Ethique et écologie |
19 octobre 2005
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DEFI ECOLOGIQUE, MONDIALITE ET SENS DE LA RESPONSABILITE
Extraits de "L'échelle du Monde", début du chapitre 2, octobre 2004
Revenons sur l'écologie qui n'est pas un sujet banal. Malgré l'incrédulité
qui continue d'opérer dans ce domaine, nous savons avec certitude que c'est
le devenir de la vie sur Terre (mais aucunement de la nature dans son
immensité et la diversité de ses formes) qui est en jeu. Hans Jonas, en
énonçant un principe, qualifié par lui de Principe Responsabilité[1], avait
clairement posé cet enjeu dès 1979 : nous avons à répondre aujourd'hui de la
survie de l'humanité, et plus largement du maintien de la vie sur Terre.
Nous avons à répondre de l'existence des générations futures.
1. L'ampleur du défi.
Cette immense question pointe l'un des grands points faibles de la
trajectoire de la modernité, dans l'occident né de l'industrialisme
capitaliste : la prétention à dominer et s'asservir la nature, elle-même
posée comme pure ressource, mise et posée là, pour que l'homme en profite,
selon le principe absurde qui voudrait que la Nature ait été " créée " pour
que l'homme y réalise ses fins.
Il faut préciser d'entrée de jeu ce que l'on signifie par nature : celle-ci
n'est pas autre chose que l'univers en expansion et transformation continues
et ses formes particulières d'existence, lorsqu'on se limite à la nature
terrestre. Sans cesse se produisent, au sein de cet univers, des
catastrophes sans commune mesure avec ce que l'homme peut, dans ses pires
moments de folie, provoquer. L'humanité n'a, d'aucune manière, le pouvoir de
détruire la nature, ainsi entendue. Si nous imaginons - ce qui est déjà une
certitude - que l'homme a désormais le pouvoir de détruire toute forme de
vie humaine sur Terre, et que les mutations en cours, ne serait-ce que
climatiques, vont dans cette direction, ce ne sera qu'une minuscule
altération dans l'univers. La nature prendra simplement une autre forme sur
notre planète.
Ce n'est rien moins que le devenir de l'humanité qui est en jeu, mais ce
n'est rien plus. Et lorsque nous nous préoccupons la nature environnante,
nous manifestons le souci de préserver ou rétablir une nature qui
corresponde à la possibilité de l'existence humaine.
Les réflexions établies à partir du livre de Jonas sur les risques qui
touchent à la survie de l'humanité (détérioration du climat, de l'air, de
l'eau, manipulations génétiques, accidents nucléaires, etc...) nous
permettent d'arriver aux conclusions suivantes :
1) Elles renforcent la conviction selon laquelle le temps-devenir[2] est
plus important à considérer, à l'échelle de l'évolution du monde, que le
temps spatialisé, le temps que l'on mesure par l'horloge et la datation sur
un calendrier et ceci contrairement à ce qui est actuellement la pratique
dominante. Il est beaucoup plus décisif de se déplacer dans le devenir que
dans l'espace de l'avenir calculé et de la montre. Portons une attention
particulière à l'adjectif utilisé par Jonas et que nous reprenons pleinement
à notre compte.
Jonas parle, dans son ouvrage, de "survie indéfinie de l'humanité sur
Terre". Indéfinie ne veut pas dire infinie bien entendu, et moins encore
éternelle. Il signifie la permanence de la survie, selon une temporalité
qu'on ne peut et ne doit pas définir quantitativement. Il serait absurde
d'avoir ici recours au temps spatialisé, et d'énoncer une date du type :" la
survie de l'humanité jusqu'en l'an 5000 ". Le temps est indéfini du point de
vue de l'usage spatial qu'on en fait habituellement. Par contre, du point de
vue du temps-devenir, cet adjectif a une signification très précise. Il
signifie à la fois :
- une permanence de la durée : ici, une permanence de la survie de
l'humanité,
- un prolongement indéfini dans le futur.
On pourrait dire : une survie de l'humanité (et de la vie terrestre
équivalente) du plus longtemps possible, pour le temps le plus long qu'il
est en notre pouvoir d'agir. Cet enjeu est présent : si la survie globale et
future de l'humanité pose d'ores et déjà question, c'est actuellement que
des millions de personnes meurent déjà - de la famine, du Sida, des
sécheresses -, pour des causes provoquées par l'action humaine. C'est aussi
que les manipulations génétiques se développent déjà dans des directions qui
peuvent aboutir à des processus de sélection et d'uniformisation des corps,
retrouvant les pires délires des nazis. On retrouve ici très exactement la
double signification du mot "durée" telle que Bergson[3] l'emploie : la
durée est à la fois permanence et avancée (conjecturée) dans le futur du
fait du flux incessant de mutations qui caractérise le monde réel.
2) Elles nous permettent d'insister sur la relation entre " événement " et "
temps long ". Si la référence aux événements manque totalement, sur un plan
conceptuel, chez Jonas, on voit bien néanmoins son importance. C'est bel et
bien actuellement, face à tel ou tel événement (Tchernobyl, l'avancée des
déserts, les difficultés croissantes à respirer dans les grandes
mégalopoles, les inondations à l'ampleur inédite .) que nous pouvons
solliciter le temps long de manière active. L'événement ne prend sens que
dans la double direction du devenir que l'on peut humainement lui assigner :
la remontée vers son passé virtuel, le prolongement imaginé vers son advenir
(l'un des advenirs possibles). Le devenir se joue toujours au présent :
c'est au présent que nous devenons. C'est au présent, par exemple, que je
vieillis. Mais ce présent consiste en une tension entre deux mouvements :
une actualisation du passé, que nous pouvons penser grâce à la mémorisation
et à la remontée intellectuelle vers ce passé, une anticipation imaginative
du futur, qui se forme autour de la question : qu'allons-nous devenir?.
C'est au sein de cette tension présente que nous pouvons envisager des
possibles et réaliser des choix.
Les événements qui marquent actuellement le réchauffement du climat sont
typiques de la liaison que nous pouvons symboliquement établir entre
actualité et temps long. D'un côté, les phénomènes dont nous prenons
conscience et connaissance actuellement ont probablement commencé à
s'engendrer il y a plus de deux siècles : c'est ce que les scientifiques
affirment de manière convaincante. Le réchauffement artificiellement
provoqué du climat et l'effet de serre ont probablement commencé à se
produire dès les débuts de l'ère industrielle. Si nos prédécesseurs ne
pouvaient pas le savoir, nous le savons aujourd'hui et nous pouvons
reconstituer la virtualité causale qui a conduit à une augmentation
progressive du taux d'oxyde de carbone dans l'atmosphère.
Mais, d'un autre côté, nous pouvons donner sens à l'anticipation que nous
faisons, sur longue durée, d'une prolongation de cette tendance, avec une
série d'effets cumulatifs et très difficilement réversibles. Une telle
anticipation est nécessairement marquée d'incertitude. Mais l'important,
socialement et humainement parlant, réside dans la possibilité de l'opérer
et de réfléchir dès lors à l'agir que nous pouvons mobiliser, actuellement.
Par exemple, comme nous l'avons indiqué dans le chapitre précédent : les
scientifiques ne connaissent pas encore les causes exactes et les effets
possibles du déchirement de la couche d'ozone et ne comprennent pas pourquoi
le "trou" change de taille selon les périodes. Il n'est pas à exclure que
les effets de cette déchirure soient à la fois beaucoup plus intenses et
rapides que le développement de l'effet de serre, comme il est possible
qu'il n'en soit rien. Par contre, nous sommes certains du phénomène et de
ses conséquences possibles en matière d'affections du corps par le
rayonnement solaire. Il est clair que cela nous impose, à la fois
d'intensifier les recherches scientifiques et de tout faire, dans l'état
actuel des connaissances, pour infléchir cette évolution.
L'événement est un inducteur de la réflexion et de l'action actuelles,
événement dont la contre-effectuation (que faire, face à lui?) est
symboliquement prolongée dans ses effets sur le temps long, à condition de
la saisir pleinement dans ses virtualités et dans la capacité spécifiquement
humaine à lui donner sens. Et donc à la placer comme question politique.
L'action politique se situe sur ce type d'enjeux, à l'intersection précise
entre événement et temps long, indéfini. On pourrait penser, par exemple,
qu'un gouvernement courageux et responsable prendrait la décision
d'interdire immédiatement la circulation des voitures polluantes, quitte,
par cette mesure, à inciter les constructeurs automobiles à faire l'effort
pour proposer réellement une voiture intégralement propre. Cet exemple ne
milite pas pour un régime autoritaire : on peut placer ce type de décision
au sein d'un débat argumenté. Et les partisans d'une telle décision
n'auraient rien à craindre des échanges d'arguments. Mais la responsabilité
voudrait que le débat débouche sur une décision très rapide.
Le propre du temps-devenir, nous le mesurons ici, est qu'il est un temps de
mutations. Lorsque nous savons que ces mutations vont, de manière
cumulative, vers une dégradation, nous devons agir de manière urgente sur le
cours de ces mutations. La spatialisation du temps, le "remettre au
lendemain", devient un très mauvais référent. Nous le devons éthiquement
parlant (avant que cela ne se traduise en termes de loi et de droit). Si
l'on peut dire que l'humanité a rendez-vous avec son propre avenir, c'est un
rendez-vous qu'elle ne peut pas se permettre de manquer. Et ce rendez-vous,
nous le vivons déjà dans l'actualité, dans les dégradations visibles et
effectives. Et des dégradations en partie irréversibles.
3) Reste, bien entendu, l'importance de faire, de ce temps-devenir, un
symbole social. Autrement dit, de placer toute action sociale ayant une
incidence sur la survie de l'humanité sous le sceau de cette anticipation,
en interrogeant notre "pouvoir faire advenir". Pour assurer une telle
promotion, il faut que grandisse un acteur qui y soit particulièrement
sensible. Puisque les gouvernements sont manifestement incapables d'agir de
par leur propre volonté, puisque toutes les grandes conférences
internationales au sujet de l'écologie échouent, puisque les partis
écologiques sont engoncés dans leur propre institutionnalisation, puisque
les entreprises n'agissent dans ce domaine qu'à petite dose, sans commune
mesure avec le problème posé, cet acteur existe-t-il ?
Oui, il existe, de manière pratiquement faible, mais potentiellement
puissante. Il existe déjà : il suffit d'être attentif aux milles et unes
actions qui se préoccupent concrètement de la survie de la vie (et de la
santé) sur Terre et de faire en sorte que s'instaurent, à vaste échelle, de
nouvelles manières de penser, de nouveaux symboles sociaux et de nouvelles
évaluations quant à la manière d'orienter notre agir collectif. Cet acteur,
c'est nous.
Cela dit, la soumission de la nature environnante, destinée en principe au
bonheur humain, a entraîné, par l'ampleur de son succès, qui s'étend
maintenant à la nature de l'homme lui-même - l'homme étant nécessairement,
ne serait-ce que par son corps, un être de nature, - le plus grand défi pour
l'être humain que son faire n'ait jamais entraîné. Ce que l'homme peut déjà
faire aujourd'hui et ce que par la suite il sera poussé à faire, dans
l'exercice irrésistible de ce pouvoir, n'a pas son équivalent dans
l'expérience passée. La terre nouvelle de l'agir collectif que l'humanité
possède est encore une terre vierge d'une théorie éthique qui soit à
l'hauteur de ce défi.
2. Les limites des éthiques traditionnelles.
Les éthiques traditionnelles ne pouvaient complètement anticiper sur les
implications d'un tel défi. Un objet d'un type entièrement nouveau, rien de
moins que la biosphère entière de la planète et la survie corporelle de
l'humanité, s'est ajouté à ce pour quoi nous devons être responsables parce
que nous avons pouvoir sur lui. Et un objet de quelle taille bouleversante,
en comparaison duquel tous les objets antérieurs de l'agir humain
ressemblent à des nains !
Nous suivons entièrement Jonas sur ce diagnostic qu'il avait posé dans son
ouvrage : il ne s'agit pas ici d'un débat sur la probabilité ou non que tel
ou tel phénomène se produise. Il suffit que le pouvoir existe, et que ce
pouvoir contienne, en lui-même, la possibilité de tels anéantissements.
L'ampleur du problème fait qu'aucun pari ne peut être tenu, aucun calcul de
probabilité n'a de sens. Et Jonas ne doute pas un instant de
l'irréversibilité du développement de ce pouvoir. C'est l'existence même de
la vie terrestre qui est en jeu. Et si demain cette existence disparaît, il
n'y aura plus lieu d'instaurer un débat. Il n'y aura personne pour le mener.
Notre responsabilité est engagée au présent pour l'existence future, et elle
est d'autant plus pressante à formaliser que les hommes ne sont que très
partiellement maîtres du cours du pouvoir qu'ils développent et des effets
qu'ils génèrent. Jonas hésite à qualifier de quelle existence il s'agit. De
l'existence de l'humanité certainement, mais, voulant éviter une vision
anthropocentrique, il ajoute : de l'existence de la vie organique.
On peut bien entendu fantasmer sur les promesses de la technoscience et
estimer que la destruction de la biosphère pourrait s'accompagner de la
faculté de s'évader de l'attachement à la terre, et de coloniser d'autres
planètes. On pourrait estimer que nos futurs descendants seraient des
espèces de cyborgs, capables de s'adapter à des environnements inédits pour
la vie terrestre, et qu'il faudrait tenir pour les héritiers légitimes de
l'humanité. On peut tout dire et tout imaginer. Mais s'il n'y a plus
d'existence humaine, cette imagination n'est qu'un pur exercice de style. On
comprend que, d'un point de vue philosophique, de tels débats puissent avoir
lieu . Et Jonas a voulu en tenir compte dans son ouvrage, en déployant un
vaste effort pour se dédouaner à l'avance de l'accusation
d'anthropocentrisme, et pour trouver, dans le respect de la nature pour
elle-même, dans son être interne, des justifications aux questions éthiques
qu'il voulait soulever. C'est d'ailleurs la dimension la plus contestable de
son ouvrage. Il est inutile de s'évader dans des considérations
métaphysiques pour affronter ce problème. Il est peu douteux que la survie
de l'humanité représente une valeur très largement partagée, intégrée dans
notre monde vécu et l'héritage de notre culture, le fruit même de la
trajectoire historique de la civilisation moderne et qu'il est d'un médiocre
intérêt de débattre de son importance. Même les plus cyniques d'entre les
cyniques n'affirment pas que la survie de l'humanité ou, plus largement, de
la vie terrestre équivalente, est dénuée de valeur et d'intérêt.
La seule question sérieuse est de savoir dans quelle mesure les humains sont
capables de tenir compte de cette valeur dans leur conduite sociale
actuelle. Et c'est sur ce point que l'ouvrage de Jonas est important. Ce
n'est pas une question idéelle, mais pratique. Et c'est en ce sens qu'elle
est éthique.
Peu importe, donc, à vrai dire le débat sur l'ampleur possible de
l'anéantissement de la nature, du retour de l'être au néant. Dans l'horizon
de pensée où Jonas se situe et qui est encore le nôtre, on devrait dire :
plus que jamais (car 25 ans après la publication de son livre, le pouvoir du
savoir social humain n'a fait que croître, dans le sens indiqué par Jonas),
il suffit qu'existe simplement le pouvoir de détruire l'humanité pour que la
question se pose et mérite qu'on s'y arrête. Face au péril de la destruction
de l'humanité, la nécessité d'une nouvelle élaboration éthique.
L'éthique a affaire à l'agir. Pendant longtemps, les diverses élaborations
éthiques, malgré leurs débats et leurs différences, ont partagé quelques
points communs qui étaient associés aux dimensions de l'agir qu'elles
entendaient gouverner.
Tout d'abord, en termes d'étendue, l'éthique se développait à l'intérieur du
monde social humain, comme à l'intérieur d'une enclave particulière, ne
touchant pas à l'essence des choses. L'immutabilité essentielle de la nature
en tant qu'ordre cosmique étant en dehors du pouvoir pratique de l'homme,
toutes les entreprises de l'homme mortel, y compris celles qui poussaient à
intervenir dans l'ordre de la nature, se déroulaient dans un cadre délimité.
L'éthique touchait à ce qui était mortel et changeant, contrastant avec
l'ordre cosmique qui durait et demeurait en lui-même. Et le plus grand
artefact que l'humanité ait construit est celui de cité ou plus largement :
de société, de monde social, qui se présentait comme une sorte de bulle
artificiellement produite au milieu de l'univers naturel. Les lois morales
et politiques que l'homme pouvait se donner pour sa cité introduisaient des
éléments de permanence, mais sur fond d'une absence de certitude à long
terme, d'une précarité introduite par l'inconstance des relations entre
humains, de telle sorte que les Etats ou les civilisations puissent
connaître l'ascension, puis le déclin. L'éthique régulatrice d'une précaire
stabilité dans l'inconstance de ces relations pouvait reposer implicitement
sur une double certitude : la certitude de la permanence de la nature, la
certitude de la permanence de l'être humain lui-même. La cité, telle que la
philosophie grecque en a posé l'image, citadelle découpée dans le cosmos,
fruit de sa propre création, fut clairement distinguée du reste des choses
et confiée à ses soins. Elle formait, et forme toujours idéellement le
domaine complet et unique de la responsabilité humaine. Au sein de la cité,
donc au sein de cet artefact social où les hommes ont commerce avec les
hommes, l'intelligence de l'inventivité doit se marier avec la moralité.
C'est bien ce cadre interhumain qu'habite toute éthique traditionnelle et
elle est adaptée aux dimensions de l'agir humain ainsi déterminé et
délimité.
Quatre traits spécifient à la fois les dimensions de cet agir et les
problématiques de l'éthique traditionnelle ainsi conçue :
1) Tout commerce avec le monde extra-humain, ce qui veut dire avec le
domaine entier de la technè, était neutre du point de vue éthique, tant du
point de vue de l'objet que du sujet d'un tel agir. De l'objet, parce que la
technè n'affectait la nature des choses que superficiellement, la nature se
préservant et se reproduisant d'elle-même, de sorte que la question d'un
endommagement définitif de l'intégrité de cet objet, de l'ordre naturel dans
sa totalité, ne se posait pas. On n'avait pas à projeter des questions
éthiques sur ce domaine. Du sujet, parce que la technè était renvoyée au
monde de la nécessité, était perçue comme un tribut nécessaire au progrès
matériel de l'homme, mais n'emportait aucun projet auto-justificateur qui
puisse concerner les " grandes affaires " spécifiquement sociales et
humaines. Pendant que la technè apportait sa contribution, nécessaire mais
ingrate, les débats politiques et éthiques pouvaient se consacrer à la
noblesse de la praxis. Les relations humaines s'auto-justifiaient et
semblaient emporter, tout à la fois la totalité des passions et la totalité
des vertus. Le résultat est que la répercussion de l'agir humain sur des
objets non-humains (on devrait dire : naturels, si on tient compte du fait
que le corps humain était lui-même traité comme objet non-humain) ne formait
pas un domaine de la signification éthique.
2) La signification éthique faisait partie du commerce direct de
l'homme avec lui-même : toute éthique traditionnelle de la civilisation
occidentale est anthropocentrique (en rupture, de ce point de vue, avec la
cosmologie pré-traditionnelle des peuples dits primitifs ).
3) Pour l'agir dans cette sphère sociale et politique ainsi découpée,
on estimait que l'entité " homme " (et la condition fondamentale de sa
pérennité) est constante en son essence et qu'elle n'est pas elle-même un
objet de la technè transformatrice. La constance de l'existence humaine en
soi, et des qualités d'essence de la nature humaine, n'est pas interrogée :
elle s'impose de soi. L'inconstance même des passions et défis jetés à la
raison fait fond sur cette constance.
4) Enfin, et surtout, sur l'axe du temps, le bien-être et le mal-être,
la polarité du bien et du mal au sein de la cité, dont l'agir devait
s'occuper, étaient proches de l'action. La proximité des buts et donc la
proximité de l'évaluation de leur valeur morale et éthique valaient pour le
temps autant que pour l'espace. La portée spatiale de l'action était
limitée. Mais plus encore l'évaluation de sa portée temporelle. Le laps de
temps pour la prévision, pour la détermination des buts et l'imputation des
actions était court, le contrôle des circonstances étant limité. Le long
cours des circonstances et des conséquences de l'agir était abandonné au
hasard, au destin ou à la providence. Pareillement, l'éthique avait affaire
à l'ici et au maintenant, aux occasions telles qu'elles se présentent entre
les hommes, aux situations de courte portée telles qu'elles sont typiques de
la vie publique et privée. L'homme bon était celui qui répondait à ces
occasions avec vertu et sagesse, qui en cultivait la faculté en lui-même, et
qui par ailleurs se résignait à l'inconnu. C'est autour de la factualité du
présent, et de la relation immédiate interindividuelle que l'éthique se
développait. Tous les commandements et toutes les maximes de l'éthique
traditionnelle, quelle que soit la différence de leurs contenus, présentent
cette restriction à l'environnement immédiat de l'action. Ainsi, " aime ton
prochain comme toi-même ", " fais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te
fassent ", " instruis ton enfant dans le chemin de la vérité ", " subordonne
ton bien-être personnel au bien-être commun ", etc.
Dans toutes ces maximes, l'acteur et l' "autre" (le prochain en langage
religieux ou l'autre citoyen du politique, ou l'autrui de la phénoménologie,
etc.) de son action partagent le même présent. Ce sont les vivants actuels
et qui, d'une façon ou d'une autre, ont commerce avec moi, qui ont droit à
mon comportement éthique pour autant qu'il les affecte par le faire ou
l'omission. Et lorsque la morale se formalise dans le droit, elle fait
toujours référence aux relations avec un autrui qui est spatialement et
temporellement proche, situé dans une relation immédiate avec l'auteur. Le
crime, le vol, le mensonge, la violence de la haine (ou les vertus qui,
inversement, se trouvent valorisées, celles de l'amour, de la probité, de la
droiture, du respect de l'intégrité d'autrui) sont toujours situées dans
l'espace et dans le temps, ici et maintenant.
Personne n'est tenu pour responsable des effets ultérieurs non voulus de son
acte, dès lors que celui-ci est bien intentionné. Le "bien" ou le "mal" de
l'action est entièrement décidé à l'intérieur d'un contexte de courte durée.
Il est à la mesure de la brièveté du pouvoir imputable à un humain, pris
lui-même de manière isolée, de façon non cumulative. On est à nouveau
responsable de tout nouvel acte, dans l'horizon de cette brièveté, seule la
répétition pouvant mener à une accumulation de peines ou d'opprobres. Le vol
s'additionne au vol et le meurtre au meurtre, mais aucun processus cumulatif
et auto-entretenu n'est passible d'un jugement moral. On juge au cas par
cas.
Ces caractérisations relatives à la relation entre le domaine de l'agir
humain et la façon de définir l'étique nous semblent d'une grande
importance. Jonas examine en détail l'argument selon lequel certaines
morales, et en particulier les morales religieuses, auraient dépassé ce
cadre limité. Et il démontre, de manière convaincante, que les morales les
plus universalistes et les plus orientées vers un salut extra-mondain (le
paradis) restaient toujours centrées sur le comportement présent et la
relation immédiate au prochain. L'ascète lui-même était centré sur son
comportement ici et maintenant, et sur les effets directs qu'on pouvait en
attendre, la contribution au salut (qu'il s'agisse de son propre salut ou du
bien de l'humanité tout entière) n'étant qu'une extrapolation de la moralité
intrinsèque à la conduite de vie immédiate. C'est toujours d'une situation
interhumaine, au sein de laquelle on peut délimiter l'agir et son effet,
dans une vision, non seulement anthropocentrée, mais individualisable quant
à l'imputation morale (l'auteur et l'autrui), que l'on doit partir pour
éprouver la vertu ou démasquer le vice. Avec chaque changement de situation,
chaque acte recommence à zéro.
Cette éthique traditionnelle ignore la durée. Les occasions répétées, sur
l'axe du temps spatialisé, qui, selon leur classe d'appartenance, proposent
leurs alternatives d'agir - courage ou lâcheté, modération ou excès, vérité
ou mensonge, etc. - restituent à chaque fois les conditions d'origine.
Or ce sont ces quatre caractéristiques qui " sautent " avec l'affirmation du
nouveau pouvoir de l'agir collectif humain. Et avec elles, les définitions
traditionnelles de l'éthique, même si elles gardent leur champ de validité
immédiat pour réguler et orienter les relations sociales, deviennent
radicalement insuffisantes.
On doit noter à quel point la situation actuelle est paradoxale : c'est au
moment même où les fondements de cette conception traditionnelle
s'effondrent, quant aux questions les plus essentielles pour le devenir
humain, que se trouve porté à l'extrême, dans une partie des sciences
sociales et dans l'analyse des formes de jugement, le culte de "l'action
située", de l'ici et maintenant, de la délibération circonstanciée, de la
pluralité des sphères d'évaluation. Mais il existe peut être une relation de
cause à effet : parce que les grands problèmes nous échappent
collectivement, et que nous n'avons même plus de corps unifié de valeurs
susceptible de régler nos comportements (la guerre des dieux disait Max
Weber), nous radicalisons, sous le faux couvert de la modernité, des
comportements et visions du monde traditionnels. Cette fuite en avant, dans
une thématique d'une autre époque, n'est plus seulement anthropocentrée.
Elle devient terriblement égocentrée. Et il faut des trésors d'imagination,
et des auteurs d'un niveau de spiritualité particulièrement élevé (comme
Emmanuel Levinas), pour pouvoir poser que l'autrui est un autrui généralisé
dont le regard ou la parole nous pousseraient sur la voie de la conscience .
La morale qui est aujourd'hui effectivement étudiée et valorisée dans notre
société est autrement plus mesquine.
Il est bien possible que la faillite en cours de l'éthique traditionnelle,
qui a perdu la référence grecque à la cité authentique, soit plus grave et
profonde que ce qu'en dit Jonas, entraînant avec elle, dans sa chute, un
domaine que Jonas méconnaissait, celui des sciences sociales.
Les caractéristiques de l'agir qui poussent Jonas à rechercher une nouvelle
issue s'opposent, trait pour trait, à ces quatre caractéristiques de
l'éthique traditionnelle :
1) Le pouvoir de l'homme, stimulé par une vision instrumentale de la
domination de la nature, et une progression incessante des technosciences,
déborde de la cité (de la société strictement humaine) pour toucher aux
conditions de reproduction et de devenir de la nature dans sa globalité (du
moins, dans sa globalité terrestre). La technè - donc la technologie - ne
peut plus être supposée neutre : l'objet dont elle met en cause l'existence
fait retour sous la forme inédite suivante : la nécessité d'assumer notre
propre responsabilité quant à la permanence de cette nature dont nous avons
pu croire qu'elle était suffisamment forte et autonome pour entretenir la
pérennité de cette permanence, dans et malgré la manière que nous avions de
l'affecter (et de l'exploiter). La nature terrestre, en tant qu'elle est
apte à générer et porter la vie humaine, est en péril. C'est, à travers les
incessantes variations et cycles de la nature, ce type particulier de
permanence qui est en question, qui n'est plus assuré. La permanence de
l'air, de l'eau, des types et niveaux de radiations, des degrés de
température, en tant que aptes à correspondre à la vie humaine.
2) L'anthropocentrisme marque ses limites radicales, non pas parce que nous
devrions relativiser notre souci propre de l'humanité, mais parce que la
vision anthropocentrée se retourne contre l'objet de son souci.
Ce n'est pas seulement la nature extérieure (la Nature), qui est en cause,
mais notre propre nature ou, pour reprendre l'expression de Jonas, les
attributs de l'humanité. Dès lors que l'humain peut à la fois être gravement
affecté par une dégradation de l'environnement de la biosphère, et être
refabriqué artificiellement par manipulations génétiques, nous ne contrôlons
plus la manière dont nous agissons sur nous-mêmes, et aucune éthique n'est
présente socialement pour guider notre conduite à ce sujet. Dans le meilleur
des cas, nous voyons apparaître des "comités d'éthique", qui rédigent des
rapports non diffusés et dont l'influence, sociale et politique, est
particulièrement faible.
3) Sur l'axe du temps, la relation immédiate de l'acte à son effet éclate.
Ce sont au contraire des relations de long terme qui doivent être prises en
considération, et ceci en dehors de tout pouvoir de prévision assuré. Le
paradoxe est que notre savoir devrait, en principe, être à la hauteur de
l'ampleur temporelle causale de notre agir. Or tel n'est pas le cas : le
savoir prévisionnel reste largement en deçà du savoir technico-scientifique
qui donne son pouvoir à notre agir. Ou pour dire les choses autrement, notre
puissance d'agir va bien au-delà de la connaissance que nous avons de ses
conséquences. Notre agir engendre des effets et des conséquences, qui, bien
qu'ils résultent de la manière dont nous agissons et dont nous opérons des
choix qui nous sont imputables d'un point de vue logique, sortent, de par
leur éloignement et leur incertitude quant à la connaissance que nous
pouvons en avoir, des modalités classiques d'approche de la morale. Et ces
conséquences sont, quant à leur ampleur potentielle, bien plus considérables
que celles qui sont habituellement jugées.
On ne peut pas ne pas penser ici à cette phrase célèbre, que Jonas ne
pouvait pas encore connaître : " responsable, mais pas coupable ! ". Cette
expression, dont nous sentons bien à quel point elle est intolérable,
condense la faillite même de l'imputation morale classique et du système
juridique édifié à partir d'elle. Ce qui est mis en cause en même temps,
c'est la vision de l'immédiateté et de la factualité de l'événement. Ce
dernier n'est pas pris pour lui-même, dans sa durée réelle, dans la tension
qu'il instaure entre le passé et le futur. Il est pris dans le présent de
son occurrence et réduit à un simple fait sur lequel on projette une maxime
morale externe. Le culte de cette immédiateté et factualité ne fait
qu'aggraver l'insuffisance radicale de l'éthique traditionnelle. L'éthique
nouvelle se doit impérativement de prendre en considération le temps long,
indéfini, et c'est à l'intérieur de son cadre que notre responsabilité
réelle s'exerce.
4) Enfin, l'affectation de l'agir à un acteur humain fictivement isolé - en
vertu du présupposé selon lequel il n'y a de responsabilité et de morale
qu'individualisables - manque cette réalité désormais majeure : c'est du
pouvoir de l'agir collectif qu'il s'agit, et d'un agir qui procède par
auto-création cumulative de la mutation des savoirs scientifiques et
techniques et des modalités d'action sur le monde.
Vole en éclat l'idée de l'imputation strictement nominative, individuelle,
comme l'idée d'une discontinuité dans les actes. L'historicité de la
production du savoir social et surtout de son usage fait retour dans les
questions éthiques que nous devrions être capables d'affronter. Mais il faut
avouer que le culte du modèle libéral agit en sens contraire et nous éloigne
d'une telle approche, malgré sa brûlante nécessité. L'image libérale de
l'homme vacille au moment même où elle est idéalisée (bien au-delà de ses
fondements conceptuels en philosophie politique, bien au-delà de Hobbes ou
de Locke). Dans l'image de l'individu humain que nous continuons de
cultiver, l'homme est supposé être le producteur de ce qu'il a produit, le
faiseur de ce qu'il sait faire, le préparateur de ce qu'il sera bientôt
capable de faire, voire l'auteur de son libre choix.
Mais cet "homme", qui est-il ? Non pas vous ou moi : c'est en réalité, face
aux problèmes que Jonas soulève, l'acteur collectif et l'acte collectif qui
jouent ici un rôle ; et c'est l'avenir indéterminé, bien plus que l'espace
immédiatement contemporain de l'action, qui fournit l'horizon pertinent de
responsabilité. Cela n'atténue pas la portée des acquis de l'individualité
moderne, mais suppose de replacer l'agir individuel singulier dans cet agir
collectif et de prendre pour appui, la perspective de la mondialité. Et
l'expression de cet acteur collectif n'a qu'un seul nom : la politique, au
sens noble de ce terme, qui n'englobe plus seulement la vie de la Cité
(citoyenneté), mais la vie tout court.
Philippe Zarifian
[1] Hans Jonas, Le principe responsabilité, éditions du Cerf, juin 1995.
[2] Nous avons explicité ce que nous entendions par "temps-devenir", dans :
Philippe Zarifian, Temps et modernité, éditions L'Harmattan, janvier 2001.
Le concept de "devenir" a été lui-même avancé par Gilles Deleuze, dans
Logique du sens, Les éditions de Minuit, octobre 1997.
[3] Henri Bergson, L'évolution créatrice, collection Quadrige, Presses
Universitaires de France, juillet 1996.