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Monde 24 décembre 2005

MONDIALITE ET METISSAGE


1. La question de la mondialité.

La mondialité peut se définir en première analyse de manière simple : l'appartenance au monde, au même monde et la progressive prise de conscience de ce que cela implique.

La mondialité possède la même racine que la nationalité : elle exprime un glissement de l'appartenance principale, de la nation vers le monde, et en même temps désigne clairement que le phénomène d'appartenance ne se réduit jamais à une simple appartenance juridique, à la détention d'une "carte d'identité".

Mais qui signifie "même monde"?

On pourrait dire, intuitivement, que le même monde est avant tout, matériellement parlant, la même planète. De nombreux auteurs, et en particulier, en sociologie, Ulrich Beck, dans sa "Sociologie du risque" ont mis l'accent sur le caractère fini de la planète et même temps que sur le caractère systémique des phénomènes qui la concernent.

Caractère fini : il n'existe plus de territoires à découvrir et à conquérir, et surtout, il n'existe plus de lieu, d'ailleurs vers lequel exporter nos problèmes et nos maux. Par exemple, si une nation décide d'exporter ses déchets nucléaires, c'est vers une autre partie de la planète, mettant en péril potentiel ses habitants, qu'elle le fera. C'est pire encore, d'une certaine façon, si ces déchets sont noyés dans les océans; c'est l'ensemble des habitants de la planète qui voit le risque s'accroître.

Caractère systémique : c'est globalement que certains phénomènes majeurs se manifestent et les frontières institutionnelles ne sont plus opérantes. Sur ce registre, la question écologique fournit le paradigme majeur : les risques liées aux évolutions de l'écosystème, à l'effet de serre, à la diffusion des microparticules polluantes, à la dégradation de la qualité des eaux "forment" système au niveau planétaire. Aucune protection ou aucune action limitée à un cadre local ou national ne sont à la hauteur du phénomène. Le paradigme écologique est sur ce plan très puissant.

Toutefois, on ne peut se limiter à cette appartenance objective à la planète. L'appartenance au même monde, dans le processus de sa prise de conscience, appelle aussi la constitution d'un monde vécu inter et trans-subjectif.

Le concept de "monde vécu" a été inventé par Husserl, puis repris et développé par Habermas. Ce dernier a insisté à la fois sur la manière dont ce monde vécu s'impose aux individus participant d'un tel monde, sous forme d'évidences culturelles et de référents communs quant aux découpages et aux identités sociaux, et quant à la signification du langage, sans avoir même à y penser, et sur la manière dont cette référence peut entrer en crise, lorsqu'il n'existe plus d'accord sur les normes de comportement qui régissent ce monde vécu commun. C'est, pour Habermas, la crise ou l'insuffisance de la référence au monde vécu qui sollicite des échanges langagiers, un agir communicationnel au cours duquel il s'agit, par l'intermédiaire d'un débat argumenté, de se mettre d'accord sur de nouvelles vérités, de nouvelles normes, de nouvelles perspectives de vie, qui soient partagées.

Or, quand Habermas ressaisit le concept de "monde vécu" de Husserl, il est clair qu'il ne pense pas à la mondialité. Il se situe complètement au sein de l'histoire de la pensée occidentale, il pense à ce qu'a légué la sociologie durkheimienne : un univers socialement intégré, mais en proie à une montée de la désintégration, en référence implicite à l'Etat-Nation. Habermas est clair sur ce point : il reprend le diagnostic durkheimien de montée de l’anomie, de l'absence de règles morales intégratices, tout en se proposant d’explorer une voie nouvelle pour produire, sur des bases renouvelées[3], un processus d’intégration et de socialisation des individus.

Or le "monde vécu" de la mondialité ne souffre pas d'une crise de désintégration. C'est un monde d'entrée de jeu désarticulé par les vagues successives de conquêtes, de destruction de civilisations non occidentales, de colonisations, de résistances. Il s'agit d'un monde vécu, certes déjà commun par son histoire (l'histoire mondiale), mais intrinsèquement problématique et hétérogène, non normalisé.

En se plaçant sous l'angle de la constitution de ce monde intersubjectif, on peut s'interroger à la fois sur la portée et les limites de ce qui se passe au plan mondial.

Il existe incontestablement un phénomène nouveau par son ampleur : la création d'une couche informationnelle et communicationnelle qui recouvre l'ensemble de la planète et qui autorise une diffusion permanente et ultrarapide des "nouvelles du monde" à travers une série de canaux : radios, télévisions, journaux, internet… On a pu remarquer que, même dans les régions les plus déshéritées du monde, cette couche est présente. Elle pénètre dans l'intimité des lieux de vie.

C'est là où nous trouvons la force du concept phénoménologique de "monde vécu" : ce n'est pas directement au monde objectif, physique, que les populations du monde ont accès, mais à une préhension interprétative des événements du monde que les publicistes et les médias sélectionnent, mettent en scène, nous proposent, voire nous imposent. Tarde aura été le plus grand théoricien de ce phénomène. Il y aurait certes beaucoup à dire sur le traitement médiatique de ces événements et la manière dont il influence les opinions publiques. Les analyses sur ce sujet ne manquent pas. Mais il nous importe de souligner le fait que, quel que soit ce traitement, il en reste quelque chose d'incompressible : le monde se présente à nous. La télévision, par exemple, est une fenêtre ouverte sur le monde par laquelle passe toujours quelque chose, quelle que soit la mise en scène. Nous sommes, comme on dit, "branchés sur les événements du monde" qui nous sont présentés et nous affectent d'une manière plus affective et émotionnelle que cognitive, car tel est le registre qu'intentionnellement les médias sollicitent. Ce n'est pas à notre intelligence qu'il est fait appel, mais à nos passions réactives, à peine tempérées par des "commentaires journalistiques" dont on sait l'orientation politique partisane et qui viennent nous dire ce que nous devons penser de ce qui nous est brutalement montré (ou occulté).

C'est pourquoi, en toute rigueur, il est plus juste de parler de "monde trans-subjectif", développé dans le registre que Simondon qualifie de pré-conscient, d'affectivo-émotionnel, que de monde inter subjectif. Ce monde est néanmoins bien là.

Il est remarquable de constater qu'en même temps, cette couche médiatique est doublée par une multiplicité des listes, forums, sites et réseaux qui, par le biais d'internet, viennent, soit mettre en débat, soit découvrir d'autres facettes des événements du monde et transformer le monde trans-subjectif en un monde réellement inter-subjectif, pensé comme tel et ouvert aux débats, aux dialogues sans cesse relancés.

Mais, précisément, cette modalité nous pousse à faire un pas de plus : l'appartenance au même monde ne se forme pas de manière lisse. C'est plutôt à un univers volcanique et tourmenté que nous avons affaire. Le monde nous apparaît sous la forme d'une conjonction de graves problèmes. Et du même coup, en nous affrontant à cet univers mondial, en prenant conscience de notre appartenance, nous voyons que l'évolution actuelle et future du monde, son devenir, sont pour le moins problématiques.

Et il est vrai que la majorité de ces problèmes apparaissent sous une face négative : montée de la pauvreté, dégradation de l'écosystème, dissémination des guerres, oppression diversifiée et généralisée des femmes, etc.

Ce constat est d'ailleurs au fondement même de la sociologie du risque d'Ulrich Beck[4] : il s'agit, non pas de se battre pour un monde meilleur, mais pour éviter le pire, pour assurer le moindre mal. Il y aurait là un considérable changement d'attitude face à l'avenir : non pas rêver d'un monde meilleur et se battre dans le faire advenir, mais craindre un monde pire et se mobiliser pour éviter qu'il n'advienne.

La recherche du moindre mal, face à un mal possible, recoupe la définition précise de l'affect de peur chez Spinoza. On peut donc dire, si nous le suivons dans cette définition, que le monde ainsi problématisé est un monde qui présente et propage la peur à large échelle.

Néanmoins, on ne peut s'arrêter à ce constat : problématiser le monde, ce n'est pas se contenter de comptabiliser et de lister ce qui fait problème. Ce n'est pas non plus nécessairement rechercher des solutions. Dans tout problème, il existe une tension qui l'anime.

Problématiser, c'est cerner la tension, approfondir l'intelligence du problème, développer un point de vue et tracer des perspectives. C'est autour des perspectives qu'il peut y avoir convergence et solidarité, construction d'un monde vécu face à des oppositions, et non pas autour de l'énoncé des problèmes en tant que tel.

Je voudrais, dans cette intervention, me concentrer sur le chapitre 3 de mon livre, intitulé "De l'agonie des identités au métissage".


2. Le métissage comme problème constitutif de la mondialité.

Le métissage est un phénomène ancien et massif. Chaque grande période historique a donné lieu à d'importants métissages, à commencer par ceux qu'une puissance conquérante impose à un peuple conquis.

Ce qu'il y a sans doute de nouveau dans la période actuelle, c'est que tout à la fois :

- il devient irréductible, au sens où on ne peut le réduire et le faire disparaître par un simple processus d'assimilation et d'intégration nationales (ou impériales). Il entre en résonance avec la mondialité et celle-ci lui confère une texture, une ampleur et une résistance particulières.

- il s'énonce alors que nous avons affaire à une grave crise des identités, quelle qu'elle soit (identité de métier, nationale, de classe, religieuse, etc.). La radicalisation "intégriste" de ces identités est le signe de leur profonde crise.

Je partirai de cette situation intellectuelle très surprenante : la question du métissage est étrangement absente des recherches et études sociologiques, malgré son caractère massif. Il se produit là un étrange déni d'existence. Et encore aujourd'hui, au mot "métis" reste attaché une connotation péjorative, comme si le vocabulaire colonialiste avait maintenu sa présence.

Dans le meilleur des cas, en France, on identifiera "métissages" et "créolisation".

Pourtant, si l'on consulte le dictionnaire, métis vient de "mixtus" et désigne "ce qui est mélangé". Il s'agit donc clairement d'un terme générique qui ne désigne aucun mélange particulier.

Le grand silence qui est fait autour du phénomène du métissage me semble recouvert par le bruit assourdissant fait autour de la thématique de l'"étranger". Non selon l'approche subtile d'un Simmel, mais avec son lot de brutalité expressive.

Pour qu'il y ait étranger, encore faut-il qu'il se distingue d'un alter ego qui, souvent, n'est pas défini : s'agit-il du "national", de l'"intégré"? Etranger à quoi? Et face à qui ?

L'étranger est toujours suspect, il est à multiples visages : l'extérieur face à l'intérieur, l'inconnu face au connu, celui qui doit garder sa bonne distance car il n'est pas de nôtres, le potentiellement barbare.

Cette figure de l'étranger est, dans la période actuelle, brandie avec force. Pour occulter la réalité du métissage, on aura recours à de nombreuses catégorisations issues de cette figure. On utilisera en France par exemple l'expression abêtissante de : "enfants de la deuxième génération". Deuxième génération de quoi ? Et si père et mère sont de nationalités différentes, de laquelle tiendra-t-on compte ? Et qu'en sera-t-il de la troisième génération, si l'enfant naît d'un autre mélange ? Et qu'en est-il des peuples qui ne forment pas une nationalité : les Juifs, les Arméniens, les Kurdes, la mosaïque des peuples d'Afrique, etc…?

Or la référence au métissage met à mal cette figure et problématisation de l'étranger (nouveau refuge du racisme). Avec elle, on ne peut plus établir de ligne de partage qui soit nette, on ne peut découper la mondialité en parcelles de nationalités. Il existe, il s'impose à l'existence une diversité infinie de métissages, qui ne saurait être réduite à la problématique du rapport à l'étranger. Si étranger il y a, il est en chacun de nous.

Ce n'est pas, bien entendu, que la question de la nationalité soit gommée. Mais elle se trouve relativisée. Et ce qui compte, dans la problématique du métissage, ce n'est pas l'origine "en soi", ou les origines. Ce sont les relations vivantes qui s'établissent entre des histoires et expériences nationalitaires, voire civilisationnelles diverses qui ont à se composer au sein d’individualités métisses.

Comme l'indique Edouard Glissant, « il faut détourner l’homme de la pensée de l’un et l’ouvrir à l’émoi de la diversité ». Il faut créer une poétique du divers.

On s’aperçoit alors que le métissage n’est pas un problème. C’est bien plutôt l’expression d’un point de vue et d’une perspective émancipatrices, non sur l’étant, mais sur le devenir.

Néanmoins, on peut prendre le métissage comme l’indice de problèmes qui ont directement à voir avec la montée de la mondialité :

- la crise, ou plutôt la dilution des identités, ce qui fait que la référence à la mondialité ne peut pas être pensée comme un nouvel « internationalisme ». Cette dilution comporte des risques énormes : que les individus ne deviennent que des brisures d’identité, des morceaux d’identités en perdition. Face à ce risque, le point de vue du métissage, du mélange, offre une opportunité de ressaisissement : le retour à la simple appartenance. Un métis est, par définition même, en situation de multi-appartenance, mais sans bouclage sur une quelconque identité. Ce n’est plus le prolongement d’une identité (qui serait "héritée", "élue" ou "choisie") qui fonde l’engagement dans la vie, mais c’est au contraire l’engagement qui fait vivre et sollicite une pluralité d’appartenance, et toute sa richesse potentielle. On expérimente en soi que dès qu’une appartenance se fige en identité, le métissage se tend et sa richesse se trouve mise en péril. Le métissage n’est pas une fusion d’appartenances, mais une composition, qui ne prend tout son sens que par rapport aux défis du devenir.

- La confrontation entre civilisations, problème qui ressurgit brusquement dans le tournant du monde actuel. Je ressens, personnellement, une réticence à utiliser ce terme, à cause tout à la fois de son usage guerrier (« Le choc des civilisations ») et de ses connotations colonialistes (« la civilisation », face aux peuples barbares). Néanmoins, cet concept a été utilisé par les plus grands sociologues : Max Weber, s’interrogeant sur la singularité de la trajectoire de la civilisation occidentale, Norbert Elias, en en caractérisant des périodes, Georges Friedmann, s’inquiétant de la montée de la civilisation technicienne, etc. Ce que le concept de civilisation apporte, c’est précisément la profondeur historique, aussi bien quant au passé que quant à l’avenir. C’est la longue durée. Et on peut se demander si la faible présence dans la pensée sociologique actuelle de la question des trajectoires civilisationnelles n’est pas l’indice d’un repli frileux sur de la micro-sociologie technicisée. La crise des identités s’apparente aussi à la crise de généralisations abusives, qui pensent pouvoir s’affranchir de l’effort à faire pour appréhender les phénomènes profonds et de longue portée. Qui aura interrogé quelques ouvriers, croira (ou croyait) pouvoir parler sur l’ensemble de la classe ouvrière, ou de la condition ouvrière...

Chez Max Weber, non seulement la problématique civilisationnelle est centrale, mais elle se pose comme clairement critique, comme une posture qui interroge et dénaturalise les traits caractéristiques de la civilisation occidentale.

Nous vivons actuellement, de manière évidente, une rencontre entre civilisations, qui se trouvent paradoxalement réactivées par cette rencontre même et qui peut conduire effectivement à des phénomènes considérablement régressifs. Il ne s’agit pas d’occulter cette rencontre, mais d’apprendre à la penser comme telle.

De la place qui est la notre, ici en occident, tout en mobilisant la richesse du métissage, ce qui me semble à notre portée est de réaliser un réexamen critique de la trajectoire occidentale, de prolonger Max Weber, mais sous de nouveaux regards.

Je pense à trois domaines :

1) celui de l’écologie, que j’ai longuement traité dans mon livre : le rapport entre la Cité humaine et la Nature, elle-même vue comme forces et processus qui engagent notre vie (et survie) organique (physique et psychique). La question écologique est certainement la plus lourde d’effets, celle devant laquelle nous nous sentons le plus démuni en termes opératoires. Mais du moins pouvons-nous, en tant que sociologues, en penser la profondeur historique et les causes concrètes, en nous ressaisissant de manière clairement critique de ce qui a été la trajectoire occidentale de la pensée du rapport à la fois instrumental et distancé de la Cité à la Nature et en considérant ce que d’autres civilisations – en particulier la civilisation chinoise ou les différentes cultures dites "indigènes" - peuvent nous offrir comme alternative. Ce que la question écologique fait émerger en positif, c'est à la fois

o une nouvelle définition de la responsabilité, non plus la responsabilité morale du "avoir à rendre des comptes sur", mais la responsabilité éthique du "prendre soin de",

o une nouvelle vision de nous-mêmes, non pas comme "maître de la nature", mais comme entièrement partie prenante, par notre corps, du cours de son développement (car la nature n'est pas autre chose que de vastes processus en mutation constante). Se confronter à la nature, c'est se confronter à une partie de nous-mêmes. L'indice le plus évident de cette "partie prenante" n'est pas autre chose que la santé et le bien vivre corporels, autant physique que psychique. La nature étant participant de notre intériorité, elle est tout sauf un environnement, comme des versions appauvries de l'approche systémique tenteraient de le nous faire croire.

2) Celui du désenchantement du monde. Je pense que l’on peut tourner le problème dans tous les sens : on trouvera toujours le même constat : nous vivons, actuellement, en occident, une perte considérable d’idéal et de valeurs. Nous vivons un formidable écrasement sur le présent, de même qu’une considérable confusion au sujet du concept d’événement. Au lieu de le voir comme un point de tension entre les virtualités amont et les possibles aval, on le réduit à n’être qu’un point aplati sur le présent de son occurrence.

Qu’en est-il des ressources inter-subjectives actuelles ? Qu’est-ce qui, face à la conscience des problèmes de la mondialité, peut surgir comme sens et valeurs de vie ? Qu’est-ce qui peut former idéal ? Comment le penser ? En mobilisant quels affects ? Il est probable que la ligne de force autour de laquelle peuvent se reconstituer, face à la rationalité instrumentale, une rationalité en valeurs, des valeurs de vie, est celle de l'émancipation humaine concrète. Emancipation humaine, et non pas simplement "sociale". L'émancipation est une tension vers l'idéal de liberté. C'est dans son cours que la liberté prend forme concrète et échappe aux déclarations universalisantes et faussement abstraites sur La Liberté (Bush).

3) Enfin celui de l’occidentalisation du monde. Comment interpréter les résistances manifestes à cette occidentalisation ou considérer ses dégâts, tout aussi probants ? Quel regard critique porter sur elle ? Comment renouer, de manière critique, avec la portée positive d’autres trajectoires civilisationnelles, qui se manifestent d’autant plus fortement qu’elles sont en péril ? Cette question demande, de la part de sociologues, beaucoup de lucidité et aucune complaisance exotique. Mais elle suppose que la communauté des sociologues soit explicitement élargie à des membres qui ont l’expérience vécue d’autres civilisations. On doit remarquer que l'expansion actuelle du capitalisme ne s'opère plus selon la modalité de la conquête ou de la soumission politique directe d'un peuple ou d'un Etat. Elle opère par "corruption", en quelque sorte, en empoisonnant les formes de vie qui lui sont différentes et résistantes à la fois. Elle opère par putréfaction (voir la Chine d'aujourd'hui).

Face à cette occidentalisation corruptrice, nous pouvons nous saisir doublement :

o de la problématique du respect critique des apports civilisationnels divers, en commençant par ce qui frappe à notre porte : le respect et la prise en compte de notre propre métissage (ici, en France par exemple), l'appui sur ses considérables ressources,

o d'un retournement de la place de l'économique capitaliste. C'est essentiellement à travers lui que les mécanismes d'empoisonnement se diffusent. Or, derrière l'économique, il faut voir l'essentiel : la production sociale des conditions de l'existence. Remettre l'économie (et non l'économique, comme sphère isolée) à sa place, c'est à la fois définir, par dialogue intersubjectif, ce que l'existence peut signifier, comme pleine et entière, comme horizon d'une vie commune heureuse (une vie bonne disait Aristote) et en quoi peuvent consister ses formes concrètes de production (la question de la production du "service").

En conclusion, je dirai que la perspective ouverte par le métissage déborde de beaucoup la simple question des origines individuelles. C’est une posture ouverte sur la mondialité, sur le divers et le commun que cette mondialité recèle potentiellement. Le commun n’est jamais un pur « donné ». Il est toujours à trouver, en gardant la modestie de se dire que nous ne le trouverons jamais que de manière partielle et inachevée.

La mondialité ne renvoie pas, contrairement à ce qu’affirme Beck, à la finitude, mais à l’inachèvement.

Du même coup, on peut valablement contester la problématique du « moindre mal », de la peur. Car ce que nous avons face à nous, ce ne sont pas des "risques", mais des tensions dont le risque est l'expression négatrice, celle qui n'offre aucune autre issue que la simple tempérance d'un étirement du présent vers l'avenir, celle qui prétend nous dire que l'histoire est finie, que tout n'est désormais que redondance dont il faut amoindrir les "risques". Le métissage, à l'inverse, est une pure affirmation. C'est à son déploiement, sa force, sa richesse, sa vitalité que la pensée sans perspective, qui reste enfermée dans le capitalisme mondialisé, prise dans une trajectoire déclinante et sans idéal, tente d'opposer "l'un", le non divers, le non mélangé, l'inéluctable, l'alter ego de l'étranger.

La mondialité sera constituée à partir de la reconnaissance égalitaire du divers et de la recherche du commun, ou elle ne parviendra pas à exister, restera un pur accompagnement exotique de la mondialisation.

Philippe Zarifian




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