LA PRESSE ALTERNATIVE
     
 
ROUGE ET VERT : LE JOURNAL DES ALTERNATIFS
Remonter ] n° 146 ] [ n° 145 ] n° 140 ] n° 136 ] n° 118 ] n° 65 ]

Édito du numéro 145 (481) - 30 novembre 2001

DE L'AMÉRICANISME, COMME DERNIÈRE FIGURE A LA MODE
DES MILIEUX BIEN-PENSANTS

 

New York dimanche 11novembre. Sur Broadway toutes les rues qui mènent au World Trade Center sont barrées. On peut seulement apercevoir quelques morceaux des ruines, dans lesquelles s'affairent en permanence les ouvriers et les engins de terrassement. Il n'y a pas d'attroupement, seulement quelques touristes qui passent, photographient les poutrelles encore fumantes qui dépassent. Il y a bien sur quelques vendeurs à la sauvette qui proposent des verroteries de solidarité, mais ils ne sont pas très nombreux. Il y a des petites affichettes chez beaucoup de commerçants, surtout s'ils sont étrangers, "Dieu bénisse l'Amérique" ou "unis, nous tiendrons", et des drapeaux américains, mais ce n'est pas un pavoisement généralisé et on est loin des images d'hystérie collective présentées parfois par les médias européens. La chauffeur de taxi qui m'amenait de l'aéroport à Manhattan disait "bien sur c'est terrible, mais ils ne vont pas nous empêcher de continuer à vivre". 
Et quand le lundi 12, on a vu au loin sur Queen's monter la fumée de l'Airbus qui venait de s'écraser, les médias ne se sont pas engagés dans la psychose de l'attentat, comme si la société américaine était finalement plus raisonnable que certains spécialistes de stratégie. 

En même temps, les médias font très attention à être politiquement correct sur la question, Hollywood toilette ses projets de films et les publicitaires épluchent les campagnes en cours ou en préparation pour éviter les images incongrues. Ce qui n'empêche pas certaines d'entre elles d'exister : juste à coté des ruines du World Trade Center, il y a sur un immeuble un gigantesque panneau publicitaire dont le texte est "enfin, sur Madison avenue, une occasion d'investir votre argent plutôt que de le dépenser". Bien entendu, le panneau est antérieur au 11 septembre. Mais notre mauvais esprit européen nous fait tout de suite penser à une allusion aux gigantesques projets immobiliers qui se préparent sur l'emplacement des ruines et pour lesquels l'empoignade a déjà commencé. Ce mauvais esprit-là n'a pas cours aux États-Unis, parce que le rapport à l'argent n'est pas le même dans cette société. Et le panneau est toujours là.

Oui, il y a des différences de société, de valeurs, de place dans le monde entre les États-Unis et l'Europe. Constater cette évidence fait ces dernières semaines l'objet de tirs groupés d'un certain nombre d'éditorialistes et de libre-tribuniciens. Il s'agirait de débusquer un "anti-américanisme", avoué ou pas, qui porterait en lui tous les germes du totalitarisme. Quant cette thèse est soutenue par les maolatres d'hier comme Claude Broyelle ou Stéphane Courtois (ne vous séparez jamais des deux volumes de Patrick Kessel "histoire du mouvement maoïste en France" aux éditions 10-18, c'est essentiel pour la mémoire…), ce n'est pas très grave. Ultra-staliniens hier, ultra-libéraux aujourd'hui, ils sont toujours les ultras d'une vérité qu'ils seraient les seuls à posséder, même si cette "vérité" a changé radicalement de contenu. Peu importe, pourvu qu'ils soient toujours en position de guides suprêmes. On a l'habitude et cela ne fait ni chaud ni froid à personne.

C'est plus gênant quand ce type de discours est tenu par des gens comme jacques Julliard (cf. Libération du 13 novembre 2001 "misère de l'antiaméricanisme") qui sont moins coutumiers de telles démarches, mais qui sonne la charge avec virulence contre "les intellectuels" accusés de "choisir systématiquement le camp des ennemis de la liberté" (sic.), voire de "proclamer la même chose que [Ben Laden] ce grand fantôme blanc aux yeux enfiévrés" (re-sic)

On ne fera pas ici un plaidoyer pour les intellectuels, tout à fait capables de se défendre tout seuls. Mais il faut souligner les points tordus de ce genre d'argumentation :

Il y a d'abord un amalgame confus : on cite Baudrillart et l'Humanité-Dimanche qu'on mêle à George Duhamel (re-re-sic) et aux fumeuses thèses antiploutocratiques.. Il est clair qu'il y a toujours eu dans l'extrême-droite un discours anti-américain, parlant des États-Unis comme de la réalisation du "complot juif international". Ce délire-là nourrit les discours de Le Pen et de quelques autres fascitoides. Nous n'avons jamais cessé de le condamner pour ce qu'il est , c'est-à-dire une des formes d'un anti-sémitisme maladif. Mais qu'est-ce que cela à à voir avec les intellectuels et avec les critiques politiques que l'on est en droit de faire de l'action des États-Unis dans le monde ? 

De même, on peut sûrement trouver des écrits simplistes qui ramènent tout ce qui se passe sur la planète à l'action des USA, comme si le sous-développement n'avait pas aussi des causes internes, comme si la violence mondiale ne venait pas aussi de l'intérieur des sociétés. Mais, là encore, qu'est-ce qui permet à Julliard de généraliser de genre d'analyse et d'anathémiser toute critique visant les États-Unis ?
Le fait de partager des valeurs avec les États-Unis n'oblige en aucun cas à devenir courtisan ou valet. Ce serait même le plus mauvais service à rendre à ceux dont on se prétend les amis que d'accepter d'être ainsi serviles : qui pourrait sérieusement ignorer la part décisive que les États-Unis ont pris à la lutte (la guerre) et la victoire contre le nazisme ? personne; en tout cas pas nous. Mais dans le même temps, Roosevelt pensait pouvoir placer la France libérée sous tutelle d'une administration américaine. était-ce de "l'antiaméricanisme préparant les nouvelles tyrannies" (re-re-resic) , que de considérer (et de le dire) que ceci ne justifiait pas cela ?

Enfin, il y a une énorme tromperie sur la marchandise et une manipulation sémantique dans ce "concept" d'antiaméricanisme", que n'utilisent pas ceux qui critiquent la politique des États-Unis. D'abord bien sûr, parce que les États-Unis d'Amérique ne sont pas toute l'Amérique. Ensuite parce que la critique de la politique des USA ne s'assimile pas à une hostilité au peuple américain. Mais Julliard se refuse bien sûr à utiliser le concept approprié qui est celui d'anti-impérialisme. parce qu'alors il serait bien obligé de reconnaître qu'il y a un empire et que cet empire est discutable.

Si Julliard et d'autres acceptent d'abdiquer tout droit à la critique et de n'être plus que des "américanistes", nous continuerons de notre coté à mener la réflexion et l'action anti-impérialiste, parce qu'une hégémonie sans contre-pouvoir reste , qu'ils le veuillent ou pas, un facteur essentiel de déséquilibre mondial.

Jean-paul HÉBERT

haut