelle. Il signifie la permanence de la survie, selon une temporalité qu'on ne peut et ne doit pas définir quantitativement. Il serait absurde d'avoir ici recours au temps spatialisé, et d'énoncer une date du type :" la survie de l'humanité jusqu'en l'an 5000 ". Le temps est indéfini du point de vue de l'usage spatial qu'on en fait habituellement. Par contre, du point de vue du temps-devenir, cet adjectif a une signification très précise. Il signifie à la fois :

- une permanence de la durée : ici, une permanence de la survie de l'humanité,

- un prolongement indéfini dans le futur.

On pourrait dire : une survie de l'humanité (et de la vie terrestre équivalente) du plus longtemps possible, pour le temps le plus long qu'il est en notre pouvoir d'agir. Cet enjeu est présent : si la survie globale et future de l'humanité pose d'ores et déjà question, c'est actuellement que des millions de personnes meurent déjà - de la famine, du Sida, des sécheresses -, pour des causes provoquées par l'action humaine. C'est aussi que les manipulations génétiques se développent déjà dans des directions qui peuvent aboutir à des processus de sélection et d'uniformisation des corps, retrouvant les pires délires des nazis. On retrouve ici très exactement la double signification du mot "durée" telle que Bergson[3] l'emploie : la durée est à la fois permanence et avancée (conjecturée) dans le futur du fait du flux incessant de mutations qui caractérise le monde réel.

2) Elles nous permettent d'insister sur la relation entre " événement " et " temps long ". Si la référence aux événements manque totalement, sur un plan conceptuel, chez Jonas, on voit bien néanmoins son importance. C'est bel et bien actuellement, face à tel ou tel événement (Tchernobyl, l'avancée des déserts, les difficultés croissantes à respirer dans les grandes mégalopoles, les inondations à l'ampleur inédite .) que nous pouvons solliciter le temps long de manière active. L'événement ne prend sens que dans la double direction du devenir que l'on peut humainement lui assigner : la remontée vers son passé virtuel, le prolongement imaginé vers son advenir (l'un des advenirs possibles). Le devenir se joue toujours au présent : c'est au présent que nous devenons. C'est au présent, par exemple, que je vieillis. Mais ce présent consiste en une tension entre deux mouvements : une actualisation du passé, que nous pouvons penser grâce à la mémorisation et à la remontée intellectuelle vers ce passé, une anticipation imaginative du futur, qui se forme autour de la question : qu'allons-nous devenir?. C'est au sein de cette tension présente que nous pouvons envisager des possibles et réaliser des choix.

Les événements qui marquent actuellement le réchauffement du climat sont typiques de la liaison que nous pouvons symboliquement établir entre actualité et temps long. D'un côté, les phénomènes dont nous prenons conscience et connaissance actuellement ont probablement commencé à s'engendrer il y a plus de deux siècles : c'est ce que les scientifiques affirment de manière convaincante. Le réchauffement artificiellement provoqué du climat et l'effet de serre ont probablement commencé à se produire dès les débuts de l'ère industrielle. Si nos prédécesseurs ne pouvaient pas le savoir, nous le savons aujourd'hui et nous pouvons reconstituer la virtualité causale qui a conduit à une augmentation progressive du taux d'oxyde de carbone dans l'atmosphère.

Mais, d'un autre côté, nous pouvons donner sens à l'anticipation que nous faisons, sur longue durée, d'une prolongation de cette tendance, avec une série d'effets cumulatifs et très difficilement réversibles. Une telle anticipation est nécessairement marquée d'incertitude. Mais l'important, socialement et humainement parlant, réside dans la possibilité de l'opérer et de réfléchir dès lors à l'agir que nous pouvons mobiliser, actuellement. Par exemple, comme nous l'avons indiqué dans le chapitre précédent : les scientifiques ne connaissent pas encore les causes exactes et les effets possibles du déchirement de la couche d'ozone et ne comprennent pas pourquoi le "trou" change de taille selon les périodes. Il n'est pas à exclure que les effets de cette déchirure soient à la fois beaucoup plus intenses et rapides que le développement de l'effet de serre, comme il est possible qu'il n'en soit rien. Par contre, nous sommes certains du phénomène et de ses conséquences possibles en matière d'affections du corps par le rayonnement solaire. Il est clair que cela nous impose, à la fois d'intensifier les recherches scientifiques et de tout faire, dans l'état actuel des connaissances, pour infléchir cette évolution.

L'événement est un inducteur de la réflexion et de l'action actuelles, événement dont la contre-effectuation (que faire, face à lui?) est symboliquement prolongée dans ses effets sur le temps long, à condition de la saisir pleinement dans ses virtualités et dans la capacité spécifiquement humaine à lui donner sens. Et donc à la placer comme question politique. L'action politique se situe sur ce type d'enjeux, à l'intersection précise entre événement et temps long, indéfini. On pourrait penser, par exemple, qu'un gouvernement courageux et responsable prendrait la décision d'interdire immédiatement la circulation des voitures polluantes, quitte, par cette mesure, à inciter les constructeurs automobiles à faire l'effort pour proposer réellement une voiture intégralement propre. Cet exemple ne milite pas pour un régime autoritaire : on peut placer ce type de décision au sein d'un débat argumenté. Et les partisans d'une telle décision n'auraient rien à craindre des échanges d'arguments. Mais la responsabilité voudrait que le débat débouche sur une décision très rapide.

Le propre du temps-devenir, nous le mesurons ici, est qu'il est un temps de mutations. Lorsque nous savons que ces mutations vont, de manière cumulative, vers une dégradation, nous devons agir de manière urgente sur le cours de ces mutations. La spatialisation du temps, le "remettre au lendemain", devient un très mauvais référent. Nous le devons éthiquement parlant (avant que cela ne se traduise en termes de loi et de droit). Si l'on peut dire que l'humanité a rendez-vous avec son propre avenir, c'est un rendez-vous qu'elle ne peut pas se permettre de manquer. Et ce rendez-vous, nous le vivons déjà dans l'actualité, dans les dégradations visibles et effectives. Et des dégradations en partie irréversibles.

3) Reste, bien entendu, l'importance de faire, de ce temps-devenir, un symbole social. Autrement dit, de placer toute action sociale ayant une incidence sur la survie de l'humanité sous le sceau de cette anticipation, en interrogeant notre "pouvoir faire advenir". Pour assurer une telle promotion, il faut que grandisse un acteur qui y soit particulièrement sensible. Puisque les gouvernements sont manifestement incapables d'agir de par leur propre volonté, puisque toutes les grandes conférences internationales au sujet de l'écologie échouent, puisque les partis écologiques sont engoncés dans leur propre institutionnalisation, puisque les entreprises n'agissent dans ce domaine qu'à petite dose, sans commune mesure avec le problème posé, cet acteur existe-t-il ?

Oui, il existe, de manière pratiquement faible, mais potentiellement puissante. Il existe déjà : il suffit d'être attentif aux milles et unes actions qui se préoccupent concrètement de la survie de la vie (et de la santé) sur Terre et de faire en sorte que s'instaurent, à vaste échelle, de nouvelles manières de penser, de nouveaux symboles sociaux et de nouvelles évaluations quant à la manière d'orienter notre agir collectif. Cet acteur, c'est nous.

Cela dit, la soumission de la nature environnante, destinée en principe au bonheur humain, a entraîné, par l'ampleur de son succès, qui s'étend maintenant à la nature de l'homme lui-même - l'homme étant nécessairement, ne serait-ce que par son corps, un être de nature, - le plus grand défi pour l'être humain que son faire n'ait jamais entraîné. Ce que l'homme peut déjà faire aujourd'hui et ce que par la suite il sera poussé à faire, dans l'exercice irrésistible de ce pouvoir, n'a pas son équivalent dans l'expérience passée. La terre nouvelle de l'agir collectif que l'humanité possède est encore une terre vierge d'une théorie éthique qui soit à l'hauteur de ce défi.


2. Les limites des éthiques traditionnelles.

Les éthiques traditionnelles ne pouvaient complètement anticiper sur les implications d'un tel défi. Un objet d'un type entièrement nouveau, rien de moins que la biosphère entière de la planète et la survie corporelle de l'humanité, s'est ajouté à ce pour quoi nous devons être responsables parce que nous avons pouvoir sur lui. Et un objet de quelle taille bouleversante, en comparaison duquel tous les objets antérieurs de l'agir humain ressemblent à des nains !

Nous suivons entièrement Jonas sur ce diagnostic qu'il avait posé dans son ouvrage : il ne s'agit pas ici d'un débat sur la probabilité ou non que tel ou tel phénomène se produise. Il suffit que le pouvoir existe, et que ce pouvoir contienne, en lui-même, la possibilité de tels anéantissements. L'ampleur du problème fait qu'aucun pari ne peut être tenu, aucun calcul de probabilité n'a de sens. Et Jonas ne doute pas un instant de l'irréversibilité du développement de ce pouvoir. C'est l'existence même de la vie terrestre qui est en jeu. Et si demain cette existence disparaît, il n'y aura plus lieu d'instaurer un débat. Il n'y aura personne pour le mener.

Notre responsabilité est engagée au présent pour l'existence future, et elle est d'autant plus pressante à formaliser que les hommes ne sont que très partiellement maîtres du cours du pouvoir qu'ils développent et des effets qu'ils génèrent. Jonas hésite à qualifier de quelle existence il s'agit. De l'existence de l'humanité certainement, mais, voulant éviter une vision anthropocentrique, il ajoute : de l'existence de la vie organique.

On peut bien entendu fantasmer sur les promesses de la technoscience et estimer que la destruction de la biosphère pourrait s'accompagner de la faculté de s'évader de l'attachement à la terre, et de coloniser d'autres planètes. On pourrait estimer que nos futurs descendants seraient des espèces de cyborgs, capables de s'adapter à des environnements inédits pour la vie terrestre, et qu'il faudrait tenir pour les héritiers légitimes de l'humanité. On peut tout dire et tout imaginer. Mais s'il n'y a plus d'existence humaine, cette imagination n'est qu'un pur exercice de style. On comprend que, d'un point de vue philosophique, de tels débats puissent avoir lieu . Et Jonas a voulu en tenir compte dans son ouvrage, en déployant un vaste effort pour se dédouaner à l'avance de l'accusation d'anthropocentrisme, et pour trouver, dans le respect de la nature pour elle-même, dans son être interne, des justifications aux questions éthiques qu'il voulait soulever. C'est d'ailleurs la dimension la plus contestable de son ouvrage. Il est inutile de s'évader dans des considérations métaphysiques pour affronter ce problème. Il est peu douteux que la survie de l'humanité représente une valeur très largement partagée, intégrée dans notre monde vécu et l'héritage de notre culture, le fruit même de la trajectoire historique de la civilisation moderne et qu'il est d'un médiocre intérêt de débattre de son importance. Même les plus cyniques d'entre les cyniques n'affirment pas que la survie de l'humanité ou, plus largement, de la vie terrestre équivalente, est dénuée de valeur et d'intérêt.

La seule question sérieuse est de savoir dans quelle mesure les humains sont capables de tenir compte de cette valeur dans leur conduite sociale actuelle. Et c'est sur ce point que l'ouvrage de Jonas est important. Ce n'est pas une question idéelle, mais pratique. Et c'est en ce sens qu'elle est éthique.

Peu importe, donc, à vrai dire le débat sur l'ampleur possible de l'anéantissement de la nature, du retour de l'être au néant. Dans l'horizon de pensée où Jonas se situe et qui est encore le nôtre, on devrait dire : plus que jamais (car 25 ans après la publication de son livre, le pouvoir du savoir social humain n'a fait que croître, dans le sens indiqué par Jonas), il suffit qu'existe simplement le pouvoir de détruire l'humanité pour que la question se pose et mérite qu'on s'y arrête. Face au péril de la destruction de l'humanité, la nécessité d'une nouvelle élaboration éthique.

L'éthique a affaire à l'agir. Pendant longtemps, les diverses élaborations éthiques, malgré leurs débats et leurs différences, ont partagé quelques points communs qui étaient associés aux dimensions de l'agir qu'elles entendaient gouverner.

Tout d'abord, en termes d'étendue, l'éthique se développait à l'intérieur du monde social humain, comme à l'intérieur d'une enclave particulière, ne touchant pas à l'essence des choses. L'immutabilité essentielle de la nature en tant qu'ordre cosmique étant en dehors du pouvoir pratique de l'homme, toutes les entreprises de l'homme mortel, y compris celles qui poussaient à intervenir dans l'ordre de la nature, se déroulaient dans un cadre délimité. L'éthique touchait à ce qui était mortel et changeant, contrastant avec l'ordre cosmique qui durait et demeurait en lui-même. Et le plus grand artefact que l'humanité ait construit est celui de cité ou plus largement : de société, de monde social, qui se présentait comme une sorte de bulle artificiellement produite au milieu de l'univers naturel. Les lois morales et politiques que l'homme pouvait se donner pour sa cité introduisaient des éléments de permanence, mais sur fond d'une absence de certitude à long terme, d'une précarité introduite par l'inconstance des relations entre humains, de telle sorte que les Etats ou les civilisations puissent connaître l'ascension, puis le déclin. L'éthique régulatrice d'une précaire stabilité dans l'inconstance de ces relations pouvait reposer implicitement sur une double certitude : la certitude de la permanence de la nature, la certitude de la permanence de l'être humain lui-même. La cité, telle que la philosophie grecque en a posé l'image, citadelle découpée dans le cosmos, fruit de sa propre création, fut clairement distinguée du reste des choses et confiée à ses soins. Elle formait, et forme toujours idéellement le domaine complet et unique de la responsabilité humaine. Au sein de la cité, donc au sein de cet artefact social où les hommes ont commerce avec les hommes, l'intelligence de l'inventivité doit se marier avec la moralité. C'est bien ce cadre interhumain qu'habite toute éthique traditionnelle et elle est adaptée aux dimensions de l'agir humain ainsi déterminé et délimité.

Quatre traits spécifient à la fois les dimensions de cet agir et les problématiques de l'éthique traditionnelle ainsi conçue :

1) Tout commerce avec le monde extra-humain, ce qui veut dire avec le domaine entier de la technè, était neutre du point de vue éthique, tant du point de vue de l'objet que du sujet d'un tel agir. De l'objet, parce que la technè n'affectait la nature des choses que superficiellement, la nature se préservant et se reproduisant d'elle-même, de sorte que la question d'un endommagement définitif de l'intégrité de cet objet, de l'ordre naturel dans sa totalité, ne se posait pas. On n'avait pas à projeter des questions éthiques sur ce domaine. Du sujet, parce que la technè était renvoyée au monde de la nécessité, était perçue comme un tribut nécessaire au progrès matériel de l'homme, mais n'emportait aucun projet auto-justificateur qui puisse concerner les " grandes affaires " spécifiquement sociales et humaines. Pendant que la technè apportait sa contribution, nécessaire mais ingrate, les débats politiques et éthiques pouvaient se consacrer à la noblesse de la praxis. Les relations humaines s'auto-justifiaient et semblaient emporter, tout à la fois la totalité des passions et la totalité des vertus. Le résultat est que la répercussion de l'agir humain sur des objets non-humains (on devrait dire : naturels, si on tient compte du fait que le corps humain était lui-même traité comme objet non-humain) ne formait pas un domaine de la signification éthique.

2) La signification éthique faisait partie du commerce direct de l'homme avec lui-même : toute éthique traditionnelle de la civilisation occidentale est anthropocentrique (en rupture, de ce point de vue, avec la cosmologie pré-traditionnelle des peuples dits primitifs ).

3) Pour l'agir dans cette sphère sociale et politique ainsi découpée, on estimait que l'entité " homme " (et la condition fondamentale de sa pérennité) est constante en son essence et qu'elle n'est pas elle-même un objet de la technè transformatrice. La constance de l'existence humaine en soi, et des qualités d'essence de la nature humaine, n'est pas interrogée : elle s'impose de soi. L'inconstance même des passions et défis jetés à la raison fait fond sur cette constance.

4) Enfin, et surtout, sur l'axe du temps, le bien-être et le mal-être, la polarité du bien et du mal au sein de la cité, dont l'agir devait s'occuper, étaient proches de l'action. La proximité des buts et donc la proximité de l'évaluation de leur valeur morale et éthique valaient pour le temps autant que pour l'espace. La portée spatiale de l'action était limitée. Mais plus encore l'évaluation de sa portée temporelle. Le laps de temps pour la prévision, pour la détermination des buts et l'imputation des actions était court, le contrôle des circonstances étant limité. Le long cours des circonstances et des conséquences de l'agir était abandonné au hasard, au destin ou à la providence. Pareillement, l'éthique avait affaire à l'ici et au maintenant, aux occasions telles qu'elles se présentent entre les hommes, aux situations de courte portée telles qu'elles sont typiques de la vie publique et privée. L'homme bon était celui qui répondait à ces occasions avec vertu et sagesse, qui en cultivait la faculté en lui-même, et qui par ailleurs se résignait à l'inconnu. C'est autour de la factualité du présent, et de la relation immédiate interindividuelle que l'éthique se développait. Tous les commandements et toutes les maximes de l'éthique traditionnelle, quelle que soit la différence de leurs contenus, présentent cette restriction à l'environnement immédiat de l'action. Ainsi, " aime ton prochain comme toi-même ", " fais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent ", " instruis ton enfant dans le chemin de la vérité ", " subordonne ton bien-être personnel au bien-être commun ", etc.

Dans toutes ces maximes, l'acteur et l' "autre" (le prochain en langage religieux ou l'autre citoyen du politique, ou l'autrui de la phénoménologie, etc.) de son action partagent le même présent. Ce sont les vivants actuels et qui, d'une façon ou d'une autre, ont commerce avec moi, qui ont droit à mon comportement éthique pour autant qu'il les affecte par le faire ou l'omission. Et lorsque la morale se formalise dans le droit, elle fait toujours référence aux relations avec un autrui qui est spatialement et temporellement proche, situé dans une relation immédiate avec l'auteur. Le crime, le vol, le mensonge, la violence de la haine (ou les vertus qui, inversement, se trouvent valorisées, celles de l'amour, de la probité, de la droiture, du respect de l'intégrité d'autrui) sont toujours situées dans l'espace et dans le temps, ici et maintenant.

Personne n'est tenu pour responsable des effets ultérieurs non voulus de son acte, dès lors que celui-ci est bien intentionné. Le "bien" ou le "mal" de l'action est entièrement décidé à l'intérieur d'un contexte de courte durée. Il est à la mesure de la brièveté du pouvoir imputable à un humain, pris lui-même de manière isolée, de façon non cumulative. On est à nouveau responsable de tout nouvel acte, dans l'horizon de cette brièveté, seule la répétition pouvant mener à une accumulation de peines ou d'opprobres. Le vol s'additionne au vol et le meurtre au meurtre, mais aucun processus cumulatif et auto-entretenu n'est passible d'un jugement moral. On juge au cas par cas.

Ces caractérisations relatives à la relation entre le domaine de l'agir humain et la façon de définir l'étique nous semblent d'une grande importance. Jonas examine en détail l'argument selon lequel certaines morales, et en particulier les morales religieuses, auraient dépassé ce cadre limité. Et il démontre, de manière convaincante, que les morales les plus universalistes et les plus orientées vers un salut extra-mondain (le paradis) restaient toujours centrées sur le comportement présent et la relation immédiate au prochain. L'ascète lui-même était centré sur son comportement ici et maintenant, et sur les effets directs qu'on pouvait en attendre, la contribution au salut (qu'il s'agisse de son propre salut ou du bien de l'humanité tout entière) n'étant qu'une extrapolation de la moralité intrinsèque à la conduite de vie immédiate. C'est toujours d'une situation interhumaine, au sein de laquelle on peut délimiter l'agir et son effet, dans une vision, non seulement anthropocentrée, mais individualisable quant à l'imputation morale (l'auteur et l'autrui), que l'on doit partir pour éprouver la vertu ou démasquer le vice. Avec chaque changement de situation, chaque acte recommence à zéro.

Cette éthique traditionnelle ignore la durée. Les occasions répétées, sur l'axe du temps spatialisé, qui, selon leur classe d'appartenance, proposent leurs alternatives d'agir - courage ou lâcheté, modération ou excès, vérité ou mensonge, etc. - restituent à chaque fois les conditions d'origine.

Or ce sont ces quatre caractéristiques qui " sautent " avec l'affirmation du nouveau pouvoir de l'agir collectif humain. Et avec elles, les définitions traditionnelles de l'éthique, même si elles gardent leur champ de validité immédiat pour réguler et orienter les relations sociales, deviennent radicalement insuffisantes.

On doit noter à quel point la situation actuelle est paradoxale : c'est au moment même où les fondements de cette conception traditionnelle s'effondrent, quant aux questions les plus essentielles pour le devenir humain, que se trouve porté à l'extrême, dans une partie des sciences sociales et dans l'analyse des formes de jugement, le culte de "l'action située", de l'ici et maintenant, de la délibération circonstanciée, de la pluralité des sphères d'évaluation. Mais il existe peut être une relation de cause à effet : parce que les grands problèmes nous échappent collectivement, et que nous n'avons même plus de corps unifié de valeurs susceptible de régler nos comportements (la guerre des dieux disait Max Weber), nous radicalisons, sous le faux couvert de la modernité, des comportements et visions du monde traditionnels. Cette fuite en avant, dans une thématique d'une autre époque, n'est plus seulement anthropocentrée. Elle devient terriblement égocentrée. Et il faut des trésors d'imagination, et des auteurs d'un niveau de spiritualité particulièrement élevé (comme Emmanuel Levinas), pour pouvoir poser que l'autrui est un autrui généralisé dont le regard ou la parole nous pousseraient sur la voie de la conscience . La morale qui est aujourd'hui effectivement étudiée et valorisée dans notre société est autrement plus mesquine.

Il est bien possible que la faillite en cours de l'éthique traditionnelle, qui a perdu la référence grecque à la cité authentique, soit plus grave et profonde que ce qu'en dit Jonas, entraînant avec elle, dans sa chute, un domaine que Jonas méconnaissait, celui des sciences sociales.

Les caractéristiques de l'agir qui poussent Jonas à rechercher une nouvelle issue s'opposent, trait pour trait, à ces quatre caractéristiques de l'éthique traditionnelle :

1) Le pouvoir de l'homme, stimulé par une vision instrumentale de la domination de la nature, et une progression incessante des technosciences, déborde de la cité (de la société strictement humaine) pour toucher aux conditions de reproduction et de devenir de la nature dans sa globalité (du moins, dans sa globalité terrestre). La technè - donc la technologie - ne peut plus être supposée neutre : l'objet dont elle met en cause l'existence fait retour sous la forme inédite suivante : la nécessité d'assumer notre propre responsabilité quant à la permanence de cette nature dont nous avons pu croire qu'elle était suffisamment forte et autonome pour entretenir la pérennité de cette permanence, dans et malgré la manière que nous avions de l'affecter (et de l'exploiter). La nature terrestre, en tant qu'elle est apte à générer et porter la vie humaine, est en péril. C'est, à travers les incessantes variations et cycles de la nature, ce type particulier de permanence qui est en question, qui n'est plus assuré. La permanence de l'air, de l'eau, des types et niveaux de radiations, des degrés de température, en tant que aptes à correspondre à la vie humaine.

2) L'anthropocentrisme marque ses limites radicales, non pas parce que nous devrions relativiser notre souci propre de l'humanité, mais parce que la vision anthropocentrée se retourne contre l'objet de son souci.

Ce n'est pas seulement la nature extérieure (la Nature), qui est en cause, mais notre propre nature ou, pour reprendre l'expression de Jonas, les attributs de l'humanité. Dès lors que l'humain peut à la fois être gravement affecté par une dégradation de l'environnement de la biosphère, et être refabriqué artificiellement par manipulations génétiques, nous ne contrôlons plus la manière dont nous agissons sur nous-mêmes, et aucune éthique n'est présente socialement pour guider notre conduite à ce sujet. Dans le meilleur des cas, nous voyons apparaître des "comités d'éthique", qui rédigent des rapports non diffusés et dont l'influence, sociale et politique, est particulièrement faible.

3) Sur l'axe du temps, la relation immédiate de l'acte à son effet éclate. Ce sont au contraire des relations de long terme qui doivent être prises en considération, et ceci en dehors de tout pouvoir de prévision assuré. Le paradoxe est que notre savoir devrait, en principe, être à la hauteur de l'ampleur temporelle causale de notre agir. Or tel n'est pas le cas : le savoir prévisionnel reste largement en deçà du savoir technico-scientifique qui donne son pouvoir à notre agir. Ou pour dire les choses autrement, notre puissance d'agir va bien au-delà de la connaissance que nous avons de ses conséquences. Notre agir engendre des effets et des conséquences, qui, bien qu'ils résultent de la manière dont nous agissons et dont nous opérons des choix qui nous sont imputables d'un point de vue logique, sortent, de par leur éloignement et leur incertitude quant à la connaissance que nous pouvons en avoir, des modalités classiques d'approche de la morale. Et ces conséquences sont, quant à leur ampleur potentielle, bien plus considérables que celles qui sont habituellement jugées.

On ne peut pas ne pas penser ici à cette phrase célèbre, que Jonas ne pouvait pas encore connaître : " responsable, mais pas coupable ! ". Cette expression, dont nous sentons bien à quel point elle est intolérable, condense la faillite même de l'imputation morale classique et du système juridique édifié à partir d'elle. Ce qui est mis en cause en même temps, c'est la vision de l'immédiateté et de la factualité de l'événement. Ce dernier n'est pas pris pour lui-même, dans sa durée réelle, dans la tension qu'il instaure entre le passé et le futur. Il est pris dans le présent de son occurrence et réduit à un simple fait sur lequel on projette une maxime morale externe. Le culte de cette immédiateté et factualité ne fait qu'aggraver l'insuffisance radicale de l'éthique traditionnelle. L'éthique nouvelle se doit impérativement de prendre en considération le temps long, indéfini, et c'est à l'intérieur de son cadre que notre responsabilité réelle s'exerce.

4) Enfin, l'affectation de l'agir à un acteur humain fictivement isolé - en vertu du présupposé selon lequel il n'y a de responsabilité et de morale qu'individualisables - manque cette réalité désormais majeure : c'est du pouvoir de l'agir collectif qu'il s'agit, et d'un agir qui procède par auto-création cumulative de la mutation des savoirs scientifiques et techniques et des modalités d'action sur le monde.

Vole en éclat l'idée de l'imputation strictement nominative, individuelle, comme l'idée d'une discontinuité dans les actes. L'historicité de la production du savoir social et surtout de son usage fait retour dans les questions éthiques que nous devrions être capables d'affronter. Mais il faut avouer que le culte du modèle libéral agit en sens contraire et nous éloigne d'une telle approche, malgré sa brûlante nécessité. L'image libérale de l'homme vacille au moment même où elle est idéalisée (bien au-delà de ses fondements conceptuels en philosophie politique, bien au-delà de Hobbes ou de Locke). Dans l'image de l'individu humain que nous continuons de cultiver, l'homme est supposé être le producteur de ce qu'il a produit, le faiseur de ce qu'il sait faire, le préparateur de ce qu'il sera bientôt capable de faire, voire l'auteur de son libre choix.

Mais cet "homme", qui est-il ? Non pas vous ou moi : c'est en réalité, face aux problèmes que Jonas soulève, l'acteur collectif et l'acte collectif qui jouent ici un rôle ; et c'est l'avenir indéterminé, bien plus que l'espace immédiatement contemporain de l'action, qui fournit l'horizon pertinent de responsabilité. Cela n'atténue pas la portée des acquis de l'individualité moderne, mais suppose de replacer l'agir individuel singulier dans cet agir collectif et de prendre pour appui, la perspective de la mondialité. Et l'expression de cet acteur collectif n'a qu'un seul nom : la politique, au sens noble de ce terme, qui n'englobe plus seulement la vie de la Cité (citoyenneté), mais la vie tout court.


Philippe Zarifian


[1] Hans Jonas, Le principe responsabilité, éditions du Cerf, juin 1995.

[2] Nous avons explicité ce que nous entendions par "temps-devenir", dans : Philippe Zarifian, Temps et modernité, éditions L'Harmattan, janvier 2001. Le concept de "devenir" a été lui-même avancé par Gilles Deleuze, dans Logique du sens, Les éditions de Minuit, octobre 1997.

[3] Henri Bergson, L'évolution créatrice, collection Quadrige, Presses Universitaires de France, juillet 1996.

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