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ROUGE ET VERT : LE JOURNAL DES ALTERNATIFS
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Article du numéro 182 (517)

SANS TERRE

 

Le Mouvement des travailleurs sans terre (MST) est sans doute l'un des plus important phénomène politique brésilien. Découvert en France grâce aux photographies de Sebastião Salgado, c'est hélas à cause des assassinats répétés de ses membres dans le Nord-Est brésilien que l'on évoque en général ce mouvement. Il mérite pourtant plus d'attention tant par son ampleur et ses revendications, que par ses pratiques. Il s'agit sans doute, avec la CUT et le MNLM, de la principale composante du mouvement social brésilien. Il nous paraissait important de rencontrer un de ses responsables pour comprendre la stratégie du MST après l'arrivée de Lula au pouvoir. C'est chose faite avec Vilson Santin, membre de la direction nationale du Mouvement des Sans Terre et d’une coopérative agro-pastorale à Santa Catarina.


 

Colloghan


R&V : Pouvez-vous nous rappeler d'où vient le Mouvement des Sans Terre (MST) ?

Vilson Santin : Le MST s'inscrit dans la longue histoire des luttes pour la terre au Brésil, commencées avant même la fin de la colonisation : les résistances indigènes et les luttes des populations noires. Le MST est le fruit de cet apprentissage.

A la fin des années 70, et après 20 ans d'une dictature militaire de plus en plus fragilisée, naît un grand mouvement de contestation. D'abord ouvrier, à Sao Paulo - c'est de ces luttes que sont issus Lula et la CUT - ce mouvement se développe ensuite sur le terrain des réformes agraires à partir de 79 avec des mouvements spontanés de paysans pauvres et d'indigènes.

Depuis 75, avec la Commission pastorale de la terre, fondée par les secteurs de la pastorale de l'Église catholique les plus influencés par la théologie de la Libération, un mouvement propre aux Sans-terres commence à se constituer.

En 84, une rencontre nationale permet la création du MST. En Janvier, nous définissons, lors de notre premier congrès, notre stratégie (l'occupation des latifundia1 comme moyen de pression pour obtenir une réforme agraire) et notre orientation politique : un mouvement de masse, organisé à la base et autonome du gouvernement, des partis, syndicats et Églises. Ce fut le fruit de discussions difficiles. L'Église catholique, par exemple, souhaitait nous voir continuer à participer à la commission pastorale de la terre. Pour d'autres, cette lutte devait s'inclure dans un projet syndical rural plus large.

Nous avons créé ce mouvement de base, axé sur les luttes concrètes et les conquêtes pour les sans terre : la terre, l'éducation, la santé… La lutte s'est développée sur des objectifs clairs :
- Organiser les sans terre dans leur lutte pour la terre
- - Lutter pour une réforme agraire qui changerait le modèle d'agriculture
- Participer au changement de la société brésilienne, la "lutte pour la construction populaire du Brésil".

Nos victoires ont permis le développement du mouvement. 350 000 familles ont conquis leur terre, mais pas seulement la terre : elles ont retrouvé leur dignité.

Tous les aspects de la vie comptent : l'économique, le social, le politique, le culturel, la communication, l'environnement, les droits humains, l'éducation, la santé. Nous travaillons sur tous ces domaines. Pour chaque sujet, nous avons des collectifs qui se spécialisent. C'est une autre dimension du mouvement. Nous avons à peu près 100 000 familles dans nos campements sur 24 États.

Certaines familles campent depuis 4 ou 5 ans dans les latifundias. On s'est toujours préoccupé de leur formation politique, idéologique et personnelle, et de la formation de nos cadres pour garantir la continuité de notre lutte après la conquête de la terre.

R&V : comment fonctionne vos campements?

VS : Tout est axé sur l'idée que sans coopération, il n'y a pas de solution. C'est à la fois un principe et une préoccupation constante depuis la fondation de notre mouvement. Les formes de coopération sont décidées à la base. Nous n'avons pas de recette toute faite. Nous avons créé une structure interne (le "secteur de production, coopération et moyens environnementaux") qui travaille sur les modes d'élaboration, le suivi des expériences et les formes de coopération.

Les formes de coopération sont très variables. Ainsi, dans les "coopératives de production agropastorales", la terre n'est pas divisée individuellement. Le travail est divisé entre tâches (production) et un secteur social (travail d'assistances techniques). Les cellules de base sont les familles. Regroupées, elles désignent des responsables par secteur et, en assemblée générale, une " direction collective".

Dans les "coopératives de prestation de service", les terrains sont divisés. La coopération se fait au niveau des achats et des ventes. Dans mon État, Santa Catarina, nous avons créé notre coopérative qui regroupe 1000 petits agriculteurs et une marque déposée, "produit de la réforme agraire" ou "Terra Viva" (terre vivante). C'est un label contrôlé par le ministère de l'agriculture. Sous ce label, nous assurons à la fois les tâches de production et de commercialisation. En l'occurrence, il s'agit de lait. Nous produisons plus de 3 millions de litres par mois.

Il y a aussi plusieurs expériences de coopératives d'agro-écologie. Au Rio Grande do Sul, nous produisons des semences écologiques qui sont destinées avant tout aux paysans du MST, mais elles sont vendues plus largement dans tout le Brésil.

R&V : Y a-t-il des règles de base communes à tous les campements du MST ?

VS : Nous avons engagé une grande concertation interne qui a permis, en 2000, de rendre plus homogène le fonctionnement de nos campements. Il y a maintenant dans chaque secteur, chaque État et chaque campement des groupes de réflexion qui travaillent à l'amélioration des règlements internes. La question de l'organisation est centrale au MST. Dans notre mode de fonctionnement, les choses ne peuvent pas venir d'en haut. Ça ne marche pas. Tout est centré sur l'organisation à la base. C'est elle qui mène les luttes, qui revendique, qui a des espoirs et des besoins. Ce sera le sujet de notre prochaine réunion fédérale.

R&V : Nous avons pu voir l'année dernière, dans un campement dressé par le MST, un fonctionnement paritaire. Est-ce une exception ou trouve-t-on cela dans tous les campements?

VS : C'est effectivement une règle générale mais aussi un mode d'organisation politique.

R&V : Même à la direction du mouvement?

VS : Cela a fait débat. Finalement, nous avons renoncé à la règle des 50 %, pour privilégier les capacités personnelles et l'expérience. Dans les directions par États, il y a plus de femmes ou plus d'homme. Nous essayons d'équilibrer au maximum mais ce n'est pas une question simple. Et ce n'est pas en posant un règlement que nous arriverons à régler ce problème. Nous devons faire un énorme travail sur l'éducation et la conscientisation politique pour que les femmes participent pleinement à toutes les activités politiques. Je peux affirmer que l'on a déjà beaucoup avancé. Nous avons le même problème avec les jeunes. Là aussi, nous avons entamé un gros travail.

R&V : Y a t il des structures financières internes au MST ?

VS : Il y a les coopératives de crédit dans plusieurs États. Le gouvernement de Lula a annoncé qu'il soutiendrait ces coopératives.

Je voudrais revenir sur la question du secteur de l'éducation. C'est particulièrement important pour mon mouvement. Nous avons développé un gros travail sur la "pédagogie de la terre", une pédagogie propre centrée sur nos réalités.

Dans chaque État, nous avons nos propres écoles de formation technique, professionnelle et nos centres culturels. Il y a aussi un cours supérieur de formation des pédagogues dans plusieurs états et un niveau supérieur qu'on appel cours de pédagogie de la terre.

Enfin, nous avons un institut supérieur au Rio Grande do Sul, qui forme au niveau moyen (le secondaire2) et des magistères de technique d'administration de coopératives, de technique de santé et de communication.

Dans le programme de réforme agraire qui sera présenté à Lula, nous soulignons l'importance de la question de l'éducation, des centres culturels et de l'élévation du niveau culturel.

R&V : Avez-vous créé des structures sur la santé ?

VS : Nous travaillons surtout sur les questions de prévention des maladies et de l'hygiène. Dans chaque campement, il y a une équipe qui s'occupe de cet aspect Il y a aussi au niveau national, une structure qui s'occupe des problèmes de santé. Nous n'avons pas la possibilité pour l'instant d'ouvrir des centres de santé mais nous avons beaucoup de personnels de santé qui aident le mouvement volontairement. Nous avons aussi trente militants qui suivent des études de médecine à Cuba.

L'articulation entre notre mouvement et le reste de la société nous paraît fondamental. La lutte pour la terre est un enjeu pour toute la société dans sa conquête de la dignité humaine. Voilà pourquoi on a élargi notre travail au reste de la société brésilienne : avec les urbains, les universités, avec la jeunesse et avec d'autres mouvements. Cette ouverture a été essentielle pour éviter que la répression ne nous liquide, spécialement dans les dernières années avec le gouvernement de Fernando Enrique Cardoso. On a traversé une période très dure durant laquelle plusieurs modes de répression se sont combinés contre nous.

C'est important de noter que cette répression a aidé à fortifier le MST. Nous en avons tiré beaucoup de leçons.

Avec l'élection de Lula, les perspectives d'une réforme agraire sont bien meilleures. Nous avons réaffirmé notre autonomie, mais nous considérons aussi le gouvernement Lula comme un allié. Nous allons continuer les occupations massives pour faire pression sur le gouvernement et l'aider à avancer dans ses réformes.

R&V : Le gouvernement a-t-il donné un calendrier pour ces réformes ?

VS : Nous avons établi un calendrier. C'est en deux temps : il y a d'abord les mesures d'urgence pour la première année, à savoir s'occuper des 100 000 familles en campement . Le gouvernement s'est engagé à résoudre ce problème. C'est un signe positif.

Il y a un autre signe positif : la nouvelle ministre de la Réforme agraire et le nouveau président de l'INCRA (institut National de Colonisation et de Réforme Agraire) ont des liens forts avec notre mouvement.

Nous ne nous arrêtons pas là : nous élaborons, à la base, un projet de nouvelles réformes agraires. Fin juin, nous présenterons à Lula un projet complet.

R&V : Le MST est l'un des membres important de Via Campesina. Quelles sont vos attentes et votre démarche au sein de Via Campesina?

VS : Il y a plusieurs chantiers : la lutte pour l'indépendance alimentaire des peuples, la lutte pour un nouveau modèle d'agriculture, contre les transgéniques et la question de l'écologie.

Ce sont des batailles très importantes pour la construction d'un autre modèle d'agriculture. Je peux aussi parler des luttes contre la puissance des multinationales ou pour que l'agriculture ne soit plus abordée par l'OMC. Ce sujet ne peut pas être limité à des questions de commerce. Et puis aussi la reforme agraire, la lutte pour la terre, pour les ressources naturelles, la question de l'eau, la lutte pour sa non-privatisation, et dans le cas de notre continent la lutte contre l'ALCA (ALENA élargi).

Plus généralement, nous travaillons au développement de la solidarité entre paysans du monde, les indigènes, contre les violences. L'assemblée mondiale de Via campesina a été créée pour approfondir ces thèmes et définir des actions communes.

R&V : Vous avez le soutien d'ONG étrangères ?

VS : De plusieurs et de plusieurs façons ! Nous avons des comités de soutien dans plusieurs pays : à Rome, en France, à Bruxelles ou aux USA. Et ailleurs. ce sont des échanges internationaux, constructifs pour tous.

R&V : Les intérêts des paysans des pays pauvres et ceux des pays riches sont-ils convergents ?

VS : Oui, sur beaucoup de points : le problème des OGM, des multinationales, de la disparition des petits agriculteurs, de l'indépendance alimentaire, sur les questions environnementales, le respect des diversités culturelles… Ces convergences sont de plus en plus visibles.

Les échanges d'expériences et les visites de paysans européens, ici ou chez eux, ont renforcé les liens. C'est un devoir pour nous tous de développer des expériences comme ici partout dans le monde.

1. Les Latifundia sont des exploitations agricoles géantes, rarement expoitées à 100 %.
2. 2. Au Brésil le parcours scolaire est divisé entre "fondamental", "secondaire" et "supérieur".

Propos recueillis par M. COLLOGHAN

1.Au niveau de l'état, les habitants élisent une assemblée mais aussi le gouverneur qui est le chef de l'exécutif.
2. Ex-maire de Porto Alegre et ex-gouverneur de l'état du Rio Grande do Sul. Aujourd'hui ministre.
3. Principale centrale syndicale brésilienne
4. La place centrale de Porto Alegre

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