TRIBUNES LIBRES
     
 
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1- Cerveau Sexe et Pouvoir (notes de lecture par Romain Testoris)

2 - Altermondialisme et féminisme (par Christiane Marty)

3 - Histoire du féminisme (Michèle RIOT-SARCEY)

Lecture Juillet 2008



"CERVEAU SEXE ET POUVOIR"


Catherine Vidal. Dorothée Benoit-Browaevs 2005 Belin

notes de lecture par Romain Testoris


Les deux auteures posent d'emblée la question: "y a t il dans le cerveau des structures ou des organisations particulières. propres à chaque sexe?". Elles précisent: "Nous nous intéressons ici essentiellement aux recherches sur la biologie du cerveau. leurs portées. leurs limites et leur évolution au cours du 19e et du 20e siècles."

Au 19e siècle. tout est simple: le petit cerveau des femmes explique leur "infériorité intellectuelle". Paul Broca qui a passé sa vie à peser des cerveaux. a trouvé que le cerveau des hommes pesait 181 grammes de plus que celui des femmes !

Hé1as, au 20 e siècle, tout se complique avec les examens par IRM. Ils révèlent que les différences entre le cerveau des femmes et celui des hommes ne sont pas flagrantes, pas davantage, par exemple que les différences entre le cerveau d'un violoniste, celui d'un sportif ou d'un matheux. "On observe tellement de variabilité entre les individus d'un même sexe qu'elle l'emporte le plus souvent sur la variabilité entre hommes et femmes ... les circuits neuronaux sont essentiellement construits au gré de notre histoire personnelle. Hommes et femmes peuvent montrer des spécificités de fonctionnement cérébral mais cela ne veut pas dire que ces différences sont présentes dans le cerveau dès la naissance. et qu'elles y resteront." Aucune étude sérieuse n'a pu mettre à jour de corrélation entre le poids du cerveau et les capacités intellectuelles.

L'enjeu est clairement idéologique. Si les différences sont naturelles et non construites socialement, l'égalité devient inaccessible. C'est ainsi qu'à plusieurs reprises la science a été détournée pour justifier les inégalités entre hommes et femmes ou entre groupes sociaux.

La théorie des deux cerveaux, qui eut son heure de gloire, et selon la quelle chaque hémisphère serait spécialisé, le droit pour les émotions et l'espace, le gauche pour le langage et la pensée, a été sollicitée pour justifier la domination masculine. Elle a été réduite a rien par les études actuelles. A la lumière de ces études, il apparaît que les deux hémisphères ont même poids et même volume chez les hommes et les femmes. qu'aucun ne fonctionne isolément, que les fonctions du cerveau sont assurées par plusieurs centres liés aux deux hémisphères, qu' hommes et femmes utilisent les deux hémisphères pour le langage, qu'il n'y a pas de différence de corps calleux (qui pour certains, au 19e siècle, était plus large chez les femmes, et pour d'autres chez les hommes).

Il n'y a aucun déterminisme de sexe sur le cerveau. "C'est avant tout l'expérience individuelle qui oriente les stratégies cognitives et pas le sexe." Le fonctionnement du cerveau évolue en permanence "en fonction des événements vécus par l'individu". C'est parce que jusqu'à ce jour les garçons et les filles ont été éduqués différemment qu'ils élaborent des stratégies cérébrales différents. Les garçons, initiés aux jeux collectifs, se repèrent mieux que les filles dans l'espace, les filles élevées à la maison au milieu des poupées maîtrisent mieux et plus tôt le langage.

Les auteures insistent alors sur la notion de "plasticité cérébrale". "Pour atteindre les mêmes performances chaque individu a sa propre façon d'activer son cerveau. Rien n'est joué d'avance. 90% des synapses se mettent en place jusqu'à 20 ans: dans ce laps de temps l'expérience personnelle est déterminante. Ainsi le quotient intellectuel des enfants adoptés dans un milieu favorisé sera supérieur au quotient intellectuel des enfants adoptés dans des milieux défavorisés. Ainsi se produisent des compensations cérébrales après des lésions hémorragiques. La formation et l'élimination des synapses sont permanentes chez tous les individus.

Y a-t-il un sexe du cerveau? Oui et non.

Oui, si l'on considère le circuit de neurones "qui s'activent périodiquement pour déclencher l'ovulation". Mais "avec l'évolution des espèces des plus anciennes aux plus récentes, le cerveau échappe graduellement à la loi des hormones pour guider les comportements sexuels’’. L’espèce humaine est la seule où reproduction et sexualité sont dissociées. Nous échappons au diktat des hormones "grâce au développement du cortex cérébral". Contrairement à l'opinion complaisamment colportée par les moyens d'information, les hormones ne sont pas prépondérantes.

Non, il n'y a pas de sexe du cerveau du point de vue cognitif. Il n' y a aucune corrélation entre les hormones et les performances cognitives.

Ici les auteures abordent ce qu'elles appellent le "déterminisme biologique" qui s'exprime dans la sociobiologie , et qui s'efforce d'expliquer chaque conduite humaine par une base biologique. La domination masculine serait alors non pas un fait d'histoire mais le fruit de la sélection naturelle. Le cerveau des hommes et celui des femmes auraient divergé pendant l'évolution et seraient aujourd'hui différents. Cette idéologie a pour but de faire oublier que "les rapports entre les sexes … sont avant tout des faits de culture. Il n'y a pas grand chose de cérébral ou d'hormonal dans tout cela. Et surtout pas de loi immuable."

Elles abordent que1ques "études" mises en avant par les partisans du déterminisme biologique, qu'elles qualifient d'abusives et douteuses, et qui sont de véritab1es escroqueries intellectuelles. On saura tout sur "le gène de la fidélité" (page 66). "la chimie de l'intelligence" (p 67), "la molécule du suicide"(page 69)et « l’homosexualité aux bout des doigts » (page 70). Cette dernière "étude" prétend étab1ir un signe distinctif de l' homosexualité dans la longueur des doigts de la main! D'autres prétendent localiser dans le cerveau le siège des jugements moraux!

Ce qu'il y a d'inquiétant derrière ces "études" qui ont des airs de canular, c'est qu'elles révèlent une offensive idéologique qui prétend donner une explication biologique générale à tous les phénomènes humains et sociaux. en effaçant les facteurs socio-culturels. Tout s'expliquerait par le cerveau: l'immaturité des jeunes, la passion, la foi, l'intelligence, bien sûr … Dans le dernier chapitre: "Vers une neurosociété?" ; elles détaillent cette offensive qui constitue, affirment-elles, une menace pour la démocratie. En prenant l'exemple de Doreen Kimura, psychologue canadienne qui prétend démontrer que les différences cérébrales sont déterminées pendant la vie fœtale, elles montrent le sens idéologique de l'entreprise. Doreen Kimura est membre du Freedom Party, parti ultra-libéral, qui s' oppose aux programmes d'aide sociale. conteste le rôle de l' Eta t dans la gestion des affaires sociales, défend des enseignements séparés pour les filles et les garçons. On ne peut résumer ce chapitre très riche. On ne. peut qu'évoquer le "dopage humain" pour "affranchir la race humaine de ses contraintes biologiques". le "neuromarketing" qui vise à activer le cerveau du consommateur pour qu'il passe à l'acte d'achat, la "neuroéthiaue" et la neurop6ilosophie" qui devraient permettre de résoudre les questions d'éthique et de philosophie par référence à la biologie!

Voilà un livre pertinent, dense,lisible, d'une argumentation soignée.

Une réserve de détail: peut-être faut-il regretter que les auteures, dans leur légitime souci d'insister sur l'importance cardinale des facteurs sociaux et culturels, s'appuient sur la notion de quotient intellectuel, ainsi que sur les notions de milieu favorisé et défavorisé sans les remettre en question; le quotient intellectuel est une notion fort discutable et le lien entre la réussite et le "milieu social" n'est pas immédiat mais passe par le parcours biographique des individus.

En élargissant les conclusions des auteures, on pourra affirmer que le combat féministe est doublement universel; d'abord parce qu'il est un mouvement d'émancipation, spécifique par rapport à l' anti-capitalisme, porteur d'une revendication d'égalité pour toutes et tous; mais aussi par ce qu'il constitue contre l'offensive inégalitaire menée sous les espèces de la sociobiologie, une ligne de résistance efficace. Féminisme et démocratie sont indissociables.


Romain Testoris




Féminisme Juillet 2008



Vers un Autre Monde Possible ?
ALTERMONDIALISME ET FEMINISME



Une analyse féministe, basée sur des ancrages concrets, sur la prise en compte des situations de vécu d’oppressions multiples, doit aider à bâtir une articulation entre les luttes et à avancer sur le processus de réalisation de la transformation sociale. L’opportunité d’un discours féministe se révèle également si on prend en compte les liens existants entre l’écologie et le féminisme. Enfin, un autre aspect et non des moindres, concerne les questions du pouvoir, de la démocratie, de la représentation... Une analyse politique pédagogique et limpide par une dirigeante d’Attac France.

Un certain nombre d’organisations de femmes est partie prenante du mouvement altermondialiste. S’il y a un assez large consensus pour reconnaître que la dimension du genre et de l’égalité entre hommes et femmes est transversale à beaucoup de thématiques, on constate pourtant les difficultés concrètes à sa prise en compte. Dans son combat pour une transformation sociale en profondeur, le mouvement altermondialiste s’enrichirait beaucoup à s’approprier les débats récents du féminisme, notamment sur les thématiques de la participation. A la question de savoir quelles transformations sociales viser et surtout quelle stratégie adopter pour les mettre en oeuvre, la réflexion féministe répond que celles-ci doivent se définir par un processus d’autodétermination dans la dynamique de mobilisation politique. Un tel processus est à même de produire des formes d’autogestion pour des transformations radicales. Un certain nombre d’expériences existent dans différents endroits, qui témoignent de la capacité d’organisations féministes d’une part à créer une prise de conscience collective des oppressions multiples (classes, genre,…), d’autre part à remettre en cause les mécanismes de pouvoir et les modes de décisions. Elles y répondent en favorisant une dynamique qui articule les différentes luttes contre toutes les inégalités et pour la satisfaction des besoins fondamentaux et en privilégiant une large participation de chacun et chacune aux prises de décision. Ces préoccupations font partie intégrante de la pensée féministe, dont il est utile de rappeler quelques fondamentaux.

Le féminisme découle d’une analyse politique de la répartition des pouvoirs et des richesses dans la société, et des inégalités entre les hommes et les femmes dans cette répartition. Une telle analyse passe obligatoirement par la prise en compte de l’ensemble des inégalités dans l’accès aux droits fondamentaux au niveau mondial et permet de mettre en évidence -et de contester- les différents rapports de domination responsables des principales inégalités. La démarche qui part de cette analyse et se poursuit en évaluant l’impact de la mondialisation libérale sur ces inégalités montre que la stratégie néo-libérale s’appuie largement dessus, elles lui sont indispensables.

Schématiquement, les inégalités subies au niveau individuel résultent de la combinaison dans des proportions variables de trois grands types d’inégalités de nature différente : les inégalités entre les pays (pays riches et pauvres, Nord et Sud), les inégalités à l’intérieur des pays en terme de catégories sociales et les inégalités entre les hommes et les femmes, qui sont transversales. Ces grandes catégories d’inégalités sont le résultat de trois principaux rapports de domination et d’exploitation, à l’histoire différente : les rapports Nord/Sud issus de l’histoire coloniale, les rapports de classes issus de la confrontation capital/travail, et les rapports de domination entre les sexes issus du patriarcat.

A ces trois types d’exploitation, on peut aujourd’hui en ajouter un quatrième qui traduit ce qui se passe au niveau écologique. On est en train de générer des inégalités entre générations, celles du présent exploitant et gaspillant les ressources du futur et mettant en danger son environnement. Ce qui correspond à un rapport de dépossession du futur par le présent.

Le système néo-libéral ne peut fonctionner qu’en s’appuyant sur ces quatre rapports de domination. En réponse, le mouvement altermondialiste doit dépasser le stade actuel de juxtaposition ou, au mieux de convergences ponctuelles, de divers fronts. Il doit être en capacité d’articuler les différentes luttes d’émancipation contre chacune des exploitations et de les unifier. Au-delà, le problème actuel du mouvement altermondialiste, qui semble marquer le pas, n’est pas tant celui de la définition des propositions alternatives – largement tracées - que celui de la stratégie pour y parvenir. Comment impulser les plus larges mobilisations pour contrer l’offensive néo-libérale ? Comment éviter la coupure entre les noyaux les plus militants et la plus grande masse, notamment lors des éditions des forums sociaux ? Comment renforcer la participation du plus grand nombre, hommes et femmes, sur un pied d’égalité aux instances et processus du mouvement altermondialiste ? Tout projet se construit autant par son objectif que par le chemin pris pour y arriver. Une meilleure prise en compte de l’approche féministe et de la dimension du genre serait à même de favoriser aussi bien l’articulation des luttes que l’élaboration de pratiques alternatives du pouvoir. Pourquoi ? Tout d’abord parce qu’une énorme majorité de femmes sur la planète cumulent plusieurs des rapports de domination mentionnés (ce qui est beaucoup moins le cas des hommes). De l’ouvrière du textile du Bangladesh, qui subit patriarcat, exploitation capitaliste, qui vit dans un pays menacé par des dégradations écologiques majeures, à la femme immigrée employée dans les services de nettoyage en entreprise, ou à la paysanne brésilienne luttant pour son droit à la terre, nombreuses sont les femmes dont le vécu devrait servir à faire progresser les convergences.

Ensuite, si les différents rapports de domination ne se recouvrent pas, ils interagissent. Notamment les rapports sociaux de classe et de sexe interagissent d’autant plus fortement aujourd’hui que le salariat se féminise largement. Le capitalisme a très bien su utiliser la division sexuelle du travail pour en tirer profit (temps partiel, salaires inférieurs des femmes) et dégrader l’ensemble des normes sociales du travail (précarisation, temps de travail,…). Au contraire, le mouvement social n’a pas encore su intégrer cet aspect, il est de ce point de vue en retard par rapport au capitalisme. C’est regrettable pour une raison d’efficacité, puisqu’il ne mobilisera pas pleinement l’énorme potentiel de lutte que représentent les salariées.

Mais au-delà, il importe de constater l’évolution de la condition de nombreuses femmes et l’approfondissement de la réflexion féministe qui l’accompagne. Les femmes entrées dans le salariat vivent une double oppression, capitaliste et patriarcale, triple même pour les femmes du Sud. C’est dans ce cadre idéologique que s’inscrit aujourd’hui la réalité de très nombreuses femmes de tous les pays. Dans tous les cas, s’il n’y a aucune hiérarchie à instaurer entre les différents rapports de domination ; leurs champs d’application sont distincts, s’imbriquent depuis le niveau international, puis national, la sphère économique, et au bout de la chaîne la domination masculine, la plus occultée, qui prend place dans l’intimité de la sphère domestique. L’approche féministe, parce qu’elle doit remonter la totalité de la chaîne, en vient donc obligatoirement à prendre en compte et à combattre ce cadre idéologique dans sa globalité. C’est ainsi que, lorsqu’elle va au bout de sa logique, la pensée féministe aboutit à une remise en cause de l’ensemble des mécanismes d’oppression subis par les femmes : rapports sociaux de sexe mais aussi rapports de classe et rapports Nord/Sud. La réciproque n’est pas vraie jusqu’à présent : la remise en cause des rapports capitalistes de production ou des rapports Nord/Sud n’aboutit pas à celle de l’oppression des femmes. C’est dans ce sens qu’il est possible de dire qu’une approche féministe contient potentiellement toutes les luttes d’émancipation. Il s’agit là d’une démarche intellectuelle qui ne signifie pas que les femmes dans leur ensemble constitueraient une communauté d’intérêts, indépendamment de leur appartenance de classe. Elle ne constitue pas une réponse politique. Mais une analyse féministe, basée sur des ancrages concrets, sur la prise en compte des situations de vécu d’oppressions multiples, doit aider à bâtir une articulation entre les luttes et à avancer sur le processus de réalisation de la transformation sociale.

L’opportunité d’un discours féministe se révèle également si on prend en compte les liens existants entre l’écologie et le féminisme. Les mouvements de femmes rassemblent souvent les préoccupations sociale et écologique – particulièrement dans les pays du Sud - concernant d’une part la fourniture des besoins sociaux fondamentaux (alimentation, santé, éducation des enfants, soins font partie des tâches socialement attribuées aux femmes) et d’autre part le souci de la préservation de l’environnement. Non pas en raison d’une détermination biologique des femmes qui les rendrait plus proches de la nature, mais en raison de la définition des rôles sociaux de chaque sexe. Les scientifiques ont découvert que dès l’âge de pierre, les rôles attribués aux femmes dans les sociétés de chasse et de cueillette étaient explicitement liés à la biodiversité. Aujourd’hui, les femmes de nombreux pays continuent de collecter le bois, l’eau et les produits naturels à usage de nourriture, médicaments, artisanat ou entretien du foyer. A cause de la raréfaction et/ou de la dégradation de ces ressources, de la pollution, elles sont amenées à passer de plus en plus de temps à ces activités. De par ces responsabilités, elles ont - plus que les hommes - conscience que la survie de leur famille dépend de la préservation et du renouvellement des ressources naturelles. Elles sont également les premières menacées et spoliées par la privatisation du vivant, au sens où elles sont traditionnellement les dépositaires principales des connaissances sur les semences et les plantes médicinales.

Un autre aspect et non des moindres, concerne les questions du pouvoir, de la démocratie, de la représentation. Dans le passé, certains courants féministes avaient acté qu’un système politique qui n’est pas déjà capable de représenter les 50% d’hommes de la population n’est a fortiori pas capable de représenter les 50% de femmes. Ils se sont alors détournés durablement du domaine politique. Mais le mouvement féministe dans sa diversité s’est toujours questionné sur le pouvoir et les valeurs qui le sous-tendent. Il a contesté la promotion de normes de virilité qui valorise l’affirmation de soi par le pouvoir, la domination, l’argent. Comment ne pas faire le lien avec les valeurs que célèbre la société marchande, celles de la concurrence, la compétition, l’agressivité même, qui sont considérées comme un idéal en matière de stratégie d’entreprise ? Lorsque nous mettons en avant les valeurs de solidarité, de coopération et de lien social, lorsque nous mettons la satisfaction des besoins sociaux quotidiens, la protection sociale, la défense de services publics, la paix, etc. au rang des priorités, nous ne faisons que donner la primauté aux valeurs et aux préoccupations qui sont traditionnellement attribuées au rôle social féminin. Si cette inversion dans la hiérarchie des valeurs caractérise le projet alternatif de société, elle doit aussi se retrouver dans la stratégie mise en oeuvre. Ce qui n’est pas encore le cas. Pourtant ces valeurs ont commencé à faire la preuve de leur capacité à mobiliser l’opinion, et la bataille est aussi idéologique.

Le mouvement altermondialiste s’il veut pouvoir impulser de larges mobilisations pour contrer l’offensive libérale et imposer un projet alternatif doit s’enrichir des expériences et de la réflexion féministes. Si on veut construire une autre société, il paraît indispensable de s’approprier le discours féministe dans sa capacité à articuler les préoccupations sociales, écologiques, à réinterroger les notions de pouvoir et de démocratie, à promouvoir d’autres valeurs et à inventer de nouvelles pratiques de participation à la base.




Christiane Marty, membre du Conseil scientifique d’Attac




Féminisme Aout 2008



Histoire du féminisme - La Découverte - 2002 - Michèle RIOT-SARCEY
Notes de lecture



En 1793, Pauline LEON et deux cents femmes de toutes classes créaient le club des Citoyennes républicaines révolutionnaires. En 1966, dans la radicalisation nord-américaine naissait la National Organisation for Women dont l’écho international fut immédiat. Michèle RIOT-SARCEY, universitaire, connue pour avoir été très active dans la CGT de 1968, livre dans la collection Repères (un format de poche, 120 pages maximum) une fresque passionnante de l’émancipation féminine sur les deux siècles qui séparent ces deux dates. On regrettera que le zoom s’écarte peu de la France, mais le défaut est circonscrit et la caractéristique principale de l’ouvrage est bien l’ampleur de la perspective : jamais ne sont édulcorées ni la complexité des questionnements des contestataires de l'ordre établi (ne pas omettre page 78 l’encadré sur le surréalisme et la conception onirique du désir), ni la grande diversité des positions prises par les différentes générations féministes.

En effet, on redécouvre combien en 1914 le patriotisme fanatique a exercé ses ravages jusque dans les rangs des plus déterminé(e)s. Ou encore combien les féministes françaises se divisèrent, entre tenantes de la protection des femmes et partisanes de la liberté et du droit au travail, face à ce vote qui fit en 1892 du travail de nuit un univers réservé aux seuls hommes. La grande palette des positions féministes (à la fin du 19ème les associations sont reconnues d’utilité publique et les catholiques ont leur politique féministe, comme ils ont une politique ouvrière) a son explication avant tout dans ce que l’exploitation, la domination et l’aliénation des femmes fait système et supporte le système économique, politique et social général (voir le passionnant chapitre 4 : « 1860-1918 : la longue marche du féminisme »).

L’auteure donne à voir combien les troisième, quatrième et cinquième Républiques françaises perpétuèrent avec rigueur les dispositifs anti-féminins. Institué dans l’élan révolutionnaire, en 1792, abrogé dès 1816, le droit au divorce ne fut partiellement rétabli qu’en 1884, le consentement mutuel de 1792 ne réapparaissant dans la loi qu’en 1975 (page 58). Les femmes, comme les peuples colonisés, furent vouées longtemps aux « bienfaits » des bons pères et de l’Eglise, et il faut attendre 1880 pour que l’Assemblée autorise la création de lycées publics pour jeunes femmes (page 57). Quand au droit de vote, après la Norvège (1913), le Danemark (1915), la Suède et l’Angleterre (1918), l’Allemagne (1919), la Belgique(1920) et le veto du Sénat de 1922 au vote de principe de l’Assemblée, il faut attendre l’élection municipale du printemps 45 pour que le déni de citoyenneté cesse en métropole. Encore, souligne l’auteure, ne faut-il pas omettre que le mouvement pour la parité (page 106 et suivantes) reste d’une brûlante actualité soixante ans plus tard. Indéniablement très travaillée, s'inscrivant pleinement dans la problématique émancipatrice, cette courte synthèse se lit comme une réflexion très aboutie sur l'actualité du féminisme dans une perspective de changement de société. Est sous-tendu ici le dialogue des féminismes des années 70 avec un siècle d’hypothèses théoriques et de luttes actives des marxistes (en revanche, sur le courant associationniste dont se réclame l’anarchisme : voir page 47 le rappel de l’hostilité radicale de PROUDHON à la candidature de Jeanne DEROUIN aux élections législatives de 1849).

En poussant à l'extrême la séparation des fonctions (l'économie d'une part, la gestion et la reproduction de la société d'autre part), la fragmentation et le contrôle des espaces (la fabrique, univers de l'autorité patronale d'un côté, le logement, l'école et l'habitat d'un autre) et en rendant nécessaire l’institution Etat au dessus des rapports de production et des rapports de reproduction, le capitalisme a créé une situation inédite, d'abord en Europe et en Amérique du Nord, aujourd'hui dans chacun des cinq continents. Sans doute, dans toute société dotée de la conscience de sa propre histoire, les études historiques démontrent-elles que "la différence sexuelle, comme donnée, est largement utilisée pour répartir et reproduire la hiérarchie des rôles sociaux" (page 109). L'assujettissement des femmes de toutes conditions est un construit social de toutes les sociétés humaines, qu'elles aient appartenu aux stades premiers de l'hominisation ou aux différentes étapes des modes de production connus. Mais la concurrence des capitaux et la généralisation du salariat ont posé crûment la question de la reproduction de la société - le développement même de l'économie sapant jusque la reproduction démographique, depuis l'Angleterre de la 1ère révolution industrielle hier, jusqu’aux zones franches des pays émergents aujourd'hui : cela a entraîné des besoins spécifiques de la classe propriétaire qui y a répondu par une gouvernance généralisant les institutions régressives des existences féminines : la matrice en est bien le Code Napoléon de 1804 qui a institué la minorité civile de la moitié de la population ! Dans l’acharnement de Thermidor, la possibilité pour une femme d'être propriétaire, bornée et circonscrite par l'absolutisme français, disparaît purement et simplement ! Si l'histoire des féministes ne débute pas avec le capitalisme, c'est bien le capitalisme qui fait des femmes, quelle que soit leur appartenance de classe, un groupe social s'identifiant par des aspirations et des objectifs communs. Michèle RIOT-SARCEY rappelle ici que tout fit question depuis le Moyen-Age : le statut (l'apogée de la réduction des femmes au rôle de reproductrices ayant été consécutive aux deux saignées des guerres mondiales), l'individualité juridique (page 61 : le droit de témoigner dans les actes civils et notariés ne date que de 1897 ; les commissions communales d’assistance ne s’ouvrent aux femmes qu’en 1905), l'accès à l'enseignement, le droit au travail, l'expression littéraire… et bien entendu la citoyenneté (doublement dénaturée puisque réduite à un simple titre, une simple dénomination pour les femmes, faute de la possibilité d'élire et d'être élue, et obérée dans leur représentativité pour les assemblées, qu’elles aient été de démocratie directe ou de démocratie délégataire).

La redécouverte de cette histoire des femmes et du féminisme dans la formation sociale française présente bien de l'intérêt à l'heure où d'évidence un nouveau mai 1968 nous est nécessaire. Au cours de la première et de la deuxième révolution industrielle, prolétaires et femmes se confondaient sinon dans l'exploitation, du moins dans la domination. Telle était la conviction des féministes d'alors, rappelle l'auteure, qui aborde avec beaucoup de précision la participation des féministes aux épisodes révolutionnaires et à leur prise en charge des réponses aux besoins sociaux (page 48 notamment, sur le rôle de Jeanne DEROIN et Pauline ROLAND dans la Deuxième République). Mais, restitue-t-elle, l'opinion inverse et les pratiques antagonistes l’emporteront dans le mouvement ouvrier ascendant (voir "l'isolement des ouvrières" page 64 et suivantes).

Et un questionnement important pour les autogestionnaires réside peut être dans le décalage temporel constaté par l’auteure entre la combativité et l’engagement féminins dans les poussées révolutionnaires et l’approfondissement des aspirations féministes à des rapports sociaux dégagés des hiérarchies sociales et de sexe : ce que Michèle RIOT-SARCEY décrit, de la Révolution française à la Commune, c’est que le plus souvent le féminisme ne s’institue comme acteur qu’après le paroxysme de l’affrontement. Le MLF lui-même n’apparaît au grand jour qu’en 1970. Ce paradoxe, récurrent à s’en tenir à cette histoire du féminisme, ne peut que conduire à penser étroitement féminisme et changement de société dans les hypothèses politiques d’aujourd’hui. Peut-on projeter de nouvelles relations sociales hors de l’approfondissement de l’égalité et de la liberté concrètes par toutes et tous ? Peut-on parvenir à des ruptures avec les ordres inégalitaires qui soient assumées par le plus grand nombre hors d’une autogestion féministe et d’un féminisme autogestionnaire ? Peut-on préparer les ruptures que nous savons nécessaires sans que nos moments de réflexions, d’actions et de rassemblement intègrent systématiquement la transversalité des féminismes ?




par Eugène BEGOC


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