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ITALIE, LA CROISÉE DES CHEMINS

par Arno Gauthey

[ voir également "Un moment historique, des perspectives incertaines", du même auteur ]

 

Samedi 23 mars, Rome était le lieu d'une manifestation historique pour la gauche italienne. Après une décennie marquée par le renoncement et d'alignement au centre de la plupart des forces mais aussi par une certaine revivification des gauches syndicales et radicales, cette manifestation pourrait bien être le début d'une nouvelle phase. Éléments pour caractériser la période.

Pour apprécier la rupture marquée par cette manifestation dans l'évolution des gauches italiennes, il importe de revenir sur la situation ouverte il y a trois mois à peine.

Un centre-gauche pathétique

Après les législatives de mai dernier, le très botanique centre-gauche (1) s'était plu à annoncer une opposition intraitable, luttant au pied à pied contre le gouvernement Berlusconi. Tel n'était cependant pas vraiment le cas, six mois plus tard. Le centre-gauche avait magistralement loupé le contre-sommet de Gênes, avant de montrer une nouvelle fois sa ductilité atlantiste depuis l'automne. Sur le terrain des offensives berlusconiennes contre l'Etat social, la magistrature, les étrangers ou le système éducatif, on aurait été en peine de voir des réactions à la hauteur des enjeux. Il aura donc fallu la démission forcée de Renato Ruggiero (2), ancien patron de l'Organisation Mondiale du Commerce, proche de Henry Kissinger et ami de Giovanni Agnelli, pour que le centre-gauche se décide à (se) manifester. Ainsi, le 8 janvier, un millier de personnes se réunissaient, ne dissipant pas réellement l'ambiguïté de leur mot d'ordre : opposition à la politique extérieure (mais laquelle ?) du gouvernement ou bien soutien au ministre démissionné ? La manifestation de l'Olivier, le 16 janvier dernier, ne clarifierait pas vraiment la situation. Tout se passait comme si le centre-gauche voyait son seul espoir de salut dans les tensions internes - réelles ou supposées - du gouvernement. L'espoir, c'était une réédition de la chute du cabinet Berlusconi en raison de défections au sein de la majorité ; comme en 1994. Cette perspective permettant à la coalition de centre-gauche de continuer à faire l'économie d'une analyse sérieuse de la victoire de la droite en mai dernier.

La planche de salut syndicale

Dans ce contexte d'opposition minimale, c'était du côté des forces syndicales que l'opposition était la plus manifeste et la plus conséquente. Mais aussi tardive : les secteurs syndicaux les plus en pointe et les plus directement menacés entamaient des actions dès l'automne, sans grand soutien des confédérations.
Néanmoins, un mouvement massif de grèves perlées à l'échelle de l'Italie commençait à la mi janvier, avec des grèves générales régionales en cascade. La grève générale du 29 janvier montrait une forte capacité de résistance, avant un mouvement de grève spécifique de la fonction publique, le 15 février.
Car, en ce début d'année, le gouvernement donnait la pleine mesure de sa conception de la " gouvernance d'entreprise " appliquée à l'Etat. Dans une proximité avec le patronat proche de l'inceste, il s'apprêtait à donner une traduction législative à une série de textes réglementaires portant sérieusement atteinte au droit du travail, notamment. A ce titre l'article 18 du Statut du travail, protégeant certaines catégories de salariés contre le licenciement abusif, avait une dimension de test aussi bien que de chiffon rouge. Car le projet de réforme du travail défini de conserve par les proches de Silvio Berlusconi et la direction de la Confindustria va bien au-delà (3).
La " bonne gouvernance ", c'est aussi la stigmatisation des archaïsmes. Ainsi le ministre des Affaires sociales désignait-il Sergio Cofferati, dirigeant de la CGIL, comme " ennemi public ". Et sommait les autres confédérations syndicales de se détacher d'une CGIL porteuse de chaos. La morgue gouvernementale est cependant jusqu'à présent un instrument d'unité syndicale incomparable.
Mais du temps a indéniablement été perdu dans la construction de l'unité syndicale contre le gouvernement. . A ce titre, Fausto Bertinotti, secrétaire de Refondation communiste, avait beau jeu de pointer les réactions tardives des confédérations syndicales : ce que Berlusconi avait en tête était clair depuis longtemps et " ne pas avoir mené de grève générale, après celle des métallos, a signifié laisser une arme entre les mains du gouvernement, qu'il a hélas utilisé ".

Le surgissement de la société civile

Un autre pôle d'opposition, relativement inattendu malgré la force du mouvement altermondialiste manifestée à Gênes, s'est progressivement constitué. Fin 2001, les attaques systématiques du gouvernement contre la magistrature et singulièrement les Parquets saisis d'affaires politico-finanacières ont commencé à mobiliser des forces en grande partie hors des structures existantes. La perspective du renouvellement de la direction de la radiotélévision publique en février a par ailleurs relancé un mouvement de dénonciation de la mainmise berlusconienne sur une part considérable des médias.
Comme pour le volet social, le centre-gauche s'est trouvé peu à l'aise sur ces sujets, compte tenu de son attitude depuis 1994. Quelle crédibilité accorder à ceux qui ont eu le pouvoir pendant près de dix ans mais n'ont rien fait contre le " conflit d'intérêts ", contre l'intervention politique de personnes vivant des marchés publics ?
Si bien que le centre-gauche n'a pas eu prise sur les actions de la " société civile " de plus en plus fortes et nombreuse à partir de janvier 2002. Bien au contraire, on a assisté à une défiance grandissante de la part des manifestants envers l'Olivier. Le 24, à Florence, plusieurs dizaines de milliers de personnes manifestaient. A cette occasion, l'universitaire issu de l'extrême-gauche Francesco Pardi accédait à une dimension nationale, et mettait l'Olivier face à ses renoncements. 
Autre coup d'éclat, la mise en accusation des Démocrates de gauche et de l'Olivier par le cinéaste Giovanni Moretti, lors d'une manifestation un peu terne. Peu inspiré en mai dernier lorsqu'il désignait Fausto Bertinotti comme unique responsable de la victoire de Silvio Berlusconi, il pointait alors l'incompétence des états-majors de la coalition de centre-gauche. Cette parole inhabituelle réussissait à synthétiser une opinion très largement répandue dans les différents secteurs de la gauche. Stupeur des directions partisanes, qui annonçaient alors vouloir rencontrer la " société civile " (en fait un petit nombre d'intellectuels considérés comme représentatifs du mouvement…) pour se " ressourcer "…

Génération spontanée, mon cul !

La plupart des quotidiens français ont régulièrement rendu compte de ces mobilisations. On pourra déplorer de leur part une présentation quasi spontanéiste du nouveau mouvement politique italien. Comme il est d'usage aujourd'hui, référence est faite à une " société civile " un peu monstrueuse, surgie de nulle part. C'est oublier un peu vite l'irrigation de la société italienne par des forces syndicales toujours importantes, par une gauche extraparlementaire revitalisée depuis le milieu des années 1990. Et la matrice fondamentale des gauches radicales des années 1970.
On n'est certes pas en présence d'un simple calque de l'Italie en rouge et noir. Mais faire abstraction d'une part du foisonnement politique d'il y a une vingtaine d'années et d'autre part des frustrations nées du Compromis historique puis de la social-libéralisation du PCI, ne permet pas de rendre compte du mouvement actuel. Sans des formes de transmission de mémoires militantes, il est douteux que ce mouvement ait une telle force.
Il est indéniable enfin que le formes d'action imaginatives qu'il revêt sont aussi le produit de l'expérience altermondialiste. Notamment dans sa dimension d'actions directes radicalement non-violentes.

Tripartition, quadripartition ?

On pourrait proposer une lecture tri ou quadripartite des gauche italiennes. Avec un premier groupe, constitué des formations de centre-gauche, du Parti des Communistes Italiens et d'une partie des Verts, sans prise réelle sur les événements. Un second groupe, syndical, assez composite mais mené par la CGIL. Un troisième groupe autour de Refondation communiste et des secteurs extraparlementaires polarisés par l'action contre la globalisation capitaliste (les " No Global "). Voire un quatrième groupe qui relèverait de cette " société civile ".
Cette lecture devrait cependant être complétée par une combinatoire. Car le quatrième groupe, par exemple, est en partie le produit des autres.
Enfin, un cinquième larron est intervenu, par l'action armée.

Stratégie de la tension : bis repetita ?

Comme au printemps 1999, la montée en puissance d'un mouvement social et politique est marquée, atteinte, par l'assassinat d'un économiste travaillant pour le compte du gouvernement. Car les similitudes sont grandes entre l'exécution de Marco Biagi et celle de Massimo D'Antona (4). Même procédé, même arme, même type de revendication anti-impérialiste au nom des Brigades rouges pour la constitution du Parti communiste combattant (BR-PCC). 
Deux révélations ont rapidement obscurci davantage la situation : les services secrets connaissaient l'imminence de l'assassinat de Biagi depuis presque une semaine, pas l'identité des tueurs ; mais le ministère de l'Intérieur n'a pas fourni d'escorte à l'universitaire. Ce sont deux éléments propres à relancer toutes les suppositions, tous les soupçons quant à l'instrumentalisation de micro-groupes d'extrême-gauche par le pouvoir politique en place… Et l'on voit refleurir les analyses en termes de " retour de la stratégie de la tension ". Méfions-nous des " retours " purs et simples.
Ce qui en revanche, ne relève pas de la spéculation, c'est la distance extrême entre l'action des mouvements de gauche et quelques groupes comme les " BR-PCC " ou les Noyaux armés anti-impérialistes. Contrairement à la seconde moitié des années 1970, ces groupes ayant fait le choix d'une action violente illégale ne sont pas adossés à des forces sociales importantes. Leur stratégie visant à jeter le masque de l'Etat, à le contraindre à révéler son vrai visage et à activer la réponse des prolétaires va à l'encontre de l'évolution sociale et politique en Italie. Et aurait pu se révéler contre-productive.
Cependant, en marquant leur refus absolu de ce type de méthodes et leur attachement à une action non-violente, les différents secteurs en mouvement ont fait preuve de leur détermination. A ne pas céder à ce qui est généralement analysé en terme de " provocation ". Finalement, l'assassinat a probablement contribué au succès de la démonstration de force du 23 mars. Mais a en tout cas parasité son message : l'opposition à la politique gouvernementale a ainsi pu être reléguée au second plan par certains médias. Aidés en cela par l'attitude d'un Massimo D'Alema (ex président du Conseil, démocrate de gauche) appelant à " baisser d'un ton les revendications ".

Du bon usage de la haine en politique

Reste à savoir quelle sera l'attitude du gouvernement. On a vu son potentiel de férocité à Gênes. On a vu son action aux frontières de la légalité quand à l'automne il s'est attaqué à une série de groupes altermondialistes et de médias alternatifs (Indymedia…). On voit la réactivation régulière de son discours haineux (Berlusconi excellant depuis dix ans dans la stigmatisation d'une Italie livrée à des communistes mangeurs d'enfants) et sa capacité à discréditer ses adversaires en leur prêtant une rhétorique de la haine. On voit ainsi le président du Conseil appeler à " sortir de la spirale de la haine politique ", dénoncer des actes " fomentés par un langage digne d'une guerre civile ". On voit le président de la Confindustria s'étrangler en affirmant que " semer la haine plutôt que des idées conduit à ces conclusions "…
On peut en tout cas nourrir une légitime inquiétude. Se sentant menacé, le gouvernement pourrait être capable du pire. Il a montré qu'il en était capable.

Quelles stratégies à gauche ?

Pour les différentes composantes de la gauche, il s'agit à présent de compter avec le risque de leur criminalisation par le gouvernement. 
Il s'agit aussi de travailler à une articulation systématique des luttes. Car jusqu'à ce samedi 23 mars, on assisté plus à une conjonction qu'à une unité des luttes : pour la défense du Statut du Travail (et singulièrement de l'article 18), pour la défense du système scolaire public, pour la garantie de l'indépendance de la magistrature, pour la défense des conditions du séjour des résidents extra-communautaires, contre le conflit d'intérêt…
Il s'agit donc de trouver un certain nombre de revendications unifiantes pour entretenir et étendre le mouvement, mais aussi clarifier ses objectifs. La perspective est-elle d'acculer le gouvernement à la démission ? A bloquer toute initiative de sa part ? On a parfois quelque difficulté à comprendre quelle direction est privilégiée…

Blocs sociaux et politiques

Un autre enjeu essentiel pour la reconstitution d'une gauche digne de ce nom en Italie tourne autour des limites de son bloc social et politique. A ce titre, le Statut du Travail est emblématique : négocié à une époque où le modèle était la grande entreprise, il n'a pas été adapté pour répondre au poids croissant des petites et moyennes entreprises, des travailleurs indépendants. Si bien qu'une partie considérable de la population active se retrouve avec des dispositifs de protection minimums. D'où le succès des discours de droite contre les salauds de privilégiés protégés, par exemple, par l'article 18.
Jusqu'à présent, les syndicats ont montré leurs très grandes difficultés à polariser et organiser les travailleurs " atypiques ", sans même parler de ceux pris dans l'économie souterraine. Les choses semblent changer, notamment au terme des trois derniers mois d'action décentralisée. Les très nombreuses manifestations organisées ville par ville, province par province semblent avoir permis aux syndicalistes d'entrer en contact avec des travailleurs isolés.
De ce point de vue, la manifestation du 23 mars est avant tout une réussite syndicale, et singulièrement de la CGIL. 
En tout état de cause, cette question renvoie à la défaite du centre-gauche en mai 2001. Celle-ci est en partie imputable à ses divisions, à ses renoncements. Mais aussi au fait que Forza Italia a su gagner du terrain auprès des actifs travaillant dans les PME ou ayant un statut d'indépendant. 
Or, jusqu'à présent, le centre-gauche comme la gauche radicale ne semblaient pas avoir pris la mesure de ce phénomène. Peut-être s'achemine-t-on vers une inflexion dans ce domaine aussi. A condition que l'Olivier daigne enfin sortir de ses dérisoire préoccupations d'appareil et analyse sérieusement sa défaite aux législatives sans l'attribuer exclusivement au cavalier seul de Refondation communiste. Qu'il considère la victoire de la droite comme une réponse du capitalisme italien en termes de réponse aux tensions provoquées par l'insertion de l'économie dans le cadre de la construction européenne et de la globalisation capitaliste (1).

Vu de France

De tout cela, il n'était finalement guère question en France à l'heure du Salon du livre de Paris. Entre les pantalonnades de Vittorio Sgarbi - figure inoxydable des talk-shows de la RAI comme des chaînes de Mediaset - et l'analyse de la situation italienne en termes de " nouveau fascisme " par un Dario Fo peu inspiré, le prisme médiatique et culturel est toujours privilégié. 
Ces domaines ont certes leur importance, contribuent à façonner le visage politique de l'Italie. Mais l'approche mécaniste - Berlusconi possède tous les médias (5), donc les Italiens votent pour lui : regardez comme ils sont cons ces Italiens ! - est décidément courte. Quant à la thèse d'une " menace fasciste ", elle montre à quel point il est toujours tentant et rassurant de rapporter des situations complexes à un " même " déjà connu. Et qui plus est à un " même " qui incarne le Mal aussi bien que la geste fondatrice de la république italienne. Et puis c'est bon pour l'ego : si ça, c'est du fascisme, alors comme nous sommes valeureux !

Heureusement, les gauches italiennes semblent montrer leur capacité à répondre à une situation particulière, caractérisée par des éléments de " révolution conservatrice ", de destruction des solidarités et représentations populaires construites ces cinquante dernières années, de revitalisation à l'inverse des identités nationale et chrétienne, de privatisation de l'espace public et d'abrutissement médiatique. Il n'est pas évident de caractériser cet objet politique. Un populisme médiatique ? Parler de " berlusconisme " est peut-être le plus satisfaisant, faute de mieux.
 
Une chose est sûre, en ce cas : le berlusconisme n'est pas un humanisme.

Arnaud GAUTHEY

1 - Voir " Un centre-gauche botanique ", Rouge et Vert, mai 2001.
2 - Voir " Italie : Diplomatie d'entreprise ", Rouge et Vert, janvier 2001
3 - Sur la " simplification des procédures de licenciement ", la contagion est forte. On en trouve des partisans jusque dans les rangs des Démocrates de gauche…
4 - Voir " Européennes : Débat de dernière minute ", Rouge et Vert, mai 1999.
5 - Rappelons tout de même qu'en France, dans le seul domaine de l'édition, un marchand de canons et un vendeur d'eau même pas minérale, tous deux vivant des contrats publics, se partagent 60 % du marché . Oui, mais eux ne font pas de politique. Ouf.

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